Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence (4/4)

vendredi 23 mars 2018
par  LieuxCommuns

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2- L’instauration d’une société oligarchique

La mise en place éventuelle d’un ersatz de Rente Universelle dépend d’une multitude de facteurs, dont le rythme de ralentissement de la croissance mondiale, qui est inéluctable et corrélé à l’accès aux ressources énergétiques carbonées. Si ces perspectives ne s’avèrent pas trop proches, il est probable qu’un tel projet voie prochainement le jour en terres occidentales.

C’est l’évidence qu’en l’absence de réel rapport de force, toutes les dimensions « progressistes » du projet seront rognées, dès le départ ou au fil des « rééquilibrages », à l’image du dispositif de « Revenu Universel d’Existence » de M. Benoît Hamon, successivement raboté au cours de l’ahurissante campagne électorale 2016-2017. Tout porte à croire que la Rente Universelle idéale-charitable de « Gauche » tendrait alors à ressembler furieusement à sa version « libérale » [1], et le rêve d’un Welfare State à basculer dans celui du Workfare. Les conséquences ont été abondamment décrites ailleurs : liquidation des organes de cogestion syndicale des protections sociales, remplacement de toutes les prestations sociales par un versement réduit au minimum, explosions de toutes les politiques publiques sanitaires et éducatives, effondrement des salaires, formation d’une masse de travailleurs disponibles, flexibles et mobiles compatibles avec une société fluidifiée, « ubérisée ». Les revendications populaires, alors exclusivement adressées à l’État, deviendraient prioritairement axées sur le « montant » des versements, achevant le processus bien entamé d’oligarchisation, c’est-à-dire la polarisation de la société vers un sommet oligarchique, les couches sociales ne se différenciant plus par leurs projets de société mais uniquement par leur différence de revenus d’avec la couche immédiatement supérieure [2]. Les inégalités ne seraient donc bien entendu en rien résorbées, même si les grandes fortunes philanthropiques étaient mises à contribution, [3] puisque aucun des mécanismes inégalitaires n’est enrayé par le versement de la Rente Universelle – transmuée au passage en Obole Généralisée. Cette situation pourrait finalement amener une évolution « à la qatari » [4] : un clivage extrêmement profond entre les nationaux et les travailleurs étrangers, les premiers occupant les emplois bien payés et créatifs conjugués à une allocation permettant la formation, l’éducation, l’oisiveté, tandis que les seconds assureraient les travaux délaissés et pénibles, sans droits sociaux ni sécurité d’aucune sorte. Cela a déjà été maintes fois craint, décrit, entrevu, notamment par la science-fiction.

Mais les conditions de sa réalisation reposent sur des postulats improbables ou qui n’ont déjà plus cours, puisque seraient requis d’abord une réaction conséquente de la population trouvant les moyens d’en augmenter sensiblement le montant (puisque tel s’annonce alors le casus belli), ensuite un sursaut nationaliste, et enfin le maintien de ressources économiques/énergétiques conséquentes.

En effet, l’Occident, débarrassé des mouvements populaires pour la liberté et l’égalité au profit de revendications infinies de droits et d’argent [5], finirait par perdre ses singularités qui en sont toutes, d’une manière ou d’une autre, issues car découlant d’une créativité sociale-historique exceptionnelle : la fin de la modernité signerait la fin des idéaux d’égalité et de liberté, mais également l’essoufflement puis l’arrêt de l’innovation techno-économique, et la dissolution de la Nation comme échelle géopolitique où les peuples ont pu prendre en main leur destin. Ces dynamiques sont déjà largement entamées et semblent annoncer la fin d’une histoire marquée par la création permanente, et consécutivement la réapparition de grands mécanismes historiques oubliés. C’est cette situation qu’il s’agirait de penser, en abandonnant les habitudes mentales, les références historiques et les cadres de réflexions politiques qui sont les nôtres depuis deux ou trois siècles.

3- L’hypothèse impériale

Il est une forme qui a dominé le monde pendant plus de deux millénaires : l’empire. La notion a été galvaudée à travers le progressisme qui n’en a vu qu’une étape d’un long mûrissement vers notre présent, au point que ce n’est que chez un penseur arabe médiéval, Ibn Khaldûn (1332-1406), que l’on peut en comprendre la cohérence et la dynamique originale.

