L’auto-constituante

Cornelius Castoriadis
mercredi 2 mars 2016
par  LieuxCommuns

Interview de Cornelius Castoriadis parue dans la revue Espaces-Temps n°, 38-39, 1988. Concevoir la révolution. 89, 68, confrontations. pp. 51-55.


Abstract

The Revolution means that the essential part of the community enfers an effervescent political phase, that is to say self­ instituting. The collective imaginary is mobilized against the established powers. The present privatisation, the general apathy make the idea of revolution still up to date. Those who deny if theorize the end of history.


EspacesTemps : En quoi un événement-rupture, révolutionnaire, est-il porteur de nouveau, d’irréversible ? En quoi n’est-il pas la simple reprise, comme certains le pensent aujourd’hui, d’un héritage ancien ?

Conelius Castoriadis : D’abord, il est utile de dissiper la confusion autour du terme même de « révolution ». Révolution ne signifie ni guerre civile, ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’autotransformation explicite de la société, condensée dans un temps bref. Si le roi d’Angleterre avait été mieux conseillé, la Révolution Américaine n’aurait comporté aucune dimension militaire ou violente ; elle n’en aurait pas moins été une révolution. Ce qu’on appelle la révolution de Clisthène à Athènes – dont nous sommes toujours, en un sens, les héritiers – n’a pas été violente. La révolution de Février 1917 en Russie n’a guère été violente : le deuxième ou troisième jour, les régiments du Tsar ont refusé de tirer sur les foules, et l’ancien régime s’est effondré.
La révolution signifie l’entrée de l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique, c’est-à-dire instituante. L’imaginaire social instituant se met au travail et s’attaque explicitement à la transformation des institutions existantes. Dans la mesure où il rencontre la résistance des anciennes institutions, donc aussi du pouvoir établi, il est compréhensible qu’il s’attaque aux institutions du pouvoir, c’est-à-dire aux institutions politiques au sens étroit. Mais il est dans la nature des choses que ce réveil de l’imaginaire social instituant mette en question une foule d’autres dimensions, formellement instituées ou non, de la vie sociale. Et cela est du reste requis, puisque dans la société tout se tient. Bien entendu – et comme dans toute action humaine – il y a là risque de dérapage. On sait à quelles monstruosités ont pu être conduits de prétendus « révolutionnaires » mus par l’illusion de la table rase et la volonté de maîtriser in actu la totalité des manifestations de la vie sociale. On ne transforme pas par des lois et des décrets, encore moins par la terreur, la famille, le langage, la religion des gens. L’altération de ces institutions, si elle doit survenir, appartient à un autre type de travail de la société sur elle-même, un processus qui a ses propres rythmes, sa propre temporalité. De ce processus, la révolution est un nœud-à la fois aboutissement, et médiation pour que l’auto-transformation de la société puisse se poursuivre.
Quant à la « simple reprise de l’héritage ancien » : la discussion n’est pas vraiment intéressante. Aucune révolution ne se fait sur une table rase. Elle est social-historiquement préparée, se fait dans des conditions données, prolonge souvent des tendances déjà existantes – ou y retombe. Rien de tout cela ne nous permet d’effacer le moment – les moments – de création social-historique que la révolution incarne sous une forme brève et dense. On peut continuer à répéter que la Révolution Française, par exemple, « n’a fait que » prolonger et mener à son terme le processus de centralisation entamé depuis longtemps par l’Ancien Régime. Pourquoi donc évite-t-on de se poser la question : qu’est-ce que ce processus aurait donné, à quoi aurait-il abouti, sans la Révolution ? Pouvons-nous ramener au processus de centralisation les idées – les significations imaginaires sociales – de souveraineté du peuple, de démocratie, des droits de l’homme, de liberté religieuse, d’éducation populaire, etc. et les institutions dans lesquelles elles se sont, tant bien que mal, incarnées ? Que, notamment par le biais d’une absolutisation en quelque sorte mécanique de l’idée d’universalité, surtout pendant la dérive jacobine, le processus de centralisation ait aussi trouvé son compte dans la Révolution, c’est clair. Mais la Révolution est loin de pouvoir s’y réduire.

E.T.  : Vous ne pensez donc pas que l’événement 1789 inaugurerait une dérive de l’histoire qui mène à une Terreur inéluctable et négatrice des idéaux du départ ?

