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4- Pour une société fraternelle... en voie de dislocation
Le projet de Rente Universelle prend acte, à raison, de la disparition tendancielle du lieu de travail comme espace de socialisation, de reconnaissance, de solidarité, de fraternité : il s’agirait alors par ce biais de rendre ces valeurs à la société tout entière par l’inconditionnalité, moteur de la convivialité, de la coopération et de la complémentarité des tâches et de chacun avec tous.
Mais si les lieux de socialisation ont été, depuis longtemps, la famille, le voisinage et le travail, force est de constater que leur dissolution lente mais certaine a laissé place à un vide – un vide vite rempli par le rien du « cyberespace ». Les liens familiaux, résidentiels, professionnels et affinitaires, ce que l’on appelle le « tissu social », ne cessent de se distendre au rythme de la dépolitisation sous les tirs croisés de l’affaissement des identités ouvrières, de la disparition de tout projet de société, de la rivalité consumériste, de l’urbanisation, de la mobilité et de l’informatisation. Cette atomisation sociale se traduit par un « déclin de l’institution » [1] au profit d’accords inter-individuels où disparaît la notion d’intérêt général, au point que les dispositifs de solidarité s’effritent peu à peu sous les coups redoublés du pillage oligarchique, du corporatisme et de l’émiettement des solidarités concrètes. Depuis que la privatisation, le repli sur la « sphère privée » diagnostiqué précocement [2], a débouché sur la formation d’une foule solitaire, d’un désert surpeuplé, s’est forgé l’individu correspondant : à la fois isolé, indifférent et égoïste, fier d’être qualifié d’« individualiste », même s’il meurt sans pouvoir citer un seul choix authentiquement personnel qu’il aurait pu poser durant son existence.
Le type anthropologique contemporain, tel qu’il émane depuis deux ou trois générations, et dont la fonctionnalité devient d’ailleurs discutable, y compris du point de vue capitaliste lui-même, forme-t-il encore une société ou un agrégat d’acteurs sociaux ? Dépourvues de tout horizon politico-social désirable, les populations se fragmentent progressivement selon de multiples lignes de fractures, tant sociales que spatiales et, de plus en plus au fil des mois, ethniques et religieuses. La « société d’étrangers » composée de masses anonymes s’entrecroisant n’est plus, dans les grandes villes, une image : le projet oligarchique d’instaurer en Occident un multiculturalisme [3] finit d’exploser toute cohérence sociale, culturelle, anthropologique, voire linguistique. L’unité profonde autrefois ressentie, racine de toute fraternité, s’étayant sur un mélange de patriotisme, de conscience de classe et d’héritage culturel, se fissure en lobbies et communautarismes. Le quant-à-soi, l’entre-soi et le sauve-qui-peut produisent des personnalités radicalement nouvelles pour lesquelles la vie en société est non seulement devenue une contrainte à compenser par l’obtention de « droits » infinis [4] mais porte maintenant le danger de la dissolution d’un Moi infiniment narcissique dans un magma indifférencié [5].
Dans ce contexte, il est tout sauf évident que l’instauration d’une Rente Universelle rétablira un lien social disparu, celui-ci ne se créant jamais ex nihilo, mais bien à propos de, autour et selon un projet collectif, fût-il tacite. Il se pourrait, bien au contraire, que se renforce le formalisme judiciaire qui semble constituer aujourd’hui le seul ciment social qui tienne encore ensemble une société qui se défait. L’idée de « payer » pour les « autres » pourrait vite devenir insupportable, et celle de recevoir se vivre non sur le mode du don mais sur celui du dû, de la contrepartie, de l’indemnisation, du dédommagement [6].
Le monde de la Rente Universelle n’est pas le nôtre
Que ressort-il de ce panorama, aux traits à peine forcés ? L’idéal qu’est le projet d’une Rente Universelle se heurte à des réalités concrètes qui la rendent non pas inapplicable, on le verra, mais pour le moins inadaptée. Ce n’est pas tellement que sa mise en œuvre poserait des problèmes : c’est qu’elle ne répond en rien aux effondrements en cours, tant elle ne contrevient, en elle-même, à aucune de leurs causes, voire les renforce. Il est donc difficilement concevable que cette mesure, toutes choses égales par ailleurs [7], puisse entraîner la révolution écologique que prônent les décroissants, la « libération du travail » qu’espèrent les néo-post-marxistes, la renaissance d’une réelle volonté populaire qu’appellent de leurs vœux les révolutionnaires, ou la coopération fraternelle et créative qu’ils entrevoient tous. Le monde qu’ils sous-entendent en creux n’est simplement pas celui-ci.
