Transmission traumatique ? (1/2)

Jean-Franklin Narodetzki
mercredi 23 septembre 2015
par  LieuxCommuns

Hommage à Jean-Franklin...


Le texte qu’on va lire est, pour sa majeure partie, la retranscription d’un séminaire tenu en 1993-1994 à l’hôpital Kosevo de Sarajevo.

Narodetzki Jean-Franklin, « Transmission traumatique ? », Le Coq-héron 1/2008 (n° 192) , p. 131-151 URL : www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2.... DOI : 10.3917/cohe.192.0131.


Résumé

Ce texte est la retranscription d’un séminaire sur les névroses traumatiques tenu en 1993-1994 à l’hôpital Kosevo de Sarajevo, pendant le siège et le bombardement de la capitale bosniaque. Le service de psychiatrie y était débordé par un nombre considérable de patients présentant un tableau qualifié de « ptsd » (Post-Traumatic Stress Disorder). L’auteur examine le concept de trauma chez Freud, Ferenczi et plusieurs praticiens contemporains, puis aborde la problématique de la transmission de l’expérience génocidaire à partir des effets de la Shoah sur les survivants et leurs descendants. Il présente enfin quelques remarques critiques.


Au milieu de l’été 1993, j’ai trouvé les praticiens du département de psychiatrie terrés dans un hôpital bombardé par les assiégeants, sans visite d’aucun collègue étranger ni contact extérieur depuis plus d’un an, manquant de tout – de médicaments comme de nourriture –, travaillant dans une solitude qu’accroissait l’hostilité que leur vouaient les médecins militaires, prisonniers d’une capitale dont les « soldats de la paix » français, contrôlant l’aéroport, leur interdisaient l’unique issue, n’imaginant d’autre terme à leur calvaire qu’une intervention internationale qui ne venait pas, désemparés, épuisés et abattus, néanmoins demandeurs d’un soutien professionnel.

Après avoir sollicité en vain l’aide du Service de l’action humanitaire du ministère des Affaires étrangères, je leur procurai quelques-uns des psychotropes qu’ils réclamaient, dans la mesure de mes possibilités d’emport, qui dépendaient non seulement de mes bras, mais du bon vouloir des Britanniques qui tenaient l’aéroport d’Ancona, l’un des points de départ du pont aérien dit humanitaire.

Je leur proposai aussi, puisque leur chef de service, le Dr Ismet Ceric, me questionnait avec insistance sur les derniers développements théorico-cliniques européens en matière de Post-Traumatic Stress Disorders, une série de réunions de travail sur les névroses traumatiques, dont l’occurrence connaissait une augmentation sans précédent.

L’abord des schizophrènes était devenu, me disait-il, une « récréation » pour les soignants, qui pouvaient au moins y retrouver leurs marques, tandis qu’ils ne savaient comment s’y prendre avec les « ptsd ». Après dix-sept mois de siège, 30 % des lits étaient occupés par des patients ainsi étiquetés [1] .

Ces circonstances expliquent certaines des particularités du texte qui suit.

Je m’adressais à des soignants de formation positiviste, voire organiciste, ayant de la psychanalyse une connaissance rudimentaire et médicalisée. La formation même des participants était disparate : psychologues, psychiatres et infirmiers s’assemblaient pour ces rencontres. Tous avaient cependant en commun les souffrances causées par un siège qui décimait la population de la capitale. Leur situation était identique à celle de leurs patients, et ils constataient en eux-mêmes les troubles pour lesquels on venait les consulter. Beaucoup ne demandaient que des recettes cliniques (« que faut-il faire, quand un patient “a” tel symptôme ? » ; « que faut-il faire face à tel comportement, tel énoncé ? ») – à quoi je ne trouvai d’autre parade que d’infléchir nos rencontres de sorte qu’elles ressemblent de plus en plus à des séances de groupe Balint.

