La montée de l’insignifiance

Entretien avec O.Morel (1993)
 2007

Entretien réalisé le 18 juin 1993 par O. Morel et diffusé sur Radio Plurielle, puis édité sous le nom « La montée de l’insignifiance » dans le volume « La Montée de l’insignifiance, les carrefours du labyrinthe IV », ed. Seuil.

Source : république des lettres


partie 1

partie 2

J’aimerais d’abord évoquer votre trajectoire intellectuelle, à la fois atypique et symbolique. Quel est aujourd’hui votre jugement à l’égard de cette aventure commencée en 1946 : Socialisme ou Barbarie ?

Cornelius Castoriadis : J’ai déjà écrit tout cela par deux fois au moins (dans l’Introduction générale de la Société bureaucratique, Vol. I, 10/18, 1973, et dans Fait et à faire, épilogue à Autonomie et autotransformation de la société, La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, Droz, 1989), aussi je serai très bref. J’ai commencé à m’occuper de politique très jeune. J’avais découvert en même temps la philosophie et le marxisme quand j’avais douze ans, et j’ai adhéré à l’organisation illégale des Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxas à la dernière classe du lycée, à quinze ans. Au bout de quelques mois, mes camarades de cellule (j’aimerais marquer ici leurs noms : Koskinas, Dodopoulos et Stratis) ont été arrêtés, mais, bien que sauvagement torturés, ne m’ont pas donné. J’ai ainsi perdu le contact, que je n’ai retrouvé que pendant le début de l’occupation allemande. J’ai rapidement découvert que le Parti communiste n’avait rien de révolutionnaire, mais était une organisation chauvine et totalement bureaucratique (on dirait aujourd’hui une microsociété totalitaire). Après une tentative de « réforme » avec d’autres camarades, qui évidemment a rapidement échoué, j’ai rompu et j’ai adhéré au groupe trotskiste le plus à gauche, dirigé par une figure inoubliable de révolutionnaire, Spiros Stinas. Mais là aussi, en fonction aussi de lectures de quelques livres miraculeusement préservés des autodafés de la dictature (Souvarine, Ciliga, Serge, Barmine – et évidemment Trotsky lui-même, qui visiblement articulait a,b,c mais ne voulait pas prononcer d,e,f), j’ai vite commencé à penser que la conception trotskiste était incapable de rendre compte aussi bien de la nature de l’« URSS » que de celle des partis communistes. La critique du trotskisme et ma propre conception ont pris définitivement forme pendant la première tentative de coup d’État stalinien à Athènes, en décembre 1944. Il devenait en effet visible que le PC n’était pas un « parti réformiste » allié de la bourgeoisie, comme le voulait la conception trotskiste, mais qu’il visait à s’emparer du pouvoir pour instaurer un régime de même type que celui existant en Russie – prévision confirmée avec éclat par les événements qui ont suivi, à partir de 1945, dans les pays d’Europe orientale et centrale. Cela m’a aussi amené à rejeter l’idée de Trotsky que la Russie était un « Etat ouvrier dégénéré » et à développer la conception, que je considère toujours juste, selon laquelle la révolution russe avait conduit à l’instauration d’un nouveau type de régime d’exploitation et d’oppression, où une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, s’était formée autour du Parti communiste. J’ai appelé ce régime capitalisme bureaucratique total et totalitaire. Venu en France fin 1945, j’ai exposé ces idées dans le parti trotskiste français, ce qui a attiré vers moi un certain nombre de camarades avec lesquels nous avons formé une tendance critiquant la politique trotskiste officielle. A l’automne 1948, lorsque les trotskistes ont adressé à Tito, alors en rupture de ban avec Moscou, la proposition à la fois monstrueuse et dérisoire, de former avec lui un front unique, nous avons décidé de rompre avec le parti trotskiste et nous avons fondé le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, dont le premier numéro est sorti en mars 1949. La revue a publié 40 numéros jusqu’à l’été 1965 et le groupe lui-même s’est dissous en 1966-67. Le travail pendant cette période a d’abord consisté en l’approfondissement de la critique du stalinisme, du trotskisme, du léninisme et finalement du marxisme et de Marx lui-même. On trouve cette critique de Marx déjà dans mon texte publié en 1953-54 (Sur la dynamique du capitalisme), critiquant l’économie de Marx, dans les articles de 1955-58 (Sur le contenu du socialisme), critiquant sa conception de la société socialiste et du travail, dans le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (1960), et finalement dans les textes écrits depuis 1959 mais publiés dans S. ou B. en 1964-65 sous le titre Marxisme et théorie révolutionnaire et repris comme première partie de L’Institution imaginaire de la société (1975). Depuis la fin de Socialisme ou Barbarie, je ne me suis plus occupé directement et activement de politique, sauf un bref moment pendant Mai 68. J’essaie de rester présent comme une voix critique, mais je suis convaincu que la faillite des conceptions héritées (que ce soit le marxisme, le libéralisme ou les vues générales sur la société, l’histoire, etc.) rend nécessaire une reconsidération de tout l’horizon de pensée dans lequel s’est situé depuis des siècles le mouvement politique d’émancipation. Et c’est à ce travail que je me suis attelé depuis lors.

Est-ce que la dimension politique et militante a toujours été pour vous primordiale ? Est-ce que la posture philosophique serait le point silencieux qui prédétermine la position politique ? S’agit-il de deux activités incompatibles ?