Ses analyses ont été retracées et brillamment mises en perspective par un auteur contemporain, Gabriel Martinez-Gros, qui a (re)constitué, à nos yeux, rien de moins qu’une grille de lecture historique non moderne [6]. C’est la seule, à notre connaissance, à tenter de considérer sérieusement l’effacement de la modernité et le retour de nos sociétés à des formes oubliées mais profondément ancrées dans l’histoire humaine. Elle peut se résumer à grands traits.

Un sommet de l’État crée la richesse par le réinvestissement de l’argent collecté par l’impôt auprès des populations productrices sédentaires, désunies et désarmées, qui sont en échange protégées contre des marges intérieures ou extérieures violentes et pillardes. Ces dernières, soudées, organisées, mobiles et aimantées par l’opulence du centre finissent par l’intégrer en occupant les fonctions des corps armés (mercenaires, armées mais aussi polices, milices, collecteurs des impôts...) pour constituer, à terme, la nouvelle tête de l’empire. Celui-ci est ainsi refondé par une nouvelle couche dominante qui monopolise à son tour la violence contre rétribution, jusqu’à ce que son mode de vie lui fasse perdre à elle aussi sa capacité combative, sa force d’extorsion et la loyauté de ses sujets face au surgissement d’autres marges menaçantes.

Cette logique impériale, dynamique, cyclique, nous semble étrange. Mais elle paraît avoir dominé les grands ensembles civilisationnels de l’histoire humaine, n’ayant été interrompue que par le surgissement d’une modernité occidentale qui a institué la production de richesse par l’initiative privée, l’armement démocratique des populations, le cadre national.

Ce sont précisément ces caractéristiques singulières qui s’effacent devant nos yeux et devraient nous rendre plus sensibles au retour des mécanismes décrits par Ibn Khaldûn. Ainsi, l’éclatement des nations à l’échelle mondiale par l’effacement de fait des frontières, sous l’effet du marché mondialisé, d’affrontements armés, du banditisme ou de migrations massives, provoque un immense exode vers les centres productifs, les alimentant en main-d’œuvre permanente et disponible mais aussi en marges mobiles, déracinées et capables de déchaînements inouïs de violence. De même, la fin de l’inventivité scientifico-technique fonctionnelle amène l’État à jouer un rôle de plus en plus grand dans les transferts financiers, notamment par une augmentation continue des prélèvements obligatoires, et l’économie repose de plus en plus sur des mécanismes de rente, tandis que les inégalités croissent continûment [7]. Du côté des populations occidentales, leur fragmentation n’est plus à démontrer, et le multiculturalisme forcené qu’imposent les oligarchies médiatico-politiques [8] achève de rendre impossible toute identité populaire, donc toute mobilisation d’ampleur qui viserait autre chose que l’augmentation du niveau de vie à tout prix : le ressentiment, la colère ou même la révolte ne s’éteignent pas et même s’exaspèrent, mais canalisent l’insatisfaction chronique d’un communisme de consommateur. Ici encore, les propos d’un Martov résonnent étonnamment : « Dès les premiers jours de la marée montante du bolchevisme, les marxistes ont signalé que le ’communisme du consommateur’ fournissait le seul intérêt commun capable de créer un lien entre des éléments sociaux disparates et souvent déclassés, c’est-à-dire : arrachés à leur véritable milieu social.  » [9] C’est sur cette anomie que s’est constituée l’URSS, ce quasi-empire soviétique [10].

L’hypothèse sur laquelle ce texte s’achève est que la mise en place d’une Rente Universelle, une fois passée au tamis de l’intérêt oligar­chique, pourrait fort bien accompagner la métamorphose éventuelle de nos sociétés vers une logique d’empire [11]. C’est principalement l’universalité du revenu qui serait mise à mal : géré arbitrairement et exclusivement par un État Grand Redistributeur, son montant pourrait facilement devenir variable selon les situations de chacun, mais aussi selon l’appartenance à une corporation favorisée, l’affiliation à un lobby influent, le ralliement à une communauté puissante, bref l’inscription dans de nouveaux « corps intermédiaires » capables de blocages, de chantages, de nuisances. Une fois étendu à toute personne liée au territoire français ou européen d’une quelconque manière, ce revenu serait capable d’attirer ou de susciter des marges violentes et de les mettre en concurrence. Ce seraient, par exemple, les marges intérieures dans une France périphérique, périurbaine et rurale, désocialisées, désertifiées et reléguées hors des grandes métropoles, telles que les décrit Christophe Guilluy [12]. Mais surtout les marges extérieures chez les populations migrantes en provenance du Maghreb, de Turquie, d’Asie ou d’Europe de l’Est, cantonnées dans les proches banlieues des villes productives et prises dans un ample processus mondial de sécession culturelle [13]. Ces couches sociales sous perfusion et sans perspectives politiques, essentiellement aimantées par l’Eldorado consumériste, et provenant souvent de régions historiquement rentières et impériales [14], entretiennent déjà tout un secteur économique informel, du simple réseau de solidarité villageois ou intercontinental aux organisations plus ou moins maffieuses. Pour celles-ci, un revenu d’existence ne serait en rien une obole octroyée dans un souci charitable par les puissants auxquels on se doit d’être redevables, mais plutôt un qu’une société apeurée et culpabilisée de son opulence concède face aux multiples menaces de prédations et de pillages. Il n’est pas difficile d’en voir les prodromes dans la fameuse « aide au développement » qui se perd dans les réseaux de corruption, entretenant une oligarchie compradore, ou, plus près de nous, les milliards brassés par les innombrables « politiques de la ville », « plans banlieues », zones franches et autres subventions achetant une paix sociale continûment et âprement négociée.