Celles-ci, auxquelles rien dans leur formation ne les préparait, furent mal supportées par les cliniciens. Ils voulaient un enseignement pratique, immédiatement applicable, préservant leur statut de soignants, sans l’implication subjective qu’appelaient tant leur état que leur fonction, si du moins ils voulaient continuer leur impossible travail. D’obscures questions de rivalité professionnelle ou de pouvoir, sans compter les enjeux idéologiques, s’ajoutèrent à cette équivoque pour diviser l’équipe, et je dus bientôt me contenter d’exposés didactiques, qui les intéressèrent un temps, puis les lassèrent.

Dans la présente retranscription, j’ai supprimé les passages les plus scolaires – ainsi d’une première partie essentiellement constituée d’un bref historique de la notion de trauma chez Freud, avec une mention de l’apport de Ferenczi –, autant que j’ai cru pouvoir le faire sans priver de ce qui les motive les remarques critiques qui viennent clore ce texte.

Parce que les Sarajevins se référaient si souvent à la Shoah – quelle que fût la finalité d’une telle identification : si des représentations douteuses l’inspiraient chez les politiciens, elle m’est plutôt apparue comme une tentative de mes interlocuteurs pour faire entendre ce qui leur arrivait –, j’ai cru pouvoir, et même devoir, risquer à leur intention un rapprochement entre les effets présents et à venir de la « purification ethnique », cet euphémisme onusien conçu pour éviter le mot de génocide, et ceux qui ont procédé de la destruction des Juifs d’Europe.

Combien de fois ai-je entendu cette phrase, dans la bouche d’assiégés qui qualifiaient volontiers l’idéologie de leurs bourreaux de « nazisme rural » : « Vous êtes ici dans le ghetto de Varsovie » ? C’est la raison de la place majeure occupée dans ce qui suit par l’examen des effets transgénérationnels de l’Endlösung.

Au bout du compte, et comme si souvent dans les relations bien intentionnées, le prestataire de l’aide a sans doute été le principal bénéficiaire de ces difficiles échanges. Grâce à ceux-ci, j’ai pu amorcer une réflexion critique sur la notion de trauma ; réflexion dont je ne saurais trop dire qu’elle ne me paraît nullement aboutie. Ce qu’on va lire ne prétend pas être davantage qu’un document de travail.

Salvador de Bahia, avril 2005


Introduction : entre Shoah et « purification ethnique »

Un spectre hante la Bosnie : celui de la Shoah ; et le spectre du ghetto de Varsovie hante Sarajevo. Ces deux spectres me hantent aussi. C’est une des raisons de ma présence parmi vous.

Voici ma position : nous avons le droit de rapprocher pour les comparer ces expériences de masse à effets traumatiques, ou expériences traumatiques de masse, que sont la destruction des Juifs d’Europe et la « purification ethnique », parce que je pense qu’en nous référant à ce que nous savons de l’héritage traumatique de la Shoah, nous pouvons en tirer des enseignements utilisables dans d’autres cas d’extermination commise au nom de la « pureté » raciale, ethnique ou nationale – quand ce ne serait que l’accoutrement idéologique d’une stratégie. Je suis au regret de ne pas entendre ce qui pourrait l’interdire.

Je sais bien que ce faisant, je risque de contribuer à la confusion entre deux persécutions irréduc- tiblement différentes. Différence quantitative d’abord, avec l’industrialisation nazie du meurtre (mais cette différence « quantitative » en fait autre chose). Différence de nature ensuite : si l’anéantissement total est le but de l’Endlösung, le génocide tchetnik [2] est – du moins en son principe – un moyen pour chasser d’un territoire (le royaume ubuesque de la « Grande Serbie ») tout ce qui n’est pas serbe et nationaliste. Il s’agit de rendre Musulmanenrein (et Croatenrein et « Eskimo » – rein et Mauvais-serbe-rein) ce seul espace géographique, non la surface entière du globe. La générosité du nationaliste en liberté accorde en général le choix entre la valise et le cercueil. Le nazi n’avait pas (sinon à ses débuts) de ces fantaisies.