Cornelius Castoriadis : Certes non. Mais d’abord une précision : j’ai déjà dit que pour moi, dès le départ, et depuis très longtemps, je considère qu’il n’y a pas de passage direct de la philosophie à la politique. Par exemple, dans le marxisme ou le prétendu marxisme, il y a une fausse déduction d’une mauvaise politique à partir d’une philosophie absurde. La parenté entre philosophie et politique consiste en ce que toutes les deux visent notre liberté, notre autonomie – en tant que citoyens, et en tant qu’êtres pensants – et que dans les deux cas il y a au départ une volonté – réfléchie, lucide, mais volonté quand même – visant cette liberté. Contrairement aux absurdités qui ont à nouveau cours en Allemagne, il n’y a pas de fondation rationnelle de la raison, ni de fondation rationnelle de la liberté. Dans les deux cas il y a certes une justification raisonnable – mais elle vient en aval, elle s’appuie sur ce que seule l’autonomie rend possible pour les humains. La pertinence politique de la philosophie est que la critique et l’élucidation philosophiques permettent de détruire précisément les faux présupposés philosophiques (ou théologiques), qui ont si souvent servi à justifier les régimes hétéronomes.

Donc le travail de l’intellectuel est un travail critique dans la mesure où il casse les évidences, où il est là pour dénoncer ce qui paraît aller de soi. C’est sans doute ce à quoi vous pensiez quand vous écriviez : « Il suffisait de lire six lignes de Staline pour comprendre que la révolution ne pouvait pas être ça. »

Cornelius Castoriadis : Oui, mais ici encore une précision est nécessaire : le travail de l’intellectuel devrait être un travail critique, et il en a été ainsi souvent dans l’histoire. Par exemple, au moment de la naissance de la philosophie en Grèce, les philosophes mettent en question les représentations collectives établies, les idées sur le monde, les dieux, le bon ordre de la cité. Mais assez rapidement il y a une dégénérescence : les intellectuels abandonnent, trahissent leur rôle critique et deviennent les rationnalisateurs de ce qui est, des justificateurs de l’ordre établi. L’exemple le plus extrême, mais aussi sans doute le plus parlant, ne serait-ce que parce qu’il incarne un destin et un aboutissement presque nécessaire de la philosophie héritée, est Hegel, avec ses fameuses proclamations : « Tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. » Dans la période récente, on en a deux cas flagrants avec en Allemagne Heidegger et son adhésion profonde, au-delà des péripéties et des anecdotes, à l’« esprit » du nazisme, et en France Sartre, qui depuis 1952 au moins a justifié les régimes staliniens et, lorsqu’il a rompu avec le communisme ordinaire, est passé au soutien de Castro, de Mao, etc. Cette situation n’a pas tellement changé, sinon dans son expression. Après l’effondrement des régimes totalitaires et la pulvérisation du marxisme-léninisme, les intellectuels occidentaux dans leur majorité passent leur temps à glorifier les régimes occidentaux comme des régimes « démocratiques », peut-être pas idéaux (je ne sais pas ce que cette expression veut dire), mais les meilleurs régimes humainement réalisables, et à affirmer que toute critique de cette pseudo-démocratie conduit droit au Goulag. On a ainsi une répétition interminable de la critique du totalitarisme, qui vient soixante-dix, soixante, cinquante, quarante, trente, vingt ans trop tard (plusieurs « antitotalitaires » d’aujourd’hui soutenaient le maoïsme au début des années 70), critique qui permet de passer sous silence les problèmes brûlants d’aujourd’hui : la décomposition des sociétés occidentales, l’apathie, le cynisme et la corruption politiques, la destruction de l’environnement, la situation des pays misérables, etc. Ou bien, autre cas de la même figure, on se retire dans sa tour de polystyrène et l’on y soigne ses précieuses productions personnelles.

En somme il y aurait deux figures symétriques : l’intellectuel responsable, prenant des responsabilités culminant dans l’irresponsabilité meurtrière, comme dans les cas de Heidegger et de Sartre que vous dénoncez, et l’intellectuel hors pouvoir, culminant dans la déresponsabilisation face aux crimes. Peut-on formuler ainsi les choses, et où situez-vous alors le rôle correct de l’intellectuel et de la critique ?

Cornelius Castoriadis : Il faut se débarrasser à la fois de la surestimation et de la sous-estimation du rôle de l’intellectuel. Il y a eu des penseurs et des écrivains qui ont exercé une influence immense dans l’histoire – pas toujours pour le mieux d’ailleurs. Platon en est sans doute l’exemple le plus frappant puisqu’aujourd’hui encore tout le monde, même s’il ne le sait pas, réfléchit en termes platoniciens. Mais dans tous les cas, à partir du moment où quelqu’un se mêle de s’exprimer sur la société, l’histoire, le monde, l’être, il entre dans le champ de forces social-historique et il y joue un rôle qui peut aller de l’infime au considérable. Dire que ce rôle est un rôle de « pouvoir » serait à mon avis un abus de langage : l’écrivain, le penseur, avec les moyens particuliers que lui donnent sa culture, ses capacités, exerce une influence dans la société, mais cela fait partie de son rôle de citoyen : il dit ce qu’il pense et prend la parole sous sa responsabilité. De cette responsabilité, personne ne peut se dégager, même celui qui ne parle pas et qui de ce fait laisse parler les autres et l’espace social-historique occupé peut-être par des idées monstrueuses. On ne peut pas à la fois mettre en accusation le « pouvoir intellectuel » et dénoncer dans le silence des intellectuels allemands après 1933 une complicité avec le nazisme.

On a l’impression qu’il est de plus en plus difficile de trouver des points d’appui pour critiquer et pour exprimer ce qui fonctionne mal. Pourquoi la critique ne fonctionne-t-elle plus aujourd’hui ?

