Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence (1/4)

mardi 6 mars 2018
par  LieuxCommuns

Avant-dernier article du livre collectif « Revenu d’existence, salaire à vie : fausses utopies ? », février 2018, disponible ici


Ce texte fait partie de la brochure n°28 :

Repenser l’Occident

Retours sur ce qui fait et défait la singularité occidentale (Mars 2024)

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Elle est intégralement téléchargeable dans la rubrique brochures



Résumé

Cet article veut examiner la revendication d’un revenu d’existence en partant de son idéal, identifié comme une Rente Universelle. Ce fantasme est confronté aux réalités de nos sociétés ruinant leurs ressources naturelles, délabrées par le déploiement sans limite de la technoscience, anesthésiées par l’industrie du divertissement et au bord de l’émiettement anthropologique. L’inadéquation d’une telle revendication permet d’interroger l’idéologie qui la sous-tend. Sont ainsi dégagées les grandes caractéristiques qui permettent d’identifier une matrice commune à la visée marxiste et aux postulats capitalistes, semblable à un « communisme de consommateur ». Le devenir du revenu d’existence est enfin envisagé selon trois possibilités, éventuellement consécutives : constitution d’un mythe mobilisateur pour la « gauche », mise en place de la version « libérale »/charitable, accompagnement de la réapparition de mécanismes impériaux millénaires signant la sortie de la modernité.

Sommaire
Une utopie irrésistible : la Rente Universelle

I – De l’utopie aux réalités

1 - Des richesses inépuisables...
sur une planète en cours de dévastatation

2 - Se désaliéner du travail et de la croissance...
par l’augmentation de la productivité

3 - Pour une société du temps libre...
et l’industrialisation de l’existence

4 - Pour une société fraternelle...
en voie de dislocation
II – Les soubassements idéologiques de la Rente Universelle

1 - le Progressisme

2 - Le Technicisme et l’Économisme


3 - Le Travail

4 - L’Anomie

III – Les destinées possibles de la Rente Universelle

1 - Un leurre durable pour le « peuple de Gauche »


2 - L’instauration d’une société oligarchique

3 - L’hypothèse impériale

« Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans.  »

Cornelius Castoriadis [1]

Depuis la crise financière de 2008, et plus encore depuis qu’il a été évoqué lors la campagne présidentielle de 2017, le principe du versement tout au long de la vie d’un revenu découplé de l’emploi semble sortir de la marginalité.

En discuter les tenants et les aboutissants est d’autant plus difficile qu’il existe un nombre important de variantes qui reflète bien la complexité de ce dont il est question. On trouve les origines d’une telle mesure chez des républicains (Thomas Paine en 1797), des révolutionnaires (Charles Fourier, 1830), des industriels (Jacques Duboin vers 1930) ou des libéraux (Milton Friedman, 1962) et on la trouve aujourd’hui défendue sous différentes formes par des écologistes et des décroissants (José Bové, Yves Cochet, Daniel Cohn-Bendit), des communistes (André Gorz, Bernard Friot, la revue Multitudes), des oligarques (Benoît Hamon ou Nathalie Kosciusko-Morizet), des libéraux (Frédéric Lefebvre, Charles Murray ou Gaspard Koening), des nationalistes (Bruno Lemaire), des chrétiens (Christine Boutin) ou des féministes (Mona Chollet, Samira Ourdi), et contestée par les mêmes familles politiques (de Jean-Marie Harribey à la CGT ou au NPA, de Dominique Clerc à ATD Quart-Monde). Ses modalités se déclinent presque à l’infini, accolant un nom commun (revenu, dotation, allocation, dividende, salaire, crédit) et un adjectif (universel, garanti, suffisant, inconditionnel, social, d’autonomie, d’existence, de citoyenneté, de base, à vie, etc.). Enfin, le projet a été expérimenté ou mis en place par des gouvernements sous différentes variantes comme aux États-Unis (Mincome en 1968), en France (RMI en 1988), au Brésil (2002), à Macao et en Namibie (2008), en Iran (2010), au Koweït (2012) et aujourd’hui en Finlande (2017).

Cette situation singulière étant souvent présentée comme un bouillonnement prélude à une recomposition politico-idéologique autour d’une « utopie à portée de main  » [2], bien que grevée d’une ambivalence fondamentale évidente, elle mérite examen.