Mais par-delà ces différences, suffisamment de points communs – ne serait-ce que la mise à mort collective pour appartenance communautaire et identité postulée, même si cette persécution a en réalité de tout autres mobiles – me paraissent autoriser des mises en relation, y compris au plan des conséquences psychopathologiques.

Les notations qui suivent s’appuient donc sur l’hypothèse que certaines données cliniques constatées dans le cas de la Shoah sont, non pas transposables telles quelles, mais du moins sélectivement utilisables pour éclairer le devenir du trauma pour la génération de la « purification ethnique » et ses descendants. Je vous laisse – est-il besoin de le dire ? – le soin de juger de la pertinence de ces notations, remarques et hypothèses pour votre propre travail clinique.

Mon intervention comprendra schématiquement trois parties. Dans la première, j’essaierai de faire le point sur la théorie psychanalytique du trauma, de Freud à quelques auteurs contemporains [3] . Dans la seconde, j’aborderai la question de la transmission de l’effet traumatique de la génération qui a vécu la Shoah à ses descendants. Enfin, je dirai quelques mots de ce que je pense être les conditions de la prise en charge sociale et thérapeutique des psychotraumatismes en Bosnie-Herzégovine.

Shoah et transmission. Transmission de la pathologie, pathologie de la transmission.

L’expérience-limite (M. Blanchot) ou l’« univers psychotique » des camps

J’emprunte cette dernière expression à Ilse Grubrich-Simitis (Grubrich-Simitis, 1981).

Il n’a pas échappé à Primo Levi que la haine se trouvait mieux figurable et exprimable entre déportés. Ce qui n’est assurément pas sans rapport avec ce qu’il note dans l’appendice de novembre 1976 à Si c’est un homme :

Nos persécuteurs n’avaient pas de nom, pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles […], les contacts entre les esclaves et les maîtres [étaient] réduits au minimum.
(Levi, 1988, p. 190)

Quid, alors, de la vengeance ? Les souhaits de vengeance, dit-il, ont été « oubliés » à la Libération. Lorsqu’elle est accomplie, directement ou indirectement comme dans le cas du bombardement de Vienne, elle n’apporte aucune satisfaction (Micheels, 1990, p. 214). En revanche, l’hostilité des « anciens » déportés à l’égard des « nouveaux » se donnait libre cours : c’était des anciens que venaient les premiers coups reçus. Faut-il parler de retournement contre soi de ce qui était impossible à agir contre les bourreaux, ou d’introjection de la haine de l’agresseur (au moment de la violence subie) ?

Si l’on en croit M. Ehlert et B. Lorke, le bourreau serait maintenu comme introject, parce que haï mais aussi aimé inconsciemment, ou dont l’amour serait recherché : pour être un jour aimé du bourreau, il faut être tel que ses violences vous ont fait. La victime aurait donc été traitée ainsi avec juste raison, elle l’aurait mérité et cherche pourquoi : autodévalorisation, destinée à contenter le bourreau. Contradiction insurmontable qui, selon les deux auteurs, fonde le traumatisme et détruit la vie de la victime, elle entraînerait une subversion de l’idéal du moi, qui le rendrait insupportable au moi et au surmoi (Ehlert et Lorke, 1988).

L’« univers psychotique des camps » aurait en propre, si l’on suit Ilse Grubrich-Simitis (en dépit de ou, si difficile que ce soit, sans s’arrêter à son orientation ego-psychologiste), les traits suivants :

– Wo Ich war, soll Es werden !

– Rationalité suspendue, sens aboli, principe de causalité abrogé (cf. le « Hier ist kein Warum ! », rapporté par Primo Levi, 1988, p. 29).

– Réactivation du surmoi le plus archaïque et désintrication pulsionnelle.

– Blindage, cuirassement du moi (armouring of the ego) et automatisation de ses fonctions ; constitution inédite d’un faux self adaptatif.

