Un curieux dialogue

Daniel Sibony
jeudi 26 avril 2018
par  LieuxCommuns

Extrait du chapitre 4, « Islam, Europe et Laïcité. Éléments de réalité » du livre de D. Sibony « Islam, phobie, culpabilité », Odile Jacob 2013, pp. 123-128.
On lira ici une recension du livre.


Dialogue entre un auteur musulman, notamment de programmes télé, et un érudit non musulman, lors d’une soirée-débat, non médiatisée, mais avec un large auditoire.

La scène pourrait bien s’intituler : « Lisez la suite. »

L’auteur musulman : Il n’y a aucune contradiction entre islam et laïcité. D’ailleurs, ce terme est d’origine ecclésias­tique. On comprend qu’il n’ait pas d’équivalent dans les langues de l’islam, dont l’arabe. On comprend les premières réti­cences à adopter la laïcité dans le contexte islamique. Sur le fond, il n’y a aucune opposition, d’autant que, dans l’islam, il n’y a point de clergé. Même en milieu chiite, le clergé n’est pas une cléricature ecclésiale, il n’est qu’une organisa­tion académique de dignitaires religieux, puisque les ayatol­lahs et les mollahs ne sont pas consacrés. L’opinion selon laquelle l’islam serait incompatible avec la laïcité ne peut provenir que de préjugés, de gens qui ne voient que les fana­tiques, les terroristes, etc. Or ceux-ci sont des imposteurs qui n’ont strictement rien à voir avec le Coran dont ils se réclament. Ce Livre saint condamne le meurtre de façon absolue. En témoigne ce verset : « Ne tuez point l’homme que Dieu a sacré  » (17, 33). Aucune cause, quelle qu’elle soit, ne saurait donc justifier le meurtre, du point de vue du Coran. Des Européens mal informés sont sans doute impressionnés par l’idée de djihad, de guerre sainte, alors qu’elle est abso­ lument contraire à l’esprit du Coran ; il n’y a pas de guerre sainte. Le mot « djihad » veut dire essentiellement « effort », « effort spirituel  ». Tout comme le mot « Allah  », que ces fanatiques meurtriers brandissent, signifie simplement « Dieu  » en arabe ; ce n’est pas le dieu de l’islam, c’est Dieu. Tout comme la charia, qui fait frémir certains, signifie sim­plement la « règle ».

(Il poursuit avec le même débit intense, sans aucune pause.)

Quant au statut de la femme dans l’islam, que certains invoquent pour justifier leur réserve, il est essentiellement du à des traditions patriarcales préislamiques. Et si, dans certaines contrées, la condition des femmes est déplorable, cela ne vient pas du Coran, mais de la misogynie, du machisme des hommes. Quant à la laïcité, non seulement sa neutralité ne contredit en rien l’islam, mais on peut dire que l’islam, religion d’amour et de tolérance, sans ordre clé­ rical, est mieux préparé que toute autre à la laïcité. Et si dans les pays arabo-musulmans la laïcité ne règne pas, ce n’est pas dû à l’islam, c’est que des tyrans de toutes sortes préfèrent maintenir leur pouvoir en se réclamant de la reli­gion. Sans eux, c’est un régime de laïcité, de démocratie, de solidarité qui régnerait.

L’érudit : En somme, il n’y a pas de problème. Pourquoi alors semble-t-il qu’il y en ait un ? Le public voit l’intégrisme et ses formes violentes...

L’auteur : ...qui n’ont rien à voir avec l’islam ; je vous l’ai dit, sourate 27, verset 37, c’est écrit : « Ne tuez point l’homme que Dieu a sacré. » [plutôt sourate 17, verset 33. NdLC]

L’érudit (prend son Coran, qu’il connaît bien, et l’ouvre à la bonne page) : Lisez la suite du verset : « ... sauf pour une cause juste. » Vous comprenez que des terroristes se réclament de ce verset ?

(Long silence.)

L’auteur : Avec les autres, l’islam est pour le dialogue le plus courtois : « Ne discutez avec les ’Gens du Livre’ [juifs et chrétiens] que de belle manière  » (29, 46).

L’érudit (feuillette son Coran) : C’est rassurant, mais lisez la suite du verset : « ... sauf s’ils sont injustes. »

(Autre silence.)