Cornelius Castoriadis : La crise de la critique n’est qu’une des manifestations de la crise générale et profonde de la société. Il y a ce pseudo-consensus généralisé, la critique et le métier d’intellectuel sont pris dans le système beaucoup plus qu’autrefois et d’une manière plus intense, tout est médiatisé, les réseaux de complicité sont presque tout-puissants. Les voix discordantes ou dissidentes ne sont pas étouffées par la censure ou par des éditeurs qui n’osent plus les publier, elles sont étouffées par la commercialisation générale. La subversion est prise dans le tout-venant de ce qui se fait, de ce qui se propage. Pour faire la publicité d’un livre, on dit aussitôt : « Voici un livre qui révolutionne son domaine » — mais on dit aussi que les pâtes Panzani ont révolutionné la cuisine. Le mot « révolutionnaire » — comme les mots création ou imagination — est devenu un slogan publicitaire, c’est ce qu’on appelait il y a quelques années la récupération. La marginalité devient quelque chose de revendiqué et de central, la subversion est une curiosité intéressante qui complète l’harmonie du système. Il y a une capacité terrible de la société contemporaine à étouffer toute véritable divergence, soit en la taisant, soit en en faisant un phénomène parmi d’autres, commercialisé comme les autres. Nous pouvons détailler encore plus. Il y a la trahison par les critiques eux-mêmes de leur rôle de critiques, il y a la trahison de la part des auteurs de leur responsabilité et de leur rigueur, il y a la vaste complicité du public, qui est loin d’être innocent dans cette affaire, puisqu’il accepte le jeu et s’adapte à ce qu’on lui donne. L’ensemble est instrumentalisé, utilisé par un système lui-même anonyme. Tout cela n’est pas le fait d’un dictateur, d’une poignée de grands capitalistes ou d’un groupe de faiseurs d’opinion ; c’est un immense courant social-historique qui va dans cette direction et fait que tout devient insignifiant. La télévision en offre évidement le meilleur exemple : du fait même qu’une chose est placée au centre de l’actualité pour 24 heures, elle devient insignifiante et cesse d’exister après ces 24 heures parce qu’on a trouvé ou qu’il faut trouver autre chose qui en prendra la place. Culte de l’éphémère qui exige en même temps une contraction extrême : ce qu’on appelle à la télévision américaine le attention span, la durée utile d’attention d’un spectateur, qui était de 10 minutes il y a encore quelques années, pour tomber graduellement à 5 minutes, à 1 minute, et maintenant à 10 secondes. Le spot télévisuel de 10 secondes est considéré comme le média le plus efficace, c’est celui qui est utilisé pendant les campagnes présidentielles et il est tout à fait compréhensible que ces spots ne contiennent rien de substantiel, mais soient consacrés à des insinuations diffamatoires. Apparemment, c’est la seule chose que le spectateur soit capable d’assimiler. Cela est à la fois vrai et faux. L’humanité n’a pas dégénéré biologiquement, les gens sont encore capables de faire attention à un discours argumenté et relativement long mais il est vrai aussi que le système et les médias « éduquent » – à savoir déforment systématiquement – les gens, de sorte qu’ils ne puissent pas finalement s’intéresser à quelque chose qui dépasse quelques secondes ou à la rigueur quelques minutes. Il y a là une conspiration, non pas au sens policier, mais au sens étymologique : tout cela « respire ensemble », souffle dans la même direction, d’une société dans laquelle toute critique perd son efficacité.

Mais comment se fait-il que la critique ait été si féconde et si virulente pendant la période qui culmine avec 1968 — période sans chômage, sans crise, sans sida, sans racisme type Le Pen — et qu’aujourd’hui avec la crise, le chômage, tous les autres problèmes, la société soit apathique ?

Cornelius Castoriadis : Il faut revoir les dates et les périodes. Pour l’essentiel, la situation d’aujourd’hui était déjà là à la fin des années 1950. Dans un texte écrit en 1959-60 (Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, publié à l’époque dans S. ou B. et repris dans le volume de 10/18, Capitalisme moderne et révolution), je décrivais déjà l’entrée de la société dans une phase d’apathie, de privatisation des individus, de repli de chacun sur son petit cercle personnel, de dépolitisation qui n’était plus conjoncturelle. Il est vrai que pendant la décennie 1960 les mouvements en France, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie et ailleurs, ceux des jeunes, des femmes, des minorités, ont semblé apporter un démenti à ce diagnostic. Mais dès le milieu des années 1970 on a pu voir qu’il y avait dans tout cela comme une dernière grande flambée des mouvements commencés avec les Lumières. La preuve en est que tous ces mouvements n’ont finalement mobilisé que des minorités de la population. Il y a des facteurs conjoncturels qui ont joué un rôle dans cette évolution – par exemple les chocs pétroliers. En eux-mêmes, ceux-ci n’ont guère d’importance, mais ils ont facilité une contre-offensive, un chantage à la crise des couches dirigeantes. Mais cette contre-offensive n’aurait pas pu avoir les effets qu’elle a eus si elle ne rencontrait pas devant elle une population de plus en plus atone. À la fin des années 1970, on a observé aux États-Unis, pour la première fois depuis peut-être un siècle, des accords entre firmes et syndicats où ces derniers acceptaient des réductions de salaires. On observe des niveaux de chômage qui auraient été impensables depuis 1945 et dont moi-même j’avais écrit qu’ils étaient devenus impossibles, car ils auraient fait exploser le système. On voit aujourd’hui que je me trompais. Mais, en arrière de ces éléments conjoncturels, il y a des facteurs beaucoup plus lourds. L’effondrement graduel puis accéléré des idéologies de gauche, le triomphe de la société de consommation, la crise des significations imaginaires de la société moderne (significations de progrès et/ou de révolution), tout cela, sur quoi on reviendra, manifeste une crise du sens et c’est cette crise du sens qui permet aux éléments conjoncturels de jouer le rôle qu’ils jouent.