En reprenant l’analyse d’Ibn Khaldûn, c’est évidemment aux islamistes que pense essentiellement Gabriel Martinez-Gros, en bon islamologue, du moins comme premiers candidats aux rôles de marges menaçantes [15]. Il est fort difficile de le contredire au vu du crescendo que le totalitarisme musulman impose aux quatre coins du monde [16], mais surtout face à la mansuétude qu’une telle idéologie suscite chez ceux-là mêmes, de « Gauche », qui semblent avoir pour fonction de masquer les pires atrocités derrière les meilleures intentions du monde [17].

André Gorz, si souvent cité pour défendre le projet d’un revenu d’existence alors même que sa trajectoire intellectuelle sinueuse devrait interpeller chacun [18], prophétisait que «  la sortie du capitalisme a déjà commencé  ». Mais la question est maintenant de savoir à laquelle nous travaillons.

***

Parti de l’utopie séduisante d’une Rente Universelle, ce texte se clôt par des évocations sinistres et des perspectives peu reluisantes. C’est que, amnésie contemporaine mise à part, telle est la leçon à tirer de ce XXe siècle qui ne veut pas finir. Le revenu d’existence, plus que n’importe quelle autre idée, possède cette ambivalence dont la « Gauche » a le secret, sans nécessiter aucun appareil, ses partisans étant devenus experts en autogestion de la mystification. Sa mise en avant depuis l’entrée officielle en crise des sociétés occidentales dans les années 70, soit au moment historique précis où toutes les coordon­nées sociales et politiques, mais aussi écologiques, culturelles et anthropologiques changent, a de quoi provoquer l’inquiétude. La transformation du monde à la quelle nous assistons, à laquelle nous participons contre notre gré pour beaucoup, mériterait attention. Ce souci du monde, cet ennemi mortel pour les idéologies, pourrait être l’amorce d’un réveil des populations refusant que l’histoire s’écrive sans elles, alors même qu’elles en ont occupé le centre, nous léguant un héritage plus précieux que n’importe quel autre. Ce retrait n’est peut-être pas sans retour et travailler en ce sens devrait orienter toutes les bonnes volontés politiques vers un effort de lucidité.

Celui-ci concerne en premier lieu nos désirs. Rêver d’une Rente Universelle, c’est avoir intériorisé les idéologies qui nous ont amenés là où nous sommes aujourd’hui et reconduire les mythes anthropologiques d’un paradis terrestre, déniant la réalité du monde et, au fond, la dimension tragique de nos existences. Rompre avec ce qu’il faut bien appeler des postures infantiles exigerait de renoncer, autant que faire se peut, au fantasme de puissance qui s’exprime aujourd’hui dans l’accumulation de biens, d’argent et de pouvoir : c’est en ce sens que la vieille revendication ouvrière d’égalité des revenus pourrait être réactualisée. Elle seule semble pouvoir faire pièce autant à l’austérité qu’imposera inévitablement l’oligarchie et la dévastation écologique qu’au maintien de la société de consommation qui reste l’horizon non négociable des mouvements sociaux. Mais pour ne pas être le vecteur d’une énième et accablante bouffonnerie politique, l’égalité des revenus est indissociable de l’instauration d’une redéfinition collective et permanente des besoins et de l’institution d’une démocratie directe. À l’exact opposé de celle qui taraude les partisans de la Rente Universelle, la question qui se pose alors est bien moins la façon d’y arriver que de savoir s’il existe des consciences pour lesquelles ces perspectives expriment un authentique désir.