J’étais présent, à cet échange, et ce silence m’a touché :

J’ai vu que si cet auteur ne lisait pas son verset jusqu’au bout, il devait y avoir une raison pour ça. S’il était allé jusqu’au bout, quelque chose de terrible se serait produit pour lui, quelque chose qui s’est transmis, constitué au fil du temps, le long des siècles, et qui serait soudain remis en question lorsqu’il prononcerait la fin du verset. J’avais sous les yeux un étrange effet de tabou : s’il avait touché le bout du verset, il serait tombé dans le vide, il aurait décro­ché, comme d’une paroi, dans l’abîme, il n’aurait plus été retenu par le fil de sa lecture, celle qui lui rend ce Texte non seulement tolérable, désirable, mais nécessaire. Pour­quoi aurait-il fait cette lecture qui, pourtant, paraissait simple, évidente, raisonnable ? Il n’avait pas confiance dans sa capacité à déplacer la charge spirituelle, qui l’aurait amené à mettre ce verset à distance, pour s’ancrer ailleurs, dans une autre sphère de pensée, et pourquoi pas de trans­cendance ? d’où il aurait pu revenir à son verset et lui trou­ver un autre usage que celui du déni qu’il en faisait. Il a donc poursuivi la lecture qu’il pensait être la plus apte à nous édifier. Certes, il perdait là une occasion de liberté, mais c’eût été une liberté trop durement conquise, grâce à l’autre qui justement est désigné comme l’adversaire, voire l’ « ennemi ». non pas au sens banal du terme (la courtoisie la plus grande semblait régner), mais au sens de la cible désignée par le Texte. Il ne pouvait tout de même pas devoir sa liberté à un mécréant. En outre, s’il lisait la fin du verset, il se serait retrouvé avec les radicaux violents qui l’invoquent. C’était trop.

(S’ensuivit donc un crépitement de citations.) [1]

L’auteur : « Il n’y a pas de contrainte en religion » (2, 256).

L’érudit : Lisez le verset suivant, il dénonce ceux qui font le mauvais choix : « Ils seront les hôtes du feu, où ils demeu­reront immortels. » Ceux qui ne font pas le choix d’Allah et de Mahomet iront dans le feu de l’enfer ; ils seront combattus comme « incrédules  ». La même sourate se termine par : « Donne-nous la victoire sur le peuple incrédule. » Il y a une guerre et un projet pour vaincre l’incrédule ; c’est cela le dji­had, en même temps que l’« effort  ».

L’auteur : Le Coran est un livre de tolérance : « Dis : La vérité émane de notre Seigneur. Que celui qui le veut croie donc et que celui qui le veut soit incrédule  » (18, 29).

L’érudit (feuillette toujours) : Lisez la suite : « Nous avons préparé pour les injustes un feu dont les flammes les entou­reront... S’ils demandent de l’eau, on fera tomber sur eux un liquide de métal fondu qui brûlera les visages. »

L’auteur : « Si ton Seigneur l’avait voulu : tous les habi­tants de la Terre auraient cru  » (10, 99). « Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants, alors qu’il n’appar­ tient à personne de croire sans la permission de Dieu ? » (5, 100).

L’érudit : Les incrédules — les insoumis — ne sont pas libres de le rester, c’est le problème. Lisez juste après (v. 106) : « N’invoque pas en dehors d’Allah ... Si tu agissais ainsi, tu serais au nombre des injustes qui seront maudits par Allah et combattus par les hommes.  » Vous pensez que la laïcité est conforme à ces versets ? Et à ceux qui lancent : « La malédiction d’Allah tombe sur les incrédules » (2, 82), ceux-ci incluant les « Gens du Livre  », vu que «  la plupart sont pervers  » (3, 11) ? Sachant qu’en outre « Dieu a trans­ formé en singes et en porcs ceux qu’il a maudits  » (5, 60). Et qu’il y a des appels comme : « Ne prenez pas vos amis parmi les juifs et les chrétiens  » (5, 51). Il y a problème, mon ami.

L’auteur : Non. Dans la Bible aussi, il y a de la violence, des massacres, ordonnés par le Dieu biblique.