– Usage extensif du déni (cf. infra).

– Expérience de fin du monde rendue effective.

– Destruction des défenses les plus élaborées et des exigences idéales adultes, avec infiltration des stéréotypes antisémites.

– Effondrement consécutif des processus secondaires et « prise du pouvoir » par les processus primaires, dont procède une perte de confiance dans les capacités de sublimation et de symbolisation comme dans l’aptitude à distinguer réalité intérieure et réalité extérieure ou fantasme /réalité, dont les frontières sont estompées, puisque les mauvais objets, persécuteurs, sont réellement à l’extérieur.

– Une logique de l’autoconservation : la situation de menace de mort constante a des effets destructeurs sur la pensée. La démétaphorisation ne laisse aucune place à la polysémie, à l’ambiguïté, au « comme si » (as if). Voyez Primo Levi : « Nous sommes la faim incarnée […]. La lutte contre la faim laisse peu de place à la pensée […] » (1988, p. 79).

– Un « monde indéchiffrable » : une succession d’événements dépourvus de sens – au point de mettre en cause la dimension sémantique, dit Grubrich-Simitis – et parfaitement imprévisibles. Primo Levi, encore :

Au Lager […] on en vient à douter de son propre jugement […]. L’usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible ; il est néfaste, puisqu’il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur.
(Levi, 1988, p. 184)

Notre sagesse, c’était de « ne pas chercher à comprendre », de ne pas imaginer l’avenir […] de ne pas nous poser de questions. (ibid., p. 124)

Ne jamais faire de prévisions, surtout si elles sont optimistes (ibid., p. 115)

« Quand on change, c’est toujours en pire », dit un proverbe d’Auschwitz. (ibid., p. 124)

Un monde, donc, qui se présente dès la première minute, à l’arrivée, jusqu’à la dernière, comme une énigme (devant les règles du camp, Primo Levi dit se sentir « comme Œdipe devant le Sphinx », ibid., p. 112). Un monde proprement im-pensable, et, dans tous les cas, in-croyable (« On ne vous croira pas ! », disaient d’ailleurs les nazis aux déportés) ; où la matraque est der Dolmetscher, l’interprète qui se fait comprendre de tous (ibid., p. 90), et où règne le Lagerjargon, à apprendre par ceux qui se trouvent déjà dans « une sorte de Babel permanente » (ibid., p. 39)

Un monde a-sensé ? À ceci près que la souffrance et la mort en sont la fin. Mais, hormis cette évidence, un monde où l’on n’est jamais sûr de rien, où la réalité de la réalité ne tient pas, et où l’absurdité est méticuleusement organisée : des petits carrés de verdure fleuris devant chaque bloc ; des examens médicaux tandis qu’on extermine (Micheels, 1990, p. 152-153).

Un monde où l’on rêve de façon si prémonitoire du récit fait (aux proches, d’abord) et jamais écouté. Tous le faisaient. Où l’on rêve qu’on mange, mais qu’on vous refuse la nourriture montrée, approchée des lèvres ; où d’autres rêves répètent les souffrances de la journée (Levi, 1988, p. 64-66). Après la Libération surgissent les rêves de retour au camp : « Rien n’était vrai que le camp », et ce double rêve, l’un enclos dans l’autre ; le premier dont la scène est en famille ou dans une campagne verte et paisible, qui se défait lentement dans l’angoisse de celui qui lui succède, où Levi est de nouveau au camp et qui s’achève par le « mot étranger, attendu et redouté » qui « accompagnait l’aube à Auschwitz » : Wstavac ! (« Debout ! »).