Lieux Communs
Mai-juin 2017


[1… ce qui ne serait, pour beaucoup, qu’un simple retour aux sources. Cf. « Histoire et genèse d’une idée néolibérale », op. cit.

[2Cf. « Entrée en période troublée » dans Le mouvement grec pour la démocratie directe..., op. cit, ainsi que son complément « (In)Actualité de la démocratie directe ».

[3Cf. « Le revenu universel ou la drôle d’alliance entre les soviets et les ultralibéraux » de Franck Dedieu, Figarovox, 18.01.17

[4Selon l’expression de François Hien dans « Benoît Hamon, un monde qatari d’avance ? », Causeur.fr, 27.01.2017

[5Cf. La démocratie contre elle-même, op. cit.

[6Cf. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil, 2014. L’auteur, universitaire, a réglementairement bénéficié d’une couverture médiatique a minima, mais sans que personne n’en discute les thèses – c’est dire le trouble dont elles sont porteuses.

[7C’est par exemple ce qui ressort accessoirement de la somme de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil 2013.

[8L’idéologie qui les anime sur cette question précise est abordée par Walter Benn Michaels dans La diversité contre l’égalité, Raisons d’Agir, 2009.

[9Julius Martov, op. cit.

[10Pour une esquisse de lien entre totalitarisme et impérialisme khaldûnien, voir « Islamisme, totalitarisme, impérialisme » dans Islamismes, islamophobie, islamogauchisme. L’islam à l’offensive. Seconde partie : De la guerre à la domination, brochure Lieux Communs n° 21bis, août 2016.

[11Métamorphose longuement argumentée dans « L’hypothèse impériale », texte à venir.

[12Voir Fractures françaises, Flammarion 2013 [2010] et La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion 2014.

[13Voir Michèle Tribalat, Assimilation. La fin du modèle français, éditions du Toucan, 2013.

[14On lira à propos de l’extrême difficulté des pays arabo-musulmans depuis leurs indépendances à s’extraire des schémas hérités l’excellent livre de Hamadi Redissi, L’exception islamique (Seuil, 2004). Les difficultés pour les sociétés occidentales à intégrer ces spécificités culturelles et anthropologiques sont excellemment analysées par Hugues Lagrange dans Le déni des cultures, Seuil, 2010.

[15Cf. Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la paix, Puf, 2016.

[16Voir par exemple Hamed Abdel-Samad, Le fascisme islamique. Une analyse, Grasset, 2017.

[17Sur cette complaisance, on lira Waleed Al-Husseini ; Une trahison française. Les collaborationnistes de l’islam radical dévoilés, Ring, 2017, et surtout l’analyse pénétrante de Daniel Sibony dans Islam, phobie, culpabilité (Odile Jacob, 2014) qui met à jour la notion très opérante de culpabilité narcissique qui semble former la clef de voûte de l’idéologie impériale esquissée par Gabriel Martinez-Gros.

[18Voir « Adieux à l’État social : André Gorz et l’allocation universelle » (dans Contre l’allocation universelle..., op. cit.). On remarquera que sa défense du stalinisme sartrien (notamment dans sa polémique avec Castoriadis) est concomitante de son soutien, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, aux réformes de Valéry Giscard d’Estaing...


Commentaires

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Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence (4/4)
lundi 5 juillet 2021 à 21h18 - par  Feufollet

Puisque vous remettez le sujet à l’ordre du jour Je m’en sert pour élaborer ma vision Donc, il est devenu évident dans notre société automatisée Que les machines remplacent la main-d’œuvre manufacturière Dès lors, que faire de toutes ces mains inoccupées Le bon sens me semblerait résider dans la décroissance démographique Mais en attendant que faire ? Que faire avec des gens qui n’ont rien appris à faire A qui on n’a rien appris à faire Et qui ne sont pas motivés à faire quoique ce soit Sinon leur donner un minimum vital pour manger des chips Devant leurs écrans Les autres, ceux qui sont encore doués(es) de motivation et d’actions Resterons aptes à participer aux besoins vitaux de notre subsistance Payons donc les inadaptés à ne rien faire (aides sociales) Payons des mesures de réinsertions pour ces gens Et défendons des salaires décents pour les actifs