Mais cette crise du sens et de la signification a déjà été analysée. Il semble que nous sommes passés, en quelques années ou décennies, de la crise comme Krisis au sens par exemple de Husserl à un discours sur la crise comme perte et/ou absence de sens, à une sorte de nihilisme. N’y aurait-il pas deux tentations aussi proches que difficiles à identifier : d’un côté, déplorer le déclin effectif des valeurs occidentales héritées des Lumières (nous avons à digérer Hiroshima, Kolyma, Auschwitz, le totalitarisme à l’Est) proclamer d’autre part (l’attitude nihiliste et/ou déconstructionniste) que le déclin est le nom même de la modernité occidentale tardive, que celle-ci soit est insauvable soit ne peut être sauvée que par un retour aux origines (religieuses, morales, fantasmatiques), que l’Occident est coupable de cet alliage de raison et de domination qui achève son empire sur un désert. Entre ces deux tendances, de mortification imputant Auschwitz et Kolyma aux Lumières, et de nihilisme s’en remettant (ou pas) au « retour aux origines », où vous situez-vous ?

Cornelius Castoriadis : Je pense, d’abord, que les deux termes que vous opposez reviennent finalement au même. Pour une bonne partie, l’idéologie et la mystification déconstructionniste s’appuient sur la « culpabilité » de l’Occident : elles procèdent, brièvement parlant, d’un mélange illégitime, où la critique (faite depuis longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est subrepticement confondue avec le dénigrement des idées de vérité, d’autonomie, de responsabilité. On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.). Laissons ici de côté la Grèce. L’Occident moderne, depuis des siècles, est animé par deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées, même si elles se sont contaminées réciproquement : le projet d’autonomie individuelle et collective, la lutte pour l’émancipation de l’être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle qu’effective dans la réalité sociale et le projet capitaliste, démentiel, d’une expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global (et pour autant encore plus monstrueux), d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles. Le totalitarisme n’est que la pointe la plus extrême de ce projet de domination – qui du reste s’inverse dans sa propre contradiction, puisque même la rationalité restreinte, instrumentale du capitalisme classique devient chez lui irrationalité et absurdité, comme le stalinisme et le nazisme l’ont montré. Pour revenir au point de départ de votre question, vous avez raison de dire que nous ne vivons pas aujourd’hui une Krisis au vrai sens du terme, à savoir un moment de décision. (Dans les écrits hippocratiques, la krisis, la crise d’une maladie est le moment paroxystique au bout duquel le malade ou bien mourra, ou bien, par une réaction populaire provoquée par la crise elle-même, entamera son processus de guérison). Nous vivons une phase de décomposition. Dans une crise, il y a les éléments opposés qui se combattent – alors que ce qui caractérise précisément la société contemporaine est la disparition du conflit social et politique. Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans dans S. ou B., à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens : les partis politiques officiels disent la même chose, Balladur fait aujourd’hui ce que Bérégovoy faisait hier. Il n’y a en vérité ni programmes opposés, ni participation des gens à des conflits ou luttes politiques, ou simplement à une activité politique. Au plan social, il n’y a pas seulement la bureaucratisation des syndicats et leur réduction à un état squelettique, mais la quasi-disparition des luttes sociales. Il n’y a jamais eu aussi peu de journées de grève en France, par exemple, que depuis dix ou quinze ans – et presque toujours, ces grèves ont un caractère catégoriel ou corporatiste. Mais, on l’a déjà dit, la décomposition se voit surtout dans la disparition des significations, l’évanescence presque complète des valeurs. Et celle-ci est, à terme, menaçante pour la survie du système lui-même. Lorsque, comme c’est le cas dans toutes les sociétés occidentales, on proclame ouvertement (et ce sont les socialistes en France à qui revient la gloire de l’avoir fait comme la droite n’avait pas osé le faire) que la seule valeur est l’argent, le profit, que l’idéal sublime de la vie sociale est l’enrichissez-vous, peut-on concevoir qu’une société peut continuer à fonctionner et à se reproduire sur cette unique base ? S’il en est ainsi, les fonctionnaires devraient demander et accepter des bakchichs pour faire leur travail, les juges mettre les décisions des tribunaux aux enchères, les enseignants accorder de bonnes notes aux enfants dont les parents leur ont glissé un chèque, et le reste à l’avenant. J’ai écrit, il y a presque quinze ans de cela : la seule barrière pour les gens d’aujourd’hui est la peur de la sanction pénale. Mais pourquoi ceux qui administrent cette sanction seraient-ils eux-mêmes incorruptibles ? Qui gardera les gardiens ? La corruption généralisée que l’on observe dans le système politico-économique contemporain n’est pas périphérique ou anecdotique, elle est devenue un trait structurel, systémique, de la société où nous vivons. En vérité, nous touchons là un facteur fondamental, que les grands penseurs politiques du passé connaissaient et que les prétendus « philosophes politiques » d’aujourd’hui, mauvais sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement : l’intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l’éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une source de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien – combinant une inventivité technique, la capacité de réunir des capitaux, d’organiser une entreprise, d’explorer, de pénétrer, de créer des marchés – est en train de disparaître. Il est remplacé par des bureaucraties managériales et par des spéculateurs. Ici encore, tous les facteurs conspirent. Pourquoi s’escrimer pour faire produire et vendre, au moment où un coup réussi sur les taux de change à la Bourse de New York ou d’ailleurs peut vous rapporter en quelques minutes 500 millions de dollars ? Les sommes en jeu dans la spéculation de chaque jour sont de l’ordre du PNB des États-Unis en un an. Il en résulte un drainage des éléments les plus « entreprenants » vers ce type d’activités qui sont tout à fait parasitaires du point de vue du système capitaliste lui-même. Si l’on met ensemble tous ces facteurs, et qu’on tienne, en outre, compte de la destruction irréversible de l’environnement terrestre qu’entraîne nécessairement l’« expansion » capitaliste (elle-même condition nécessaire de la « paix sociale »), l’on peut et l’on doit se demander combien de temps encore le système pourra fonctionner.