L’érudit : Oui, et je n’ai pas à « défendre » la Bible contre le Coran. Mais les violences bibliques n’ont pas visé les musulmans et les chrétiens qui, à l’époque, n’existaient pas. Ils n’ont pas plus visé des peuples chez qui la Bible aurait pris sa substance. C’est peut-être pour cela que son texte ne fait pas tellement problème à ses tenants, alors qu’il se déchaîne contre eux. Les problèmes du Coran sem­blent aggravés par le fait qu’on les nie. Vous dites qu’il n’y a pas de clergé en islam, cela surprend, devant l’exemple de l’Iran, État où les religieux, même s’ils ne sont pas « consacrés », ont une emprise énorme dans la société ; et ce n’est pas sans rapport avec leur structure hiérarchisée ; c’est ce qu’en Europe on appelle clérical : l’État franquiste était clérical même si le clergé ne dirigeait pas tout.
Maintenant, faisons la paix : nous sommes pour la laï­cité, bien qu’elle ne soit pas conforme au Coran.

L’auteur : Je suis pour la laïcité et elle est conforme au Coran.

L’érudit : Vous savez, le problème de l’islam avec la laï­cité se résume dans le mot arabe pour la dire, un mot récent, et pour cause : ’almanyah, Il a la même racine que ’alam, le monde. Autrement dit, l’être au monde ou l’être dans le monde est opposé au registre du sacré, lequel serait en marge du monde, séparé de l’existence quotidienne. L’intention est bonne, bien sûr, mais « être au monde » pour un musulman religieux, c’est d’abord être dans le monde musulman, par un lien identitaire, fût-il ténu ou abstrait. Pourquoi pas, là encore ? Il ne serait pas seul dans ce cas. Or, être ainsi relié, c’est aussi être menacé (et parfois de mort) s’il critique le Texte ; le lien est maintenu avec, même négativement : par la peur d’y toucher. Notamment de mettre en cause ce qu’il dit des autres ...

L’auteur : Je vous dis qu’il fait aux autres toute leur place. Écoutez : « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier jour ... trouveront leur récom­pense, n’éprouveront aucune crainte, ne seront pas affligés  » (2, 62).

L’érudit : Oui, s’ils pratiquent vraiment. Voilà qui sauve­rait tout. L’ennui, c’est qu’ils ne peuvent pas pratiquer leur religion sans faute. Les juifs, surtout. C’est presque drôle : ils ressemblent à un bonhomme qui tient dans ses bras un tas de feuillets qui lui échappent de partout ; il les rattrape, les reperd, et quand il peut en brandir un, il s’écrie : « Vous voyez ces lois magnifiques ? Eh bien, on n’est pas capables de les suivre ! Et vous ? Voulez-vous essayer ? » Toute la tex­ture de ce petit peuple est un constat d’imperfection et une tentative d’y faire face, assez vaine mais tenace. Pour que leur pratique soit sans faille, il faudrait qu’ils croient en qui les condamne s’ils ne sont pas musulmans. Et ça, ils ne le veulent pas. Que faire ? On revient au départ, à l’origine, à son partage nécessaire.


[1Que l’on nous [LC] permette de compléter le dialogue par deux passages que l’on entend encore par-ci par-là :

  • « ... tuer une âme non coupable du meurtre d’une autre âme ou de dégâts sur la terre, c’est comme d’avoir tué l’humanité entière ; et que faire vivre une âme, c’est comme de faire vivre l’humanité entière. » (sourate V, verset 32) dont il faut lire le verset suivant (32) « Seule rétribution de ceux qui combattent Dieu et son Prophète et se démènent à faire dégâts sur terre : les tuer, ou les crucifier, ou leur couper les mains ou les pieds en diagonale, ou les bannir. »
  • « Quiconque tue un croyant intentionnellement, sa rétribution sera la Géhenne, où il sera éternel. Dieu l’a en grande colère, le maudit et lui ménage un châtiment terrible » (sourate 4, verset 93). La question est évidemment : qui est un véritable croyant ? Gare au hypocrites ! : « Il s’en trouve parmi les gens pour dire « Nous croyons en Dieu et au Jour dernier » sans pour cela être croyants. Trahissant Dieu et ceux qui croient, ils ne trahissent qu’eux-mêmes, et n’en ont pas conscience. Il y avait une maladie dans leur coeur : Dieu les grandit en maladie ; il leur revient un châtiment douloureux, à la mesure de leur mensonge ! » (sourate 2, versets 8-10).

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