Site web : Fred Liechti
Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence (4/4)
samedi 24 mars 2018 à 06h44

Moi qui suis plutôt un partisan du revenu inconditionnel (mais attention, sous certaines conditions seulement, que je vais préciser, et, en ajoutant que je ne prétends pas avoir de certitudes définitives sur le sujet), j’avoue ne pas vraiment me reconnaître dans ce que vous en analysé et critiqué. Vous commencez, au début de la première partie, par distinguer les multiples versions de cette idée : fort bien. C’est en effet le b.a-ba pour prétendre traiter de la question avec le minimum de sérieux. Quand je vois des gens qui se revendiquent de l’extrême gauche, comme Lepage et d’autres, critiquer à tort et à travers cette idée, sans être capable de faire ces distinctions de base, je me dis qu’il y a de quoi se cogner la tête contre les murs. De façon très schématique, je les rangerais en deux catégories : les multiples déclinaisons de la version libérale, qui ont toutes pour objet d’accentuer encore d’avantage le mouvement de marchandisation. Et les versions émancipatrices qui doivent, au contraire, permettre de desserrer l’étau du marché sur la vie des gens. Inutile de préciser que je me situe dans cette dernière perspective. Sauf que par la suite, vous semblez ne plus trop tenir en compte de ces distinctions, ce qui fait que j’ai l’impression que votre critique porte, en fait, essentiellement sur la version libérale, en laissant au second plan, les potentialités émancipatrices que pourrait avoir une telle mesure. Ce que je commencerai par mettre en avant pour m’en faire l’avocat, c’est le fait qu’elle n’a rien de bien nouveau. Je dirais même que c’est la règle dans l’histoire des sociétés humaines, en ce sens qu’elles ont, en règle générale, garanti à leurs membres, une forme ou une autre de protection sociale qui fait que les moyens de subsistance de chacun étaient déconnectés de l’activité productrice. La grande différence, cependant, c’est que la chose n’était pas monétarisée, à ma connaissance. Cela m’amène à la question décisive de la monnaie. Sur ce point, je partage pleinement les analyses de Jean Zin qui montre bien que le revenu garanti n’a absolument rien d’alternatif s’il n’est pas couplé avec le développement de monnaies locales. Déconnecter les moyens de subsistance du travail, cela n’a bien sûr rien à voir avec le thème d’une prétendue « fin du travail » au nom de laquelle certains prétendent justifier le revenu inconditionnel. Cela doit permettre, bien au contraire, de libérer des impulsions à travailler qui ne soient plus liées aux pauvres motivations économiques du gain ou de la peur de la faim. Pris ainsi, il pourrait s’agir d’un remède qui contribue à nous désensorceler de la toute puissance que l’argent exerce sur nous. Ces impulsions à libérer de la contrainte monétaire, m’amènent au point suivant, sur lequel, là aussi, vous passez beaucoup trop vite, en réduisant la chose à une note de bas de page. C’est le thème du don. Ce que je soutiens, c’est que le revenu inconditionnel, là aussi, n’a rien d’alternatif, si on ne l’envisage pas dans dans une logique de don et non de dû. Ici, je m’inscris pleinement dans le prolongement du revenu de citoyenneté tel que peuvent le soutenir des chercheurs du MAUSS comme Caillé. Les impulsions à libérer relève bien de l’ordre du don, et précisément, celui de type réciprocitaire. C’est au moins un des points, où je pense qu’on peut articuler le revenu inconditionnel avec la pensée de quelqu’un comme Castoriadis. Comme il l’a bien montré, ce que le capitalisme épuise, ce ne sont pas seulement les ressources naturelles, mais aussi, des gisements anthropologiques nécessaires à la reproduction de n’importe quelle société. Sans forcer l’interprétation, on peut comprendre ces gisements comme étant ceux du don. C’est ce dont j’ai traité sur mon blog sous la forme de la question du renouvellement des gisements du don. Si le revenu inconditionnel ne permettait pas de réenclencher, sur une grande échelle, ces cycles de don, suivant le schème ternaire du donner-recevoir-rendre, alors, pour moi, il mériterait clairement d’être abandonné. Envisagé dans cette perspective, il doit alors aussi contribuer à retisser des liens sociaux. C’est pourquoi, je ne me reconnais pas du tout dans la critique qui consiste à dénoncer l’anomie dont cette mesure serait à la fois un symptôme et une cause de plus la renforçant. Ce qui m’amène aux points suivants. D’abord, il n’y a aucune garantie qu’une telle mesure puisse marcher ainsi que je l’ai entendu. Par définition, le don, sous-entend un pari risqué sans aucune garantie de retour. Et, à mon avis, une des difficultés possibles que pourrait rencontrer cette mesure, c’est de se situer dans le contexte de sociétés dont le lien social a déjà été considérablement défait. Je vous renvoie à une expérience significative, de ce point de vue, qui a été lancée en 2011, dans une région pauvre de l’Inde, dans le village de Panthbadodyia. L’étude qui en a été fait montre d’incontestables effets positifs, mais y est ajoutée qu’une condition essentielle de cette réussite, c’est « l’importance de l’existence d’un tissu social actif... » (N. J. d’Othée, Le revenu de base. Universellement applicable ?) C’est pourquoi, il faut absolument envisager de coupler le revenu inconditionnel avec d’autres institutions incitant à resocialiser les comportements. Zin parle de coopératives en ce sens. Je trouve insuffisant cet aspect de sa réflexion, car elle restreint beaucoup trop de le champ de l’imagination créatrice en matière sociale. Je préfère parler, très généralement, d’institutions des communs qui aujourd’hui émergent dans les multiples dimensions de la vie sociale et qu’il faut absolument chercher à développer sous une forme ou une autre. Pour résumer, le revenu inconditionnel serait une mesure évidemment absurde sans la situer à l’intérieur d’un projet de société bien plus vaste. De mon point de vue, il y a une triade qui forme un tout dont on ne peut dissocier aucun des éléments : revenu inconditionnel-monnaies locales-institutions des communs. Reste que je préfère ne pas me faire trop d’illusions : la version que je défends, ou une autre de ses variantes possibles, reste certainement bien trop marginale pour arriver à émerger sérieusement aujourd’hui dans le débat politique. Là où je vous rejoins, donc, c’est qu’effectivement, si on devait se voir imposer une de ses versions libérales, il y aurait tout lieu de s’y opposer catégoriquement.