Ce « délabrement » de l’Occident, cette « décomposition » de la société, des valeurs, cette privatisation et cette apathie des citoyens ne sont-ils pas aussi dûs au fait que les défis, face à la complexité du monde, sont devenus démesurés ? Nous sommes peut-être des citoyens sans boussole.

Cornelius Castoriadis : Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père.

Ce délabrement dont nous parlons n’est certes pas le seul fait des sociétés occidentales. Que faut-il dire des autres ? Et, d’autre part, peut-on dire qu’il entraîne aussi les valeurs révolutionnaires occidentales ? Et quel est le rôle, dans cette évolution, de la fameuse « culpabilité » de l’Occident ?

Cornelius Castoriadis : Dans l’histoire de l’Occident il y a une accumulation d’horreurs – contre les autres, tout autant que contre lui-même. Ce n’est pas le privilège de l’Occident : qu’il s’agisse de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique avant la colonisation ou des Aztèques, les accumulations d’horreurs sont partout. L’histoire de l’humanité n’est pas l’histoire de la lutte des classes, c’est l’histoire des horreurs – bien qu’elle ne soit pas que cela. Il y a, il est vrai, une question à débattre, celle du totalitarisme : est-ce, comme je le pense, l’aboutissement de cette folie de la maîtrise dans une civilisation qui fournissait les moyens d’extermination et d’endoctrinement à une échelle jamais auparavant connue dans l’histoire, est-ce un destin pervers immanent à la modernité comme telle, avec toutes les ambiguïtés dont elle est porteuse, est-ce encore autre chose ? C’est, pour notre présente discussion, une question si j’ose dire théorique, dans la mesure où les horreurs du totalitarisme, l’Occident les a dirigées contre les siens (y compris les Juifs), dans la mesure où le « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » n’est pas une phrase de Lénine, mais d’un duc très chrétien, prononcée non pas au XXe siècle, mais au XVIe siècle, dans la mesure où les sacrifices humains ont été abondamment et régulièrement pratiqués par des cultures non européennes, etc., etc. L’Iran de Khomeyni n’est pas un produit des Lumières. Il y a en revanche quelque chose qui est la spécificité, la singularité et le lourd privilège de l’Occident : cette séquence social-historique qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du XIe siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on voit émerger un projet de liberté, d’autonomie individuelle et collective, de critique et d’autocritique : le discours de dénonciation de l’Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est capable en Occident, du moins certains d’entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l’extermination des Indiens d’Amérique. Mais je n’ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois, faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd’hui les Japonais nier les atrocités qu’ils ont commises pendant la Seconde guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux dont ils souffrent – la misère, le manque de démocratie, l’arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, 130 ans : c’est le cas de l’Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l’esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et le Moyen-Orient commence au XVème siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans – donc les Arabes n’en parlent pas. L’épanouissement de la culture arabe s’est arrêté vers le XIe, au plus le XIIème siècle, huit siècles avant qu’il soit question d’une conquête par l’Occident. Et cette même culture arabe s’était bâtie sur la conquête, l’extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Égypte, en 550 de notre ère, il n’y avait pas d’Arabes – pas plus qu’en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays et convertir, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ces faits dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIe siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage a été introduite en Afrique par les marchands arabes à partir des XI-XIIème siècles (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l’esclavage n’a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu’il subsiste toujours dans certains d’entre eux. Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci : que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s’auto-critiquer. Il y a dans l’histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n’y a que l’Occident qui a créé cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d’une discussion raisonnable entre être humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime.

Vous dites quelque part que le poids de la responsabilité de l’humanité occidentale — parce que précisément c’est elle qui a créé cette contestation interne — vous fait penser que c’est là d’abord qu’une transformation radicale devrait avoir lieu. Est-ce qu’aujourd’hui les réquisits d’une véritable autonomie, d’une émancipation, d’une auto-institution de la société, peut-être d’un « progrès », bref d’un renouvellement des significations imaginaires créées par la Grèce et reprises par l’Occident européen ne semblent-ils pas faire défaut ?