J’aimerais beaucoup faire, si j’avais du temps disponible, un travail autour de quelques axes de réflexion qui, à moins que mon information ne soit sérieusement incomplète, semblent négligés. En premier lieu la préparation de 1789 dans les profondeurs de la société. Qu’est-ce qui filtre, qu’est-ce qui se diffuse de l’agitation intellectuelle, des idées des « philosophes » et comment est-ce repris et ré-élaboré dans les couches du peuple, en province, etc. ? Il ne suffit pas de savoir que Robespierre avait lu Rousseau. Il faudrait reprendre, par exemple, sous cet angle les Cahiers des Doléances dans leurs formulations primitives et successives, mettre en regard ce qui s’y trouve avec ce que l’on connaît maintenant comme la suite du mouvement, etc. Un second axe serait l’étude de l’immense création institutionnelle qui commence en 1789 et qui du reste ne cesse pas même sous la dictature jacobine. Le code Napoléon est le produit de tout le travail législatif préparé par les conventionnels, on le sait, mais il en va de même pour les transformations dans l’administration, l’éducation, l’organisation militaire, etc. Tout cela est mis sur le chantier déjà pendant la période 1789-1792 ; c’est un fantastique travail d’auto-institution explicite de la société, dont je ne connais pas l’équivalent ailleurs. La Fédération me semble avoir une importance décisive dans ce processus : le pays indique sa volonté de se ré-instituer, en se re-composant à partir de ses « éléments naturels » ou paraissant tels, les communautés locales. La Fédération est un magnifique symbole de l’irruption de l’instituant et de son auto-symbolisation. Tout cela constitue l’ époque féconde de la Révolution.
Puis, comme on sait, en fonction d’un certain nombre de facteurs, et non pas parce que c’est une fatalité interne inscrite dans toute révolution, le peuple commence à se retirer de la scène, même le peuple de Paris. Longtemps avant le 9 Thermidor, les jacobins ne peuvent plus mobiliser les Sections. A partir de ce moment, et en conséquence d’un retrait du peuple, se constitue un pouvoir absolutiste, qui évidemment accentue encore, par ses effets, ce retrait.

E. T. : Mais ne peut-on pas dire que ce processus de mobilisation des mas­ ses est nécessairement suivi, ici comme ailleurs, par un mouvement de retrait, d’essoufflement, de démobilisation des forces actives du processus révolutionnaires ?

Il est certain que, à part les révolutions américaine et anglaise, et encore, nous connaissons dans les temps modernes surtout des révolutions battues ou qui – et les résultats ont été parfois pires – ont mal tourné (ce qui ne règle nullement la question de leur signification ou de leurs effets, comme on l’a dit auparavant). Et il est vrai que chaque fois il y a eu ce retrait de la population ; dire qu’il n’est pas fatal, ne veut pas dire qu’il n’a pas un sens, et qu’il ne pose pas une énorme question. Cette question – celle de la « dégénérescence » de la révolution, ou, mieux : de sa confiscation par des groupes qui émergent lors du processus révolutionnaire et visent à instaurer leur propre pouvoir – me préoccupe depuis quarante ans – et depuis quarante ans j’écris qu’à cette ques­tion on ne peut pas donner une réponse théorique a priori. On peut dire seulement ce qu’on doit faire, en général : lutter pour des institutions qui élargissent les possibilités d’auto-gouvernement collectif, combattre toutes les tendances qui s’y opposent. La Révolution Française, à partir d’un moment, connaît une coupure entre les assemblées parisiennes, elles-mêmes du reste rapidement altérées par la manipulation, et le reste du pays, de plus en plus absent du processus. Ce sont là les conditions de la dictature jacobine et de la Terreur.
Hegel, on le sait, y voit, dans La Phénoménologie de l’Esprit, un déroulement nécessaire : le vertige de la liberté qui se veut absolue conduit à la Terreur comme forme suprême où la liberté se renverse en son contraire. Beau schéma philosophique sans rapport avec l’effectivité historique et les questions profondes de la démocratie comme liberté individuelle et collective. L’idée de liberté absolue est évidemment un fantasme. Mais il est vrai que la liberté ne connaît pas de limites qui lui soient imposées de l’extérieur, elle ne peut pas se reposer auprès d’une norme déjà donnée une fois pour toutes. Comme au plan individuel, au plan collectif et politique aussi cela signifie que la liberté est inséparable du risque – et à ce risque elle ne peut pas parer en instaurant la Monarchie constitutionnelle, elle ne peut parer que par l’autolimitation. La démocratie ne peut exister que dans et par l’autolimitation. Et la démocratie est un régime tragique : elle n’a jamais d’avance la certitude d’une « solution heureuse », et elle est toujours guettée par sa propre hubris (voir les Athéniens en 413 [Sicile] et en 406 [Arginuses]). Mais je suis aussi, moi-même, guetté par l’hubris – je ne me réfugie pas pour autant dans l’esclavage.