L’approche ici présentée n’est pas « technique » [3], bien que des questions importantes de cet ordre se posent et permettent de distin­guer, à leur manière d’y répondre, les différentes versions d’une même idée fondamentale. C’est plutôt cette dernière qui nous intéresse puisqu’il s’agit ici d’en comprendre les impasses, les soubassements, pour tenter d’en dégager les destins possibles.

Nous commencerons donc par tenter de confronter sa dimension si attrayante aux réalités fort désagréables du monde d’aujourd’hui pour essayer ensuite d’en dégager les dimensions idéologiques. La dernière partie sera consacrée à une interrogation sur les avenirs possibles d’un tel projet.

Une utopie irrésistible : la Rente Universelle

Plutôt que de se perdre dans les méandres infinis des formes et des versions de ce revenu versé à vie [4], nous partons de sa version « haute », la plus désirable, la plus idéale, la plus fantasmée, la plus « utopique », si l’on veut.

D’abord parce que l’idée et l’incarnation d’un projet de société se sont littéralement décomposées depuis le naufrage qu’a été le XXe siècle, alors même que l’humanité est aujourd’hui embourbée dans de multiples impasses dont il faudrait se dégager par des conceptions et des pratiques de rupture radicales [5]. Ensuite, parce que c’est elle qui est avancée, rêvée, désirée par certains milieux dont nous nous sentons le moins éloigné et qu’elle nous semble un leurre. Enfin, il s’agit, en forçant le trait, de faire ressortir de cette idée les éléments fondamentaux, les lignes de force directrices, les grandes orientations, que cet angle pourrait permettre, au fil du raisonnement, de dégager, tout en s’acheminant vers un peu plus de « réalisme » – du moins ce que l’on appelle ainsi.

Cet aspect « utopique » s’énonce facilement : ce versement devrait tendre à devenir universel (versé à tous sans distinctions d’âge, de statut, de nationalité...), inconditionnel (rien n’est demandé en retour), individuel (absence de critères familiaux ou conjugaux), cumulable (à un salaire, des allocations, etc.), égalitaire (taxé sur les plus hauts re­venus) et, évidemment, d’un montant maximal. Énoncé ainsi, le projet présente des arguments auxquels il est difficile de rester indifférent : éradication de la pauvreté, du chômage et de la précarité écono­mique, élargissement des protections sociales, énorme simplification administrative, transformation radicale du travail, dépassement de la croissance, voire sortie du capitalisme, réappropriation du temps et libération de la créativité collective et individuelle. Cet horizon plus écologique, plus égalitaire, plus juste, bref plus humain sonne comme une sortie de la préhistoire – voire de l’animalité – par la fin de la malédiction du travail qui semble accabler l’humanité depuis la Création. Et les fausses objections se balayent facilement : le pays, le monde même, est riche, d’une richesse bien injustement répartie, héritée de siècles de progrès anonymes, aujourd’hui effectivement imputable au comportement quotidien de tout un chacun (le General Intellect de Karl Marx cher à Multitudes). Et l’on ne voit définitivement pas comment un bénéficiaire lisant un livre, jardinant ou méditant sur un banc pourrait être plus nuisible qu’un plein temps de publicitaire, de journaliste, de banquier ou d’industriel contemporains qui ne survivent qu’en parasitant en permanence la sphère publique et en pillant les finances non moins publiques à coups d’exonérations fiscales, de subventions, de plans de relance ou de recapitalisation.

Cet idéal, chacun de nous le partage à des degrés divers tant il fait écho à une promesse mythique qui semble nous avoir été faite d’en finir un jour avec la nécessité pour jouir enfin d’une Rente Universelle. C’est donc ce dernier terme qui sera ici retenu pour évoquer la dimension fantasmatique que revêt ce projet, et ce choix devrait s’éclairer au fil de la lecture. Cette « utopie » est effectivement facilement concevable et ne semble irréalisable que par la difficulté que nous aurions à l’imposer face à l’inertie ambiante. Sans sous-estimer la question du rapport de force, sur laquelle nous reviendrons, il faudrait d’abord s’attarder sur la désirabilité réelle du projet d’allocation universelle en la confrontant à nos réalités d’aujourd’hui.

I – De l’utopie aux réalités

Cette confrontation de l’idéal avec la réalité n’a pas pour but de le déclarer infaisable – il ne l’est pas, comme on le verra – mais bien de révéler ses postulats, ses allants-de soi, son imaginaire.