Cornelius Castoriadis : D’abord, il ne faut pas mêler à notre discussion l’idée de « progrès ». Il n’y a pas dans l’histoire de progrès, sauf dans le domaine instrumental. Avec une bombe H nous pouvons tuer beaucoup plus de monde qu’avec une hache en pierre et les mathématiques contemporaines sont infiniment plus riches, puissantes et complexes que l’arithmétique des primitifs. Mais une peinture de Picasso ne vaut ni plus ni moins que les fresques de Lascaux et d’Altamira, la musique balinaise est sublime et les mythologies de tous les peuples sont d’une beauté et d’une profondeur extraordinaires. Et si l’on parle du plan moral, nous n’avons qu’à regarder ce qui se passe autour de nous pour cesser de parler de « progrès ». Le progrès est une signification imaginaire essentiellement capitaliste, à laquelle Marx lui-même s’est laissé prendre. Cela dit, si l’on considère la situation actuelle, situation non pas de crise mais de décomposition, de délabrement des sociétés occidentales, on se trouve devant une antinomie de première grandeur. La voici : ce qui est requis est immense, va très loin – et les êtres humains, tels qu’ils sont et tels qu’ils sont constamment reproduits par les sociétés occidentales, mais aussi par les autres, en sont immensément éloignés. Qu’est-ce qui est requis ? Compte tenu de la crise écologique, de l’extrême inégalité de la répartition des richesses entre pays riches et pays pauvres, de la quasi-impossibilité du système de continuer sa course présente, ce qui est requis est une nouvelle création imaginaire d’une importance sans pareille dans le passé, une création qui mettrait au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation, qui poserait des objectifs de vie différents, qui puissent être reconnus par les êtres humains comme valant la peine. Cela exigerait évidemment une réorganisation des institutions sociales, des rapports de travail, des rapports économiques, politiques, culturels. Or cette orientation est extrêmement loin de ce que pensent, et peut-être de ce que désirent les humains aujourd’hui. Telle est l’immense difficulté à laquelle nous avons à faire face. Nous devrions vouloir une société dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d’être centrales (ou uniques), où l’économie est remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime, dans laquelle on renonce à cette course folle vers une consommation toujours accrue. Cela n’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, mais aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains. Il faudrait donc désormais que les êtres humains (je parle maintenant des pays riches) acceptent un niveau de vie décent mais frugal, et renoncent à l’idée que l’objectif central de leur vie est que leur consommation augmente de 2 ou 3 % par an. Pour qu’ils acceptent cela, il faudrait qu’autre chose donne sens à leur vie. On sait, je sais ce que peut être cette autre chose – mais évidemment cela ne signifie rien si la grande majorité des gens ne l’accepte pas, et ne fait pas ce qu’il faut pour qu’elle se réalise. Cette autre chose, c’est le développement des êtres humains, à la place du développement des gadgets. Cela exigerait une autre organisation du travail, qui devrait cesser d’être une corvée pour devenir un champ de déploiement des capacités humaines, d’autres systèmes politiques, une véritable démocratie comportant la participation de tous à la prise des décisions, une autre organisation de la païdeïa] pour former des citoyens capables de gouverner et d’être gouvernés, comme disait admirablement Aristote – et ainsi de suite... Bien évidemment, tout cela pose des problèmes immenses : par exemple, comment une démocratie véritable, une démocratie directe, pourrait-elle fonctionner non plus à l’échelle de 30 000 citoyens, comme dans l’Athènes classique, mais à l’échelle de 40 millions de citoyens comme en France, ou même à l’échelle de plusieurs milliards d’individus sur la planète. Problèmes immensément difficiles, mais à mon avis solubles — à condition précisément que la majorité des êtres humains et leurs capacités se mobilisent pour en créer les solutions — au lieu de se préoccuper de savoir quand est-ce que l’on pourra avoir une télévision 3 D. Telles sont les tâches qui sont devant nous – et la tragédie de notre époque est que l’humanité occidentale est très loin d’en être préoccupée. Combien de temps cette humanité restera obsédée par ces inanités et ces illusions que l’on appelle marchandises ? Est-ce qu’une catastrophe quelconque – écologique, par exemple – amènerait un réveil brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires ou totalitaires ? Personne ne peut répondre à ce type de questions. Ce que l’on peut dire, est que tous ceux qui ont conscience du caractère terriblement lourd des enjeux doivent essayer de parler, de critiquer cette course vers l’abîme, d’éveiller la conscience de leurs concitoyens.

Un article de Frédéric Gaussen dans Le Monde évoquait récemment un changement qualitatif : une dizaine d’années après le « silence des intellectuels », l’effondrement du totalitarisme à l’Est fonctionne comme une validation du modèle démocratique occidental, les intellectuels reprennent la parole pour défendre ce modèle, invoquant qui Fukuyama, qui Tocqueville et le consensus ambiant sur la « pensée faible ». Ce n’est sans doute pas là le « changement » que vous appelez de vos voeux.

Cornelius Castoriadis : Disons d’abord que les vociférations de 1982-83 sur le « silence des intellectuels » n’était qu’une opération micropoliticienne. Ceux qui vociféraient voulaient que les intellectuels volent au secours du Parti Socialiste, ce que peu de gens étaient prêts à faire (même si pas mal d’entre eux en ont profité pour des places, etc.). Comme en même temps – pour cette dernière raison ou pour d’autres – personne ne voulait le critiquer, la fille restait muette. Mais tout cela concerne le microcosme parisien, cela n’a aucun intérêt et est très loin de ce dont nous parlons. Et il n’y a pas, non plus, « réveil » des intellectuels en ce sens-là. Je pense aussi que ce que vous appelez le tocquevillisme ambiant va avoir la vie courte. Tocqueville, personne n’en discutera, est un penseur très important, il a vu aux Etats-Unis, très jeune, dans les années 1830, des choses très importantes, mais il n’en a pas vu d’autres tout aussi importantes. Par exemple, il n’a pas accordé le poids nécessaire à la différenciation sociale et politique déjà pleinement installée à son époque, ni au fait que l’imaginaire de l’égalité restait confiné à certains aspects de la vie sociale et ne touchait guère les relations effectives de pouvoir. Il serait certes de très mauvais ton de demander aux tocquevilliens, ou prétendus tels, d’aujourd’hui : Et qu’avez-vous donc à dire, en tant que tocquevilliens, sur les fortes différenciations sociales et politiques qui ne s’atténuent nullement, sur les nouvelles qui se créent, sur le caractère fortement oligarchique des prétendues « démocraties », sur l’érosion des conditions aussi bien économiques qu’anthropologiques de la « marche vers l’égalisation des conditions », sur l’incapacité visible de l’imaginaire politique occidental de pénétrer de très vastes régions du monde non occidental ? Et sur l’apathie politique généralisée ? Certes, sur ce dernier point on nous dira que Tocqueville entrevoyait déjà l’émergence d’un « Etat tutélaire » mais cet Etat, s’il est en effet tutélaire (ce qui annule toute idée de « démocratie »), il n’est nullement, comme il croyait, « bienveillant ». C’est un Etat bureaucratisé totalement, livré aux intérêts privés, phagocyté par la corruption, incapable de gouverner même, car devant maintenir un équilibre instable entre les lobbies de toutes sortes qui modèlent la société contemporaine. Et l’« égalité croissante des conditions » en est venue à signifier simplement l’absence de signes extérieurs de statut hérité, et l’égalisation de tous par l’équivalent général, à savoir l’argent – à condition qu’on en ait. Si vous voulez louer une suite au Crillon ou au Ritz, personne ne vous demandera qui vous êtes ou que faisait votre grand-père. Il vous suffit d’être bien habillé et d’avoir un compte en banque bien fourni. Le « triomphe de la démocratie » à l’occidentale a duré quelques mois. Ce que l’on voit, c’est l’état de l’Europe de l’Est et de l’ex « URSS », la Somalie, le Rwanda, le Burundi, l’Afghanistan, Haïti, l’Afrique sub-saharienne, l’Iran, l’Irak, l’Egypte et l’Algérie et j’en passe. Toutes ces discussions ont un côté terriblement provincial. On discute comme si les sujets à la mode en France épuisaient les préoccupations de la planète. Mais la population française représente 1 % de la population terrestre, et le Quartier latin 1 % de la population française. Nous sommes en-deçà du dérisoire. L’écrasante majorité de la planète ne vit pas l’« égalisation des conditions », mais la misère et la tyrannie. Et, contrairement à ce que croyaient aussi bien les libéraux que les marxistes, elle n’est nullement en train de se préparer pour accueillir le modèle occidental de la république capitaliste libérale. Tout ce qu’elle cherche dans le modèle occidental, ce sont des armes et des objets de consommation – ni le habeas corpus, ni la séparation des pouvoirs. C’est éclatant pour les pays musulmans – un milliard d’habitants -, pour l’Inde – presque un autre milliard -, dans la plupart des pays du Sud-Est asiatique et d’Amérique latine. La situation mondiale, extrêmement grave, rend ridicules aussi bien l’idée d’une « fin de l’histoire » que d’un triomphe universel du « modèle démocratique » à l’occidentale. Et ce « modèle » se vide de sa substance-même dans ses pays d’origine.