lundi 2 avril 2018 à 12h28 - par  LieuxCommuns

Bonjour,

Ce n’est pas simple de vous répondre parce que nous distinguons mal où se situeraient précisément vos désaccords avec les arguments avancés dans le texte en question.
Abordons les choses dans l’ordre.

1 — Vous ne comprenez pas pourquoi nous ne distinguons pas fondamentalement les versions « libérales » du revenu d’existence de leurs versions « émancipatrices ». C’est justement l’objet de toute une partie du texte, qui cite notamment l’anomie, sur lequel vous vous questionnez. Vouloir allouer un revenu inconditionnel à chacun part du principe que les activités libres de chacun auront une utilité commune, une complémentarité assurée et une continuité, sans aucune coordination explicite ni règlement des litiges, et que naturellement toutes les fonctions de production seront remplies, aussi complexe soient-elles... C’est pour nous la reconduction du mythe d’une « bonne » auto-organisation, spontanée, naturelle et efficace, commun aux courants libéraux (la « main invisible ») et gauchistes (l’autogestion miraculeuse) – c’est ce que nous appelons « anomie » (« sans règles »). Cette croyance très « rousseauiste » est tenace et se trouve à l’opposé de ce que nous entendons par démocratie directe : la délibération puis l’accord collectif sur une tâche et la manière de la réaliser. On nous cite l’exemple inusable de Wikipedia, nous parlons de l’extraction des terres rares, de la fabrication des circuits imprimés et du démantèlement des centrales nucléaires.

2 — Ensuite, dire qu’un équivalent non monétaire du revenu d’existence serait une constante dans l’histoire des sociétés humaine est un peu rapide. Ce que montre le matériel historique et ethnographique est plutôt des systèmes de dépendances familiaux, claniques, tribaux ou étatiques absolument pas assortis de libertés individuelles ou collectives, et coexistant tout de même avec la pauvreté, la mendicité, l’exploitation, l’aliénation, le bannissement... Pas sûr que les protections sociales contemporaines, particulièrement en France, de ce point de vue précis, aient tellement à pâlir...