– Le déni y serait indispensable à la survie, pour dé-réaliser la terreur et supporter des « stimuli traumatiques submergeants » (Grubrich-Simitis, 1984, p. 317, n. 8). Mais le déni semble avoir été à l’œuvre dans de tout autres circonstances, hors et avant déportation. Ainsi Thomas Mann, parlant de massacres en janvier 1942 à la bbc, ne sera pas cru. On sait pourtant, y compris dans les ghettos. Même les enfants de 4 ans savent : « Quel idiot, ça n’est pas un camp de travail, c’est un camp de la mort ! », se dit in petto une enfant de cet âge entendant un homme affirmer qu’il va être transféré du ghetto vers un « camp de travail » (Gampel, 1986, p. 91). Arrivés à Auschwitz, le déni est en place dès les premières heures : à Ruth, on dit, en lui montrant la fumée des crématoires, « ce sont tes parents qui brûlent ». Elle entend, dira-t-elle plus tard, mais « ne comprend pas »… pendant six mois. Dans Shoah, le film de Claude Lanzmann, Filip Müller raconte qu’un jour, un membre du Sonderkommando craque et prévient une femme de ce qui attend celles qui vont entrer dans les douches ; elle prévient les autres femmes : elles ne la croient pas. Elle s’adresse alors aux hommes : ils ne la croient pas non plus

– L’anesthésie affective est souvent décrite : les déportés sont « trop anéantis pour avoir peur » lors du bombardement allié (car les Alliés, qui ont longtemps prétendu que le rayon d’action de leurs avions ne permettait pas d’atteindre Auschwitz, ont fini par bombarder ses installations industrielles et quelques baraquements – mais pas la voie ferrée !). Dans I sommersi e i salvati (Levi, 1989), la peur est cependant omniprésente. Et, bien sûr, pas de désir

En janvier 1945, quand circule la rumeur d’une évacuation du camp :

Il y avait plusieurs mois que je n’éprouvais plus ni douleur, ni joie, ni crainte, sinon de cette manière détachée et extérieure caractéristique du Lager, et qu’on pourrait qualifier de conditionnelle : si ma sensibilité était restée la même, pensais-je, je vivrais un moment d’émotion intense.
(Levi, 1988, p. 164)

Mais l’anesthésie a aussi cours chez ceux qui n’ont pas été déportés. Une enfant, cachée pendant la guerre, ne pleure ni ne joue pendant toute la guerre, et dira n’avoir « rien ressenti » pendant ces années (Gampel, 1986, p. 91).

– Le temps ? Une temporalité abolie, un temps suspendu, figé, en trompe-l’œil, à l’instar de cette fausse horloge peinte sur la fausse gare de Treblinka, fabriquée là où s’arrêtaient les trains, à l’intérieur du camp. Et l’incapacité de structurer le temps en passé / présent / futur, ou une sorte de présent permanent. « Nous étions comme les animaux, réduits au moment présent. » À quoi n’est pas étrangère la maturation avant l’âge si souvent constatée chez les enfants.

– Enkystement ou encryptement de l’expérience, enfin :

Pendant des années, c’est resté là, dans la boîte en fer, enterrée si profondément en moi que je n’ai jamais su au juste ce que c’était. Je savais que je transportais des choses instables, inflammables, plus secrètes que celles du sexe et plus dangereuses que les spectres et les fantômes. Les spectres avaient une forme, un nom. Ce qu’il y avait dans ma boîte en fer n’en avait pas. Ce qui vivait là, à l’intérieur de moi, était si puissant que les mots s’effritaient avant d’arriver à le décrire.
(H. Epstein, citée par Baumann, 1988, p. 259)

Du côté des séquelles (première génération)

Il y a d’abord – c’est devenu un lieu commun – la culpabilité d’avoir survécu : à quel prix ? La vie d’un autre ? Mais aussi la honte : de ne pas s’être révolté, de ne pas s’être suicidé (les suicidés ont été relativement peu nombreux pendant la déportation ; nombreux après, parmi lesquels Primo Levi en 1987 et Bruno Bettelheim le 13 mars 1990, jour anniversaire de l’invasion de l’Autriche par les troupes allemandes) ; de ne pas avoir été solidaires ; d’avoir accepté, de s’être adapté à n’importe quoi, de s’être aliéné aux bourreaux, d’avoir été instrumentalisé par eux.