Vos critiques acerbes du modèle occidental libéral ne doivent pas nous empêcher de voir les difficultés de votre projet politique global. Dans un premier mouvement, la démocratie est pour vous la création imaginaire d’un projet d’autonomie et d’auto-institution que vous souhaitez voir triompher. Dans un second mouvement, vous puisez dans ce concept d’autonomie et d’auto-institution pour critiquer le capitalisme libéral. Deux questions : n’est-ce pas là d’abord pour vous une manière de faire votre deuil du marxisme, à la fois comme projet et comme critique ? N’y a-t-il pas là, en deuxième lieu, une sorte d’ambiguïté, dans la mesure où cette « autonomie » est précisément ce dont le capitalisme a structurellement besoin pour fonctionner, en atomisant la société, en « personnalisant » la clientèle, en rendant dociles et utiles des citoyens qui auront tous intériorisé l’idée qu’ils consomment de leur propre fait, qu’ils obéissent de leur propre fait, etc. ?

Cornelius Castoriadis : Je commence par votre deuxième question, qui repose sur un malentendu. L’atomisation des individus n’est pas l’autonomie. Lorsqu’un individu achète un frigo ou une voiture, il fait ce que font quarante millions d’autres individus, il n’y a là ni individualité, ni autonomie, c’est précisément une des mystifications de la publicité contemporaine : « Personnalisez-vous, achetez la lessive X ». Et voilà des millions d’individus qui se « personnalisent » (!) en achetant la même lessive. Ou bien, vingt millions de foyers à la même heure et à la même minute tournent le même bouton de leur télévision pour voir les mêmes âneries. Et c’est là aussi la confusion impardonnable de gens comme Lipovetsky et autres, qui parlent d’individualisme, de narcissisme, etc., comme s’ils avaient eux-mêmes avalé ces fraudes publicitaires. Le capitalisme, comme précisément cet exemple le montre, n’a pas besoin d’autonomie mais de conformisme. Son triomphe actuel, c’est que nous vivons une époque de conformisme généralisé – pas seulement pour ce qui est de la consommation, mais de la politique, des idées, de la culture, etc. Votre première question est plus complexe. Mais d’abord une clarification « psychologique ». Certainement, j’ai été marxiste mais ni la critique du régime capitaliste, ni le projet d’émancipation ne sont des inventions de Marx et je crois que ma trajectoire montre que mon souci premier n’a jamais été de « sauver » Marx. J’ai très tôt critiqué Marx précisément parce que j’ai découvert qu’il n’était pas resté fidèle à ce projet d’autonomie. Quant au fond de la question, il faut reprendre les choses plus en amont. L’histoire humaine est création, ce qui veut dire que l’institution de la société est toujours auto-institution, mais auto-institution qui ne se sait pas comme telle et ne veut pas se savoir comme telle. Dire que l’histoire est création signifie que l’on ne peut ni expliquer, ni déduire telle forme de société à partir de facteurs réels ou de considérations logiques. Ce n’est pas la nature du désert ou le paysage du Moyen-Orient qui expliquent la naissance du judaïsme – ni d’ailleurs, comme c’est à nouveau la mode de le dire, la supériorité « philosophique » du monothéisme sur le polythéisme. Le monothéisme hébreu est une création du peuple hébreu, et ni la géographie grecque, ni l’état des forces productives de l’époque n’expliquent la naissance de la polis grecque démocratique, parce que des cités, le monde méditerranéen de l’époque en est plein et que l’esclavage était là partout – en Phénicie, à Rome, à Carthage. La démocratie a été une création grecque – création qui est certes restée limitée, puisqu’il y avait l’esclavage, le statut des femmes, etc. Mais l’importance de cette création, c’était l’idée inimaginable à l’époque dans le reste du monde qu’une collectivité peut s’auto-instituer explicitement et s’auto-gouverner. L’histoire est création, et chaque forme de société est une création particulière. Je parle d’institution imaginaire de la société, parce que cette création est l’oeuvre de l’imaginaire collectif anonyme. Les Hébreux ont imaginé, ont créé leur Dieu comme un poète crée un poème, un musicien une musique. La création sociale est évidemment infiniment plus ample, puisqu’elle est chaque fois création d’un monde, le monde propre de cette société : dans le monde des Hébreux, il y a un Dieu avec des caractéristiques tout à fait particulières, qui a créé ce monde et les hommes, leur a donné des lois, etc. La même chose est vraie pour toutes les sociétés. L’idée de création n’est pas du tout identique à l’idée de valeur : ce n’est parce que telle chose, sociale ou individuelle, est une création, qu’elle est à valoriser. Auschwitz et le Goulag sont des créations au même titre que le Parthénon ou Notre-Dame de Paris. Créations monstrueuses, mais créations absolument fantastiques – le