1 - Des richesses inépuisables... sur une planète en cours de dévastation

Le principe de la Rente Universelle est d’assurer une meilleure répartition des richesses créées par une société, et il reformule en ce sens une très vieille et très honorable revendication sociale. Mais, depuis quelques décennies, ont surgi des questions de plus en plus pressantes, jusqu’à en devenir alarmantes, concernant les ressources matérielles utilisées pour la production de cette richesse : c’est évidemment la question écologique.

Toute notre économie repose sur un appareil productif conçu pour un monde infini, où les nuisances issues de la transformation d’une matière considérée comme inépuisable disparaissent dans l’immensité terrestre – les fameuses « externalités ». Les limites physiques de la planète que les sociétés industrielles rencontrent depuis plus d’un demi-siècle ne cessent d’invalider ces axiomes, et chacun sait la dévas­tation à laquelle cet aveuglement nous conduit – sans même évoquer le pillage du sous-sol de pays du « tiers monde ». Jared Diamond a tenté de classer les « problèmes d’environnement » en quatre grands ensembles [6] : la destruction des ressources naturelles (destruction des habitats, surpêche, perte de biodiversité, destruction des sols), le plafond des ressources naturelles (énergie, eau douce, photosynthèse), la prolifération des produits dangereux (éléments chimiques et radioactifs, les espèces invasives, les gaz atmosphériques) et la conduite humaine (niveau de consommation et pression démographique). C’est évidemment sur cette dernière et ses deux composantes irréductibles que les politiques publiques pourraient jouer, mais ils l’ignorent superbement, tenant de graves discours passagers destinés à un créneau électoral ou proférant des promesses rassurantes qui ne sont que dénis [7].

La course à l’effondrement ne sera freinée que par la déplétion énergétique, déjà entamée puisque le pic pétrolier semble passé autour de 2010. Car c’est cet « or noir » qui a fourni à l’Occident le ressort de sa puissance croissante au cours du XXe siècle, par ses qualités inégalées [8]. L’improbabilité de son remplacement par une énergie/ matière de substitution à productivité égale ne peut qu’entraîner une raréfaction dont le premier effet sera de priver l’agriculture industrielle de ses rendements actuels puisqu’ils dépendent de toute la chaîne industrielle, des intrants au transport en passant par le machinisme [9]. Même dans l’hypothèse d’un basculement dans un monde intégralement nucléarisé, c’est également toute la technosphère et ses innombrables machines, ces « esclaves mécaniques » qui ont démultiplié la productivité du travail humain en deux siècles, qui seront marginalisées. Plus affolant, derrière le « peak oil » se profile le « peak all », l’épuisement de toutes les ressources minérales à commencer par le cuivre, le zinc, l’or et l’uranium, qui condamne toutes les filières de production actuelles.

Il est donc délicat, dans cette situation où l’humanité joue rien de moins que sa survie biologique, de maintenir la seule revendication d’une simple redistribution des richesses, et quelle qu’en soit la forme (allocation, gratuité ou expropriation). Sans être le moins du monde incompatible, ce qui s’annonce serait plutôt la refondation des processus de production qui, qu’on le veuille ou non, replacera le travail humain et la force animale au centre de l’économie. Bien plutôt que le Welfare State que voudrait étendre le revenu d’existence, c’est bien le Workfare qui est devant nous, voire le Warfare...

2 - Se désaliéner du travail et de la croissance... par l’augmentation de la productivité

L’idée de dissocier le revenu du salariat repose sur le principe immémorial qu’à partir du moment où le travail dégage un surplus, il est possible d’allouer un revenu à ceux qui ne participent pas directement à la production (historiquement, les fonctions éducatives, guerrières et religieuses). Et par conséquent, plus le salariat est productif, plus la Rente Universelle aura un montant élevé et/ou pourra être versée à un plus grand nombre de personnes : il est donc consubstantiel à ce projet de valorisation du temps « libéré du travail » que le salariat non seulement maintienne sa productivité, mais l’augmente sans cesse – même à production constante.