E.T. : A propos de 1789, que pensez-vous de l’idée selon laquelle « la Révolution est terminée » ?

Évitons les malentendus. Je pense que lorsque François Furet a écrit : « la Révolution Française est terminée », l’accent est sur le mot : française. Il voulait dire, du moins c’est ce que je pense, que le cycle historique commencé avec 1789 était terminé, que les Français devaient cesser de jouer leurs combats politiques dans les vêtements de 1789.
Mais nous devons considérer la situation contemporaine, et ce à l’échelle mondiale. Pense-t-on que toutes les questions, colossales, qui se posent à l’humanité aujourd’hui, peuvent être réglées par les institutions en place ? Si nous disions cela, – et c’est à quoi revient l’idée que l’ère des révolutions, c’est-à-dire des changements institutionnels importants, est terminée – , nous dirions en fait que l’histoire politique de l’humanité est terminée. Et on voit en effet des gens qui s’en prennent à la métaphysique qui aurait conduit au totalitarisme, et qui récusent toute philosophie de l’histoire, professer sans l’expliciter une métaphysique et une philosophie de l’histoire posant qu’on possède la forme enfin trouvée de la communauté politique dans la « démocratie » présente. Or cette « démocratie » (en fait, le régime d’oligarchie libérale), loin de représenter un stade final de l’histoire, est en train de mourir de la privatisation (glorieusement baptisée « individualisme »), de l’apathie des gens, de l’inimaginable dégradation du personnel politique. Ces pays « démocratiques » ne représentent du reste que 12 % de la population mondiale – et 6 % dans 25 ans. Et nous constatons que même le modèle « libéral » est incapable de se propager spontanément.
La grande problématique européenne, celle de l’émancipation, de l’autogouvernement des collectivités politiques, est toujours là. Il y a certes des droits et des libertés acquis – acquis par de longues luttes – mais cet acquis est qualitativement insuffisant. La Grèce et l’Europe sont les lieux historiques où est né un projet d’autonomie, sociale autant qu’individuelle. Ce projet est loin d’être réalisé ; et ses conditions sont à nouveau menacées aujourd’hui par de nouvelles formes de domination, bureaucratique et manipulatrice, qui produisent l’ atomisation de la société et s’en nourrissent, et qui laissées à elles-mêmes peuvent, à la longue, faire disparaître doucement même les acquis des luttes précédentes.

E.T. : Le déverrouillage de la société, l’avènement de cette autonomie créatrice, passent-ils inéluctablement par le politique ?

Pas seulement ; mais ils passent certainement aussi par la politique. Je sais qu’on a propagé, depuis une dizaine d’années, l’idée qu’il fallait à peu près laisser l’État tranquille et essayer de créer, « à côté » de l’État, des « espaces de liberté » qui ignoreraient l’État (et que l’État, sans doute, ignorerait quoi qu’il s’y passe ?). C’est, encore une fois, la démission devant le problème de la politique : le problème du pouvoir comme collectif, et qui a des racines profondes dans l’essentiel de la philosophie politique occidentale. Postulat essentiel : le pouvoir ne peut être que la forme-État, et l’État, on n’y peut rien. Abîme qui sépare cette pensée de la philosophie grecque. Philosophie qui n’est pas là où, par un malentendu énorme et vraiment risible, on la cherche d’habitude : chez Platon et Aristote, mais qui s’exprime dans la pratique et les institutions des cités démocratiques, en particulier des Athéniens. Cette pratique ignore la distinction entre les citoyens, le collectif des citoyens et l’ « État ».Il n’y a pas d’ « État », Il y a le démos ou le koinon des Athéniens. Athènes, chez les Grecs, chez Thucydide par exemple, est une expression géographique, non pas politique. L’entité politique est toujours désignée comme : les Athéniens, les Lacédémoniens, le grand Roi. Mais chez les modernes, depuis au moins le XVIIe, le postulat central de la philosophie politique est l’existence, qui ne saurait être remise en question, d’un monstre intouchable, du Léviathan, de la puissance tutélaire comme dit Tocqueville. Il n’est pas question que la société s’auto-gouverne, elle est condamnée à être gouvernée par un État séparé d’elle. De cet État, de ce Minotaure, on peut au mieux limiter les mouvements, l’entourer de palissades (de papier), lui fournir périodiquement des jeunes gens et des jeunes filles pour qu’il s’en rassasie un temps – mais c’est tout. Rien n’est changé à cela lorsque, une fois tous les 4, 5 ou 7 ans, se produit cette mystérieuse alchimie moyennant laquelle, pendant un dimanche le pouvoir « se dissout » et, le soir, il se réincarne (l’Eucharistie ?), redevenant l’ « hypostase » du peuple « en la personne » de ses « représentants ».
La politique ne donne et ne peut pas donner réponse à tout – mais il ne peut pas y avoir de transformation essentielle de la société qui n’englobe la dimension du pouvoir. La structure actuelle du pouvoir est aliénante, atomisante, elle renvoie chacun à sa vie privée et à l’infantilisation.