Un clivage est aussi souvent décrit. Charlotte Delbo parlait en ces termes d’un déporté :

Il se souvient de tout…, seulement il a l’impression que ce n’est pas à lui que c’est arrivé. Il a un passé qui n’est pas le sien, pour ainsi dire.
(Delbo, 1966, p. 133)

Plusieurs auteurs font état d’un « syndrome des camps de concentration », dont l’aspect quelque peu botanique ne semble pas les interroger. Le « scc » comprenait une pléthore d’« items », dont la spécificité ni l’unité ne paraissent bien assurées. Je me contenterai de les énumérer : engourdissement de toute la vie psychique, vide et platitude affective (attribués au refoulement massif des souvenirs traumatiques) ; angoisse fluctuante ; dépression ; réminiscences intrusives ; deuil bloqué ; irritabilité ; sentiments d’irréalité, d’absence de sens, de vide ; méfiance et renfermement ; difficulté à investir de nouveaux objets ; épuisement ; ruminations obsession- nelles ; manifestations psychosomatiques…

Plus finement, Judith Kestemberg (1972) relève une « constellation psychique des parents rescapés », faite d’une dégradation de l’image de soi et d’une haine de soi, d’une perte des fonctions intégratives (mais qu’est-ce, au juste ?) requises par l’éducation des enfants, l’importance des fantasmes sadiques et l’archaïsme du surmoi (mais comment acquiert-on un surmoi archaïque ?).

Quant à Grubrich-Simitis, elle recense une liste également impressionnante de « symptômes à expression différée », si impressionnante par ses dimensions que, là encore, la spécificité semble se dissoudre : manifestations psychosomatiques ; plaintes hypocondriaques ; dépression ; anxiété ; troubles du sommeil ; cauchemars à répétition ; ruminations ; sentiments d’irréalité et de dépersonnalisation, changements dans l’image du corps, troubles cognitifs, hyper-irritabilité ; hyper-activité ou apathie ; paralysie affective ; manque d’égards dans les relations ; futur privé de sens ; troubles mnésiques avec fréquentes amnésies étendues (extensive) des époques précédant la persécution, mais hypermnésie de l’expérience du camp ; culpabilité du survivant et honte d’avoir trahi des exigences surmoïques et idéales. À quoi s’ajoutent la fragilité du rétablissement des différences entre intérieur et extérieur, entre fantasme et agir, mot et chose, usage métaphorique et non métaphorique du discours, et entre passé, présent et futur, ainsi qu’un état permanent d’attente anxieuse (Grubrich-Simitis, 1981, p. 424). Et l’auteur de développer l’idée d’une altération de la fonction métaphorique, « fonction » qui permettrait notamment une issue sans danger aux motions pulsionnelles agressives (agressive drive impulses). Cette altération jetterait les bases d’un concrétisme qui se développerait au sein de la deuxième génération (Grubrich-Simitis, 1984, p. 303).

Sur la deuxième génération

Quelques généralités supposées : pour la plupart des auteurs, il n’y a pas de spécificités psychopathologiques, les différences des « profils » dépendant de facteurs divers, dont la personnalité des parents. L’expérience concentrationnaire est considérée comme un facteur parmi un ensemble d’influences pathogènes. Ils ne vont pas cependant jusqu’à énoncer qu’il n’y a pas de prédictibilité du devenir psychique, ce qui serait parfaitement freudien.

Tout en faisant état de cette opinion très répandue, Grubrich-Simitis (1984) mentionne deux grandes catégories de symptômes constatés chez les descendants (« par des psychiatres ») : d’une part, la série apathie-dépression-sentiment de vide-manque d’implication affective ; d’autre part et à l’opposé, une agitated hyperactivity. À quoi elle ajoute des troubles prégénitaux sévères (on n’en saura pas plus) et une pathologie du caractère, puis s’emploie à recenser les éléments d’une symptomatologie commune aux deux générations. Ce sont des cauchemars à contenus semblables, l’altération de la temporalité (figée), un tableau dépressif, des sentiments d’aliénation, des préoccupations hypocondriaques.