système concentrationnaire est une création fantastique – ce qui ne veut pas dire qu’on a à les avaliser. Ce sont les publicitaires qui disent : « Notre firme est plus créative que les autres. » Elle peut l’être pour créer des idioties ou des monstruosités. Parmi les créations de l’histoire humaine, une est singulièrement singulière : celle qui permet à la société considérée de se mettre elle-même en question : création de l’idée d’autonomie, de retour réflexif sur soi, de critique et d’autocritique, d’interrogation qui ne connaît ni n’accepte aucune limite. Création donc en même temps de la démocratie et de la philosophie. Création, de même qu’un philosophe n’accepte aucune limite extérieure à sa pensée, de même la démocratie ne reconnaît pas de limites externes à son pouvoir instituant, ses seules limites résultent de son autolimitation. On sait que la première forme de cette création est celle qui surgit en Grèce ancienne, on sait ou devrait savoir qu’elle est reprise, sous d’autres caractères, en Europe occidentale depuis déjà le XIe siècle avec la création des premières communes bourgeoises qui revendiquent leur autogouvernement, puis la Renaissance, la Réforme, les Lumières, les révolutions du XVIII et XIXème siècles, le mouvement ouvrier, plus récemment avec d’autres mouvements émancipatoires. Dans tout cela Marx et le marxisme ne représentent qu’un moment, important à certains égards, catastrophique à d’autres. Et c’est grâce à cette suite de mouvements qu’il subsiste dans la société contemporaine un certain nombre de libertés partielles, essentiellement négatives et défensives, cristallisées dans quelques institutions : droits de l’homme, non-rétroactivité des lois, une certaine séparation des pouvoirs, etc. Ces libertés n’ont pas été octroyées par le capitalisme, elles ont été arrachées et imposées par ces luttes séculaires. Ce sont elles aussi qui font du régime politique actuel non pas une démocratie (ce n’est pas le peuple qui détient et exerce le pouvoir), mais une oligarchie libérale. Régime bâtard, basé sur la coexistence entre le pouvoir des couches dominantes et une contestation sociale et politique presqu’ininterrompue. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est la disparition de cette contestation qui met en danger la stabilité du régime. C’est parce que les ouvriers ne se laissaient pas faire, que le capitalisme a pu se développer comme il l’a fait. Il est loin d’être certain que le régime pourra continuer de fonctionner avec une population de citoyens passifs, de salariés résignés, etc.

Mais comment une démocratie participative pourrait-elle fonctionner aujourd’hui ? Quels seraient les relais sociaux d’une contestation et d’une critique efficaces ? Vous évoquez parfois une stratégie d’attente ou de patience, qui attendrait un délabrement accéléré des partis politiques. Il y aurait aussi une stratégie du pire, qui souhaiterait l’aggravation de la situation pour que l’on sorte de l’apathie généralisée. Mais il y a aussi une stratégie de l’urgence, qui irait au-devant de l’imprévisible. Évidemment je ne vous demande pas de solutions ex-nihilo. Mais comment et par qui arrivera ce que vous appelez « concevoir autre chose, créer autre chose » ?

Cornelius Castoriadis : Vous l’avez dit vous-même, je ne peux pas à moi seul fournir de réponse à ces questions. S’il y a une réponse, c’est la grande majorité du peuple qui la donnera. Pour ma part, je constate d’un côté l’immensité des tâches et leur difficulté, l’étendue de l’apathie et de la privatisation dans les sociétés contemporaines, l’intrication cauchemardesque des problèmes qui se posent aux pays riches et de ceux qui se posent dans les pays pauvres, et ainsi de suite. Mais aussi, d’un autre côté, on ne peut pas dire que les sociétés occidentales sont mortes, à passer par pertes et profits de l’histoire. Nous ne vivons pas encore dans la Rome ou la Constantinople du IVe siècle où la nouvelle religion avait gelé tout mouvement, et où tout était entre les mains de l’Empereur, du Pape et du Patriarche. Il y a des signes de résistance, des gens qui luttent ici où là, il y a eu en France depuis dix ans les coordinations, il y a encore des livres importants qui paraissent. Dans le courrier adressé au Monde, par exemple, on trouve souvent des lettres exprimant des points de vue tout à fait sains et critiques. Je ne peux évidemment pas savoir si tout cela suffit pour inverser la situation. Ce qui est certain, c’est que ceux qui ont conscience de la gravité de ces questions, doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir – qu’il s’agisse de la parole, de l’écrit ou simplement de leur attitude à l’endroit qu’ils occupent -, pour que les gens se réveillent de leur léthargie contemporaine et commencent à agir dans le sens de la liberté.


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