En réalité, tous tablent sur une société telle qu’elle a existé jusqu’au milieu du XXe siècle, sans voir – ou plus exactement : sans vouloir voir – que les ressources sur lesquelles ils s’appuient, ressources naturelles, technologiques, intellectuelles et anthropologiques sont en train de s’épuiser. Tout se passe comme si ses partisans ne se souciaient plus le moins du monde de la manière dont les richesses sont produites, ni où, d’ailleurs, ni comment, ni par qui, comme s’il ne s’agissait plus que de consommer. C’est ici que le terme de rente prend tout son sens : il s’agit, à travers le fantasme anhistorique de Rente Universelle, de jouir de l’accumulation historique d’une société (de richesses, de moyens de production, de types d’individus, de modes de coexistence...), prise comme une donnée naturelle sans se questionner sur cette création singulière propre à une civilisation, ni si cette création se poursuit – ou plus exactement : sans vouloir se le demander. Car les militants du projet de Rente Universelle invoquent fréquemment la rente agraire de Thomas Paine [8] pour arguer de l’honorabilité de leur revendication, en évitant soigneusement de pointer le décalage entre les deux époques. Le monde de Paine n’est pas le nôtre, et le monde qui a l’a poussé à proposer son projet à la Convention n’était pas le sien non plus, mais bien plutôt celui des Amérindiens d’Amérique du Nord qu’il venait de découvrir et dont l’abondance, si l’on en croit Marshall Sahlins [9], provenait de besoins limités, notion qui suffit à mesurer les années-lumière qui nous en séparent.
Ce quiproquo paraît expliquer les énormes réticences des couches populaires à cette idée de Rente Universelle qui semble si peu correspondre à leur réalité sociale, et surtout à leur constitution anthropologique héritée pour laquelle il y a toujours quelqu’un qui paye. Certes les réalités désagréables décrites plus haut, ne rentrant dans aucune case idéologique héritée, sont également déniées, quoiqu’à un degré moindre, mais les refrains militants sur le thème des lendemains qui chantent leur semblent provenir d’un autre monde, pas forcément bienveillant : ils sont effectivement le symptôme, reconnaissable de loin, de l’aveuglement volontaire, de la « pensée magique » [10], de la croyance en une alchimie, toute marxiste, capable « de transformer le socialisme en libéralisme et le libéralisme en communisme » [11], bref de l’auto-conditionnement idéologique.
II – Les soubassements idéologiques de la Rente Universelle
L’idéologie qui sous-tend l’idée d’une Rente Universelle possède suffisamment de force non seulement pour occulter des réalités déplaisantes bien qu’omniprésentes mais aussi pour alimenter un projet positif qui réunit autant les néomarxistes que les « convivialistes », les libéraux pur jus et les décroissants radicaux, les féministes et les traditionalistes. C’est donc sans surprise qu’on y découvre une matrice commune à la « gauche » comme à la « droite », aux mécanismes capitalistes et à la visée marxiste, et c’est elle qu’il convient d’identifier, autant que faire se peut. Car ce qui les unit est complexe, et il ne peut être question d’en mener ici l’analyse exhaustive, mais on peut en décliner quelques éléments-clés, noyaux de sens, jalons autour desquels tout s’organise [12].
1 - le Progressisme
Le premier, le plus fondamental, serait le Progressisme, le mythe du progrès étant sans doute le plus central dans notre époque. Comme toutes les idéologies, il découle d’une vérité – les progrès réels et multiples induits par la modernité (sciences et pensée) – et, s’appuyant sur une matrice magico-religieuse – ici la théologie judéo-chrétienne –, forge un système universel, selon lequel la marche de l’humanité serait une courbe ascendante vers son bien-être et sa plénitude [13]. Nulle régression, nulle bifurcation, nulle contingence sinon secondaire et temporaire : l’Histoire est cumulation orientée vers un Bien, un Bon, un Beau, et certainement pas lieu de déploiement irrégulier, hétérogène, contrarié, et autodéterminé de la création humaine à partir de contraintes naturelles.