Elle fait ensuite appel à un concept que Masud Khan employait pour désigner des déficiences du pare-excitations maternel au cours de la période préverbale de la relation mère-enfant, le cumulative trauma (Khan, 1963). Il s’agit d’échecs itératifs de l’empathie à conséquences traumatiques, l’enfant répondant à ces déficiences par ses propres tentatives malheureuses d’empathie. D’où procéderait, outre l’effet traumatique, une prématuration sélective du développement du moi sous les espèces de déformations atteignant jusqu’au moi corporel, lesquelles expliqueraient les sentiments ultérieurs d’aliénation, de vide, l’apathie et les problématiques d’identité et d’affirmation de soi.

Quels sont ces facteurs entravant l’empathie maternelle ? Ils sont quatre : le narcissisme lésé, accru par la menace constante de la mort ; le besoin d’être pris en charge (cared for) ; des impulsions massives de haine et de vengeance réprimées ; et la fameuse difficulté à investir de nouveaux objets. Toutes choses qui auraient leur origine dans « l’usage dévastateur (sweeping) du déni », le cuirassement du moi et l’émoussement perceptif développé dans les camps, et qui trouveraient à s’exprimer dans le climat mécanique, rigidifié, de la vie familiale.

Qu’attendent alors ces parents de leurs enfants ? Être un « pont vers la vie », les délivrer de leur mort intérieure, dit Grubrich-Simitis ; remplacer, bien sûr, les objets d’amour perdus et idéalisés (« on remplace un enfant », écrit Nadine Fresco, 1981) ; annuler le meurtre des proches ; venger et témoigner ; faire mentir les exterminateurs en exhibant sa capacité génitrice ; réparer, lever le déni et accomplir à leur place le travail de deuil. Ces parents, note l’auteur, sont incapables de « faire avec » (deal with) les manifestations agressives de leurs enfants, qui les confrontent à leur propre agressivité étouffée depuis les camps, donc à leurs défenses. L’agressivité est ainsi culpabilisée de part et d’autre. Du côté des enfants, se séparer des parents pour mener une vie autonome équivaudra à les livrer à la mort. Puisque l’agressivité de leurs enfants est perçue, par des parents chez qui fantasme et réalité sont mal distingués, comme réellement destructrice, les enfants ne réussissent pas à élaborer leurs souhaits de mort, et l’on trouve, chez eux aussi, une « sévère altération de l’épreuve de réalité et de la différenciation entre réalité et imaginaire (fantasy) ». Ils héritent en outre des défenses spécifiques que sont l’automatisation du moi (encore qu’atténuée), l’évitement des investissements objectaux intenses, certaines mesures masochistes et une profonde identification à l’agresseur.

Cette relation en miroir entre les deux générations est également relevée par Y. Gampel. Elle note la coïncidence entre l’âge des parents au moment des événements traumatogènes et l’âge auquel apparaissent les troubles chez les enfants (elle évoque des « réactions anniversaire » de type psychotique), troubles qu’elle comprend comme une « tentative de se débarrasser des projections inconscientes de leurs parents » en même temps qu’une tentative de réparation (donner sens au vécu parental).

Grubrich-Simitis isole par ailleurs un trait retrouvé chez ceux de la deuxième génération, qu’elle appelle « concrétisme » et se représente comme probable conséquence du déni mis en œuvre par les parents à l’endroit de leur propre expérience traumatique. Sa conceptualisation est menée en termes de relation d’objet et, on l’a vu, très empreinte d’ego-psychology. Ce concrétisme serait particulièrement vivace dans les premières phases du travail analytique. Le dire y a statut de chose : discours carentiel en dimension imaginaire, dont la dimension de souvenir n’est pas davantage restituée que le statut de signe n’est reconnu. Les expressions ont une qualité de fixité