3 — Vous évoquez par la suite le fait que le revenu d’existence n’a de sens que pris dans un ensemble d’autre dispositifs, comme les monnaies locales, la socialité, le circuit don-contre-don, les « communs », etc.
Mais de deux choses l’une : soit le revenu d’existence une fois mis en place aidera à ou permettra de les faire émerger, soit il ne prendra sens qu’une fois ces dispositifs déjà existant. Dans le premier cas, des arguments sont déjà largement avancés dans le texte et il faudrait y répondre. Nous ne voyons pas en quoi augmenter les versements déjà découplés de l’activité (RSA, APL, chômage, allocations diverses, etc) changerait quoi que ce soit aux grandes dynamiques sociales qui se déploient depuis l’après-guerre, au moins : désocialisation, oligarchisation, pillage écologique, hyper-technologisation, etc.
Dans le second cas la position que vous défendez est étrange : elle consiste à accompagner la banalisation d’une mesure identifiée comme« libérale » parce que, appliquée dans un contexte social et politique très particulier et très improbable, elle aurait des vertus émancipatrices...

Cette position est très répandue et amène plusieurs remarques :

  • D’abord le fameux « projet de société » dans lequel devrait prendre place le revenu inconditionnel est toujours abordé de manière très allusive. Il s’agit en général de quelques concepts plus ou moins évocateurs sans qu’une réelle réflexion politique n’y soit menée, qui aborde les questions les plus cruciales, qui sont aussi les plus difficiles. Par exemple pour le sujet qui nous occupe ici : comment concilier amenuisement des ressources naturelles et large redistribution des richesses ? La rhétorique des « communs » ne nous semble que recycler des bonnes intentions.
    Pour notre part, nous avons tenté de nous plier à l’exercice (ici), sans véritablement trouver d’interlocuteurs pour en discuter. Il nous semble qu’il s’agit souvent d’utopies à bon compte, qui se soucient bien peu des processus (aujourd’hui, délocalisés, hyper-techonologisés, énergivores, etc.) de production au profit de la consommation (d’où l’expression « communisme de consommateur ») et ne servent finalement qu’à défendre le fantasme d’une Rente Universelle.
  • Ensuite, les monnaies locales, pour ne prendre que cet exemple, posent en elles-mêmes énormément de problème qui ne semblent même pas discutés. Les quelques éléments d’analyse dont nous disposons (par exemple ici ou ) ne le sont pas, et débouchent sur des questions que bien peu osent regarder en face, du moins officiellement. Ici, par exemple, le lien avec le « libéralisme » est absolument évident. Il ne semble donc pas si clair que ça que le revenu d’existence prenne dans ce contexte un sens si radicalement différent.
  • Enfin, si le revenu inconditionnel ne peut avoir un sens que dans une société organisée sur la base de monnaies locales, avec une forte socialité et où le don et le contre-don fonctionnent à plein, alors c’est bien sur ces trois points qu’il faudrait travailler et faire valoir. Car parlons là de rien de moins que d’un radical changement de société, voire de civilisation. Faire valoir ce bouleversement uniquement dans la perspective de recevoir un jour une allocation mensuelle semble un peu bancal, sinon démagogique. On rejoint là le cas de B. Friot, cité dans le texte.

Pour finir cette réponse déjà trop longue : sans doute faudrait-il faire la part de nos accords et désaccords, les constats partagés et ceux qui seraient plus discutables et parvenir à discerner, au fond, la nature de nos divergences.

Cordialement

LC

mercredi 4 avril 2018 à 10h46

Bonjour, Je ne vais pas en remettre des tartines pour vous répondre. Je retiendrai juste deux points, l’un sur lequel je suis d’accord avec vous et l’autre où j’aurai à nuancer votre propos. D’abord, on est bien d’accord sur le fait qu’une organisation sociale viable suppose toujours nécessairement l’institution de règles. et que n’importe qui ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi n’importe comment. On dispose aujourd’hui d’une très solide assise tant théorique que pratique montrant qu’une bonne gestion des communs, fait appel à tout un ensemble de règles et de procédures institutionnelles. Rien que sur le plan théorique, les travaux d’Elinor Ostrom et de son équipe sont, de ce point de vue, irremplaçables et constituent une excellente base de travail. Cependant, je ne jetterai pas le bébé de la spontanéité avec l’eau du bain. Cette notion conserve pour moi toute sa valeur une fois écartée l’illusion que nous sommes d’accord pour dénoncer. Je suis tout à fait en phase avec ce que disait Rosa Luxemburg lorsqu’elle prétendait qu’« une bonne organisation ne précède pas l’action mais en est le produit ». C’est quelque chose que Hannah Arendt avait aussi très bien montré. Prise déjà en ce premier sens (il y en aurait encore un autre) la notion de spontanéité ne doit pas être abandonnée pour moi. Ensuite, je ne suis pas d’accord pour mettre dans le même sac toutes les formes anciennes de protection sociale qu’a pu connaître l’humanité. En partant de la distinction que faisait Polanyi entre sociétés primitives et archaïques, j’en arrive à soutenir l’idée qu’il faut au moins distinguer entre les formes de protection sociale à base de réciprocité et de solidarité dont les potentialités sont émancipatrices et les formes de type redistributive assurées par un pouvoir central dans lesquelles la protection se gagne au prix de la liberté. De ce point de vue, notre système de protection sociale incline plutôt vers ce dernier type, ce qui le rend loin d’être idéal, à mon avis. Amicalement. JDW