E.T. : D’où peut venir une rupture globale puisqu’elle reste pensable ? Peut-on discerner un moteur ?

Poser la question en termes de moteur n’a plus de sens. Depuis très longtemps je pense et j’écris qu’il n’y a pas de porteur privilégié du projet d’autonomie, de « classe » destinée à l’hégémonie. Les problèmes qui se posent à notre société concernent 90 ou 95 % de la population. Cette population entrera-t-elle de nouveau dans une phase d’activité politique ? Je ne le sais évidemment pas, et il est certain qu’à cet égard nous traversons une phase très sombre. Mais je rappellerai que, quelques semaines avant Mai 68, P. Viansson-Ponté intitulait un article : « La France s’ennuie ». Et qui aurait prévu en 1787, au moment de la convocation des États généraux, ce qui allait se passer ?

E.T. : Que pensez-vous des conceptions selon lesquelles la vérité du mouvement de Mai 1968 se trouverait dans l’avènement de l’individualisme et de l’hédonisme ?

Ce que l’on appelle maintenant l’ « individualisme » est pour l’essentiel ce que j’ai appelé, depuis 1959, la privatisation. Il était présent bien avant Mai 68. Le mouvement de Mai 68 était, au contraire, une réaction contre cette évolution. Après l’interlude de Mai, la privatisation a refleuri de plus belle. Les idéologies de la mort du sujet, de la mort du sens, qui jusque-là se propageaient entre la rue de Lille et la rue d’Ulm, ont alors couvert le marché populaire des idées : c’est qu’elles étaient des formes de théorisation de l’échec du mouvement.

E.T. : Que pensez-vous du mouvement de la jeunesse scolarisée de 1986 ? Était-il en continuité avec celui de 1968 ?

Le mouvement de 1986 était tout à fait dans l’esprit de la société actuelle ; alors que le mouvement de Mai 68 remettait en question le contenu de l’enseignement, le rapport maître-élève, le rapport de l’enseignement avec la vie de la société... rien de tel en 1986. Bien au contraire, les étudiants n’avaient rien à dire sur les programmes, n’évoquaient jamais leur situation privilégiée, prétendaient ignorer les problèmes généraux et politiques. Il y a eu certes, par la suite, une sensibilisation politique, dont on ne peut que se féliciter – mais qu’en est-il resté ? Et qu’est-ce qui est resté au total de ce mouvement ? Rien – alors que nous vivons dans une société que, malgré son échec, Mai 68 a quand même profondément influencée. L. Ferry et A. Renaut ont mal lu l’ordre des chiffres : leur Pensée 68 est en fait la Pensée 86. La tentative de 68 de poser la question de l’éducation est absente en 86 ; la mise en question de l’ensemble des problèmes sociaux en 68, absente en 86 ; le soutien de la société en 86 est absent en 68 qui reste un mouvement minoritaire. Le mouvement de Mai 68 est un des derniers mouvements à ce jour s’inscrivant dans la grande tradition des mouvements d’émancipation en Occident – la question ne se pose même pas pour 86.

E.T. : Que pensez-vous de la tendance à l’auto-commémoration actuelle ?

Toute société se commémore – mais aujourd’hui la commémoration de 89 est comme les villes pseudo-italiennes de Bofill derrière la Gare Montparnasse. Commémoration post-moderne – c’est-à-dire, du toc. Il faudrait essayer de s’en servir pour rappeler ce qu’a été l’esprit et l’apport de la grande Révolution. Il faudrait essayer d’en faire un pavé dans la mare. Mais qui le fera ?


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