Il faudrait lister tous les facteurs de productivité et se persuader qu’il faudrait non seulement reconduire mais décupler tous ces dispositifs mobilisés pour faire faire un maximum de choses à un minimum de gens en un minimum de temps avec un minimum de moyens. C’est essentiellement l’automatisation du travail, entendue comme l’introduction des machines dans le processus de production et comme rationalisation des gestes et comportements du travailleur – autrement dit la tendance à sa réification. C’est ici toute l’histoire du salariat qu’il faudrait rappeler, l’expulsion du travailleur en tant qu’être sensible, créateur et intelligent hors de sa tâche quotidienne désormais aliénée au chrono, à la machine, au règlement de l’usine et aujourd’hui au manager, au protocole et au software des open-space [10]. Augmenter la productivité c’est, dans nos sociétés actuelles (i. e. dans leur cadre mental, idéologique, imaginaire), la prolifération de toutes les technologies numériques ou digitales qui industrialisent un peu plus chaque jour un monde du travail qui empiète progressivement sur la vie privée, généralisent la surveillance de masse et rongent la vie psychique par le couplage de l’impératif de « créativité », aujourd’hui explicite, et de celui de la discipline de travail. L’intériorisation par le travailleur isolé de cette contradiction fondamentale du capitalisme, autrefois résolue par feu l’équipe de travail, [11] se double de cette « honte prométhéenne » de l’humain défaillant [12], à la fois dépressif et hyperactif, face aux microprocesseurs qui doublent régulièrement leur puissance et multiplient plus rapidement encore leur convivialité.

Certes, une désertion généralisée des salariés permise par un revenu de base pourrait provoquer une pénurie de main-d’œuvre, mais il n’aura échappé à personne que si le problème ne date pas d’hier [13], il a été résolu avec efficacité par les miracles de la mondialisation, c’est-à-dire l’immigration légale ou illégale et la délocalisation, deux facteurs de croissance souvent oubliés. Comme semble oublié que les filières des appareils productifs européens, secrets de fabrication issus de siècles d’innovation et d’inventivité, ont été vendues aux puissances émergentes [14]. L’objection assénée est confondante : il s’agirait de miser sur une « automation généralisée », sans réaliser que cette « utopie » chère aux années d’après-guerre a engendré notre société de zombies hyperconnectés, rêvant d’utérus artificiel, de cancers nano-traités et d’humanité « augmentée » par le transhumanisme [15] – il n’y aurait donc qu’un pas du General Intellect à l’Intelligence Artificielle ?

Le projet de Rente Universelle promet une sortie du travail en entérinant, voire en renforçant, les aspects qui ont progressivement vidé celui-ci de tout intérêt et surtout de tout sens [16], renouvelant en catimini les impératifs de croissance, et semblant même prêt à l’étendre à la société tout entière.

3 - Pour une société du temps libre... et l’industrialisation de l’existence

La perspective la plus attrayante de la Rente Universelle est sans doute la libération du temps libre pour ses bénéficiaires. C’est le temps de la participation à la création de richesses communes existantes ou encore insoupçonnées pour les marxistes et néomarxistes, celui de l’invention de modes de vie alternatifs pour les décroissants – surgissement de la créativité collective pour tous.

Deux arguments résolument contradictoires – participation pleine et entière à l’économie pour les uns, subversion et sabotage à long terme pour les autres – qui ne le sont pas pour tout dialecticien qui se respecte et fait fi d’une âpre réalité : le fait que si le travail n’a plus de sens, le temps hors travail ne peut pas en avoir davantage. C’est, concrètement, l’omniprésence de l’industrie du loisir et du divertissement, peut-être la première en importance aujourd’hui, qui a émergé en imbrication avec la société de consommation au fil de la réduction du temps de travail [17]. Ce qui est annoncé démagogiquement comme une confiance indéfectible en l’intelligence créative des gens revient cyniquement, en l’état actuel des choses, à les livrer pieds et poings liés à l’économie du « temps de cerveau disponible » qui a façonné notre époque de conformisme généralisé et d’analphabétisme politique. Les célèbres trois heures et demie quotidiennes passées devant l’écran de télévision baissent aujourd’hui, mais au profit du temps « en ligne », impossible à comptabiliser tant il est entrelacé avec le reste de la vie « sociale », qui se transfère d’ailleurs elle-même de plus en plus sur les « réseaux sociaux » électroniques. L’économie, de surcroît « numérique » ou « immatérielle », éventuellement rebaptisée « de la connaissance » ou « capitalisme cognitif », tend à englober et à faire profit de toutes les facettes de la vie humaine, jusqu’aux plus intimes, en les transformant d’un côté en « Big Data », de l’autre en tittytainment : de la lecture (ou ce qu’il en reste...) au jardinage ou au bricolage, du sport à la masturbation, du spectacle de la violence symbolique ou réelle à la « fête »-spectacle, de la toxicomanie légale ou illégale à la Culture touristico-muséique [18], de la recherche d’amis au besoin de solitude, de l’angoisse à la jouissance, de la procréation à la mort. Certes, on peut se résigner au cauchemar climatisé qu’est cet accaparement total de nos existences enfin rentabilisées en exigeant une compensation financière, les jeux n’allant jamais sans le pain...