lundi 9 avril 2018 à 11h14 - par  LieuxCommuns

Vous avez raison : il n’y a aucune opposition entre spontanéité et organisation – ou plutôt : cette opposition, récente dans les termes qui nous occupent et obsédante en France depuis 1968 (voir « la révolution anticipée » de C. Castoriadis), est une double impasse typique de notre époque : il y aurait d’un côté une spontanéité « naturelle », sauvage, intrinsèquement bonne, issue et matérialisation d’un « authentique » désir (?), de l’autre l’organisation planificatrice et rassurante, castratrice et rigide mais s’inscrivant dans la rationalité et la durée... La quasi-totalité de notre site s’inscrit dans ce double refus.
Le « revenu d’existence » verse systématiquement dans la première, vous en conviendrez, du moins tel qu’il est perçu, prôné, bien souvent argumenté et, par-dessus tout, désiré : ce qui est voulu, à travers lui, n’est pas l’auto-organisation des producteurs, mais un moyen de « faire ce que je veux »... Tout le reste ne serait que quincaillerie pour le rendre possible. C’est ce fantasme que nous voulions pointer et décrire à travers la notion de « rente universelle ».

Vous évoquez les travaux d’Elinor Ostrom – que nous connaissons peu. Depuis des années, les travaux autour de « commons » nous semblent essentiellement, et salutairement, réfuter les absurdités de l’économie contemporaine (notamment ses postulats anthropologiques, culturels, psychologiques, bref l’individu présupposé), mais apporter bien peu à la réflexion ou à la pratique politique : qu’une collectivité soit capable de gérer des ressources collectives n’a rien de bien nouveau historiquement... mais pose la question démocratique (et culturelle et anthropologique) par excellence qu’évitent soigneusement les militants du « revenu d’existence ». Et pour cause : si nous faisons l’inventaire des ressources planétaires disponibles pour dix milliards de personnes en vue d’une gestion intelligente (équitable, durable, prudente) maintenir le rêve d’un revenu d’existence pour tous avec un niveau de vie occidental nous semble relever de la pensée magique... Les constats écologiques, par exemple d’un H. Stoeckel, sont sans appels.

Par ailleurs, nous sommes également prêts à convenir que notre système actuel de protection sociale se fait au prix de la liberté (sans doute moins qu’il perde en comparaison à d’autres – passons), mais il faudrait préciser. Car ce n’est pas du tout le cas des théoriciens et militants du revenu d’existence, qui ne visent, au fond, qu’à un « super État providence », fusionnant et maximisant le RSA (ex-RMI), les allocations, le chômage, les aides, etc. sans qu’il ne soit jamais question de l’origine de cette richesse redistribuée ni de la constitution d’institutions démocratiques souveraines... Voilà, pour nous, l’aliénation : Panem et circenses, du pain et des jeux, c’est-à-dire un revenu en contrepartie de la passivité, équivalent exact de la posture infantile.

Finalement, une question semble se dégager de nos échanges : Lorsqu’on discute un peu sérieusement « revenu d’existence » version « émancipatrice », on s’aperçoit que ses défenseurs sous-entendent une quantité de transformations sociales et politiques absolument radicales (démocratie directe, responsabilité écologique, socialité populaire etc.) et très éloignées de ce que tout le monde entend par « revenu d’existence »... Il y a là quelque chose de l’ordre d’une charrue mise avant les bœufs, comme on dit, ou alors d’un choix tactique très discutable (un « noble mensonge ») ou encore d’une conscience lointaine des réalités contemporaines. Le texte en question posait l’hypothèse qu’il s’agissait, au fond, d’une adhésion à un fantasme, celui d’une Rente Universelle, qui sert des causes étrangères aux bonnes intentions affichées.

Amicalement

LC

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