Le Progressisme est commun à la mentalité capitaliste tout autant que marxiste, et si l’on ne pousse aujourd’hui plus guère la chansonnette de la « fin de l’histoire » [14], la perspective demeure tapie dans bien des esprits contemporains que les difficultés rencontrées ne sauraient être que passagères et solubles, de toute manière, dans quelques mesures techniques bien senties [15]. Ce volontarisme, en dernière analyse, n’est autre que la reconnaissance et l’accompagnement de cette poussée immanente vers le Progrès. C’est ce qu’incarnerait alors la Rente Universelle : à la fois la marche inéluctable et l’éternel retour [16] vers le monde d’avant la faute, l’abondance et la délivrance de la torture du travail dans un univers qui n’aurait existé que pour permettre sa réalisation.
Dans ce cadre mental, de plus en plus exotique aux peuples occidentaux, les crises ci-avant évoquées, qu’elles soient écologiques, sociales ou civilisationnelles, ne font figure que de fâcheux contretemps lorsqu’elle ne sont pas simplement déniées. Prises au sérieux, les faits étant têtus, elles métamorphosent le progressiste en son double maléfique : le catastrophiste.
Malgré ces résonances fortement religieuses, et même millénaristes, ce Progressisme ne se veut pas issu d’une Révélation mais prétend s’inscrire dans le registre de la raison, ou plutôt de la rationalisation – et c’est ainsi qu’il contient un déterminisme mécanique.
2 - Le Technicisme et l’Économisme
Le deuxième élément idéologique, impliqué par le premier, serait le mécanisme ou Technicisme, selon lequel toute interrogation trouve sa réponse dans le monde technicien – et certainement pas dans le courage, la délibération, la remise en cause, la réinstitution, l’imagination, la patience ou l’élucidation, sinon comme préliminaires dilatoires. Jusqu’il y a peu cantonné dans les milieux technocratiques, le technicisme s’est répandu avec l’informatisation de la société et la culture geek [17], qui ne rêve que de démocratie électronique (pardon, de « civic tech » !), de société robotisée et d’humains à prothèses.
Appliqué à la texture même du social, ce Technicisme se traduit en Économisme [18], qui permet de rationaliser les phénomènes sociaux et politiques. Si chaque problème peut être traité en activant les bons leviers économiques, c’est que, pour les plus conséquents et en dernière instance, le réel est économique et l’humain une machine à calculer son intérêt pécuniaire, un Homo œconomicus. Ce postulat fondamental est celui du capitalisme historique (finalement intégré par Karl Marx lui-même – cf. infra) qui a institué comme protovaleur la « valeur économique » [19], reprise comme telle par les mouvements stalino-gauchistes du XXe siècle – alors qu’il s’agirait d’en sortir. C’est ainsi que la « science » économique s’est érigée comme reine de notre réalité, de surcroît sur des postulats anthropologiques, psychologiques et historiques à la fois totalement indigents et résolument faux [20]. La complexité du monde, l’épaisseur du social, l’insaisissable humanité sont réduits à une seule dimension et une seule direction : l’optimum ou maximum. Corollaire : dans ce cadre, il ne s’agit pas d’abolir les inégalités économiques, mais de les rendre supportables en promettant à chacun qu’il pourra toujours avoir plus – la rat race est ainsi plus ou moins cruelle, son principe est intangible.
Le cas de la Rente Universelle est caricatural : c’est bien son montant qui départage en premier lieu ses partisans [21], toutes les autres variables étant confiées aux experts. Et c’est ainsi que sa mise en place est censée dissoudre à elle seule le malheur humain. La mesure s’inscrit dans une sorte de keynésianisme mystique, illusoire point de rencontre de la mentalité capitaliste et « socialiste », sans que jamais les mécanismes économiques ne soient corrélés, pour le cas présent, aux ressources énergétiques de la société [22], mais toujours dépendants des statuettes sacrées que sont l’investissement, la productivité, la croissance et, bien entendu, le fétiche-roi : le Travail.
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