Plus grave, l’extase provoquée chez certains théoriciens par le règne d’internet masque un fait massif, et tu : jamais dans l’histoire de l’humanité n’importe quel quidam n’a eu accès à autant d’œuvres, de connaissances, de savoir-faire, de groupes humains produits par dix mille ans d’histoire mondiale et jamais la création artistique, philosophique ou scientifique n’a été aussi nulle. Tout ce qui se donne pour Arts et Sciences contemporains n’est, au mieux, que la continuation fatiguée et mécanique d’un élan et d’une splendeur passés, au pire destruction méthodique [19] – et c’est ainsi qu’ils resteront dans l’histoire, si historiens il existe encore. Encore moins discutable le fait que depuis l’après-guerre, grosso modo, plus aucun imaginaire politique, y compris dans les franges et les marges, ne s’oriente plus vers une autre organisation sociale, une autre société. Il faut reconnaître cette conjonction (qui n’est nullement nécessité) que cette montée de l’insignifiance, décelée dès l’après-guerre [20], est allée de pair avec l’émergence de la société de loisirs... Finissons de rendre cette lecture insupportable en rappelant que ce sont des travailleurs des XVIIIe, XIXe et du début du XXe siècle, à la tâche depuis l’âge de 8 ans, enchaînant des journées de 10 ou 12 heures, qui la nuit, à la lueur des bougies, se sont auto-alphabétisés, ont créé des sociétés de correspondance et des bibliothèques publiques, des associations et des mutuelles, des assurances maladie, des caisses de retraite, des coopératives, des syndicats, et qui, en visant l’instauration révolutionnaire d’une civilisation régie par l’égalité, la justice sociale et la liberté, ont modelé la société et ses innombrables dispositifs d’émancipation qui paraissent si évidents aujourd’hui [21].

Peut-être la mise en place d’une Rente Universelle relancera-t-elle ce vaste mouvement d’auto-transformation de la société aujourd’hui disparu [22]. Mais on est en droit, lorsqu’on a côtoyé (ou été) chômeur heureux, intermittent créatif, allocataire handicapé, retraité actif, rentier militant, femme au foyer entretenue ou encore associatif subventionné, de douter quelque peu que le réveil des peuples soit une question de disponibilité horaire...

(.../...)

Deuxième partie disponible ici


[1« Illusion et vérité politiques » [1978-1979] dans Quelle démocratie ? Écrits politiques 1945-1997, tome 2, p. 30, éditions du Sandre, 2013.

[2Titre du dossier consacré à la question du Monde Diplomatique de mai 2013.

[3Le recueil Contre l’allocation universelle (Mateo Alaluf & Daniel Zamora (dir.), Lux Éditeur 2016), par exemple, contient des réfutations efficaces, essentiellement historiques et économiques.

[4Le lecteur trouvera deux versions « réalistes » qui s’opposent aujourd’hui dans le Liber de Gaspard Koening et Marc de Basquiat, du « think tank » libéral Génération libre, et le droit au revenu inconditionnel de Baptiste Mylondo, qui a la faveur des écologistes et de la « Gauche ». Le Mouvement Français pour le Revenu de Base semble servir de navire amiral.

[5Voir notre modeste participation à ce chantier titanesque dans Démocratie directe : principes, enjeux, perspectives (brochures n° 20, 20 bis et 20 ter, Collectif Lieux Communs, avril 2013, mai 2014, janvier 2015), recueil de textes axés autour du projet de démocratie directe, de redéfinition collective des besoins et d’égalité des revenus... Tous nos textes sont consultables en ligne sur collectiflieuxcommuns.fr.

[6Cf. « Le monde est un polder : qu’est-ce que cela implique pour nous aujourd’hui ? » dans Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard 2006, p. 738-792.

[7Voir les rengaines éternelles sur d’hypothétiques « voitures propres » et l’ahurissement, que l’on espère surjoué, de chacun face au Dieselgate des moteurs truqués par les constructeurs pour esquiver les contrôles, ou encore le scandale permanent de l’industrie agro-alimentaire, qui resurgit spasmodiquement.

[8Voir la grande fresque dressée par Matthieu Auzanneau, Or noir. La grande histoire du pétrole, La Découverte 2015, ainsi que le blog de l’auteur, Oil Man, chroniques du début de la fin du pétrole (http://petrole.blog.lemonde.fr/), qui tente de lier ressources énergétiques et rythmes économiques.

[9Voir le livre très documenté de Hugues Stoeckel La faim du monde. L’humanité au bord d’une famine globale, Max Milo, 2012.

[10Sur les derniers progrès du management et son extension à toutes les sphères d’activités, on lira Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce. Essai sur la modernisation de l’entreprise et de l’école, La Découverte, 1999, ainsi que le classique Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard 1999.

[11On lira facilement dans Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale (Christophe Dejours, Seuil 1998) la transposition sur le terrain mental d’une contradiction qui était auparavant sociale et que Castoriadis formulait ainsi en 1961 : « L’organisation capitaliste de la société est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé l’est : elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui les contrarient constamment. Pour se situer au niveau fondamental, celui de la production : le système capitaliste ne peut vivre qu’en essayant continuellement de réduire les salariés en purs exécutants – et il ne peut fonctionner que dans la mesure où cette réduction ne se réalise pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment la participation des salariés au processus de production, participation qu’il tend par ailleurs lui-même à rendre impossible. » (« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2, Écrits politiques, 1945-1997, éditions du Sandre, 2012.)

[12L’expression vient bien sûr de Günther Anders. Cf. L’Obsolescence de l’homme, 1, trad. Christophe David, éditions Ivrea et éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002.

[13C’est précisément la situation provoquée par la « loi sur les pauvres », la célèbre Speenhamland mise en place en Grande-Bretagne en 1795 et qui a provoqué son abolition en 1834. Voir Karl Polanyi « Speenhamland, 1795 » dans La Grande Transformation, Gallimard 1983 [1944], p. 128 sqq.

[14Cf. Préliminaire à toute réflexion sur les troubles en cours et à venir, Guy Fargette, janvier 2009 (https://collectiflieuxcommuns.fr/18...).

[15Au point qu’il est sérieusement envisagé de financer la Rente Universelle par une taxe sur les robots... Cf. « Le Parlement européen adopte un texte sur le statut des robots », Elsa Trujillo, lefigaro.fr, 15.02.17. Et on ne s’étonnera pas que la Silicon Valley s’intéresse de près à l’idée de Rente Universelle. On lira les mises en garde de Pascal de Lima dans « Comment éviter de ’sombrer dans le totalitarisme technologique’ », Le Monde, 19.04.17.

[16Constat qui s’est étendu au grand public après Mai 68. Cf. par exemple Jean Rousselet ; L’allergie au travail, Seuil 1974.

[17Sur la nature de la culture mass-médiatique et l’émergence symétrique des « contre-cultures », l’essentiel semble avoir été dit par Jean Baudrillard dans La société de consommation [1970], Gallimard 1986.

[18On lira par exemple, sur le culte de la Culture et son monopole par la machinerie étatique, L’État culturel. Essai sur une religion moderne, de Marc Fumaroli, Éditions de Fallois, 1991.

[19Cf. Transformation sociale et création culturelle [1979] de C. Castoriadis (dans Fenêtre sur le chaos, Seuil, 2007) : « Je propose simplement au lecteur l’expériment mental suivant : qu’il s’imagine posant, entre quatre yeux aux plus célèbres contemporains cette question : vous considérez-vous sincèrement sur la même ligne de crête que, Mozart, Beethoven ou Wagner, que Jan van Eyck, Velázquez, Rembrandt ou Picasso, que Brunelleschi, Michel-Ange ou Frank Lloyd Wright, que Shakespeare, Rimbaud, Kafka ou Rilke ? Et qu’il imagine sa réaction, si l’interrogé lui répondait : oui.  »

[20Notamment par l’École de Francfort.

[21L’évidence de ce fait n’a d’égal que l’ignorance croissante dont il fait l’objet. Sur l’univers du mouvement ouvrier, la bible reste Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise [1963], Points 2012. On pourra également lire Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier [1981], Pluriel 2012, qui s’en est largement inspiré.

[22C’est la perspective béate, tellement partagée, d’une Camille Bosquet malgré sa référence si proche des nôtres... « Le revenu de base comme projet d’autonomie, écho à la pensée de Cornelius Castoriadis », 23.03.17 (https://blogs.mediapart.fr/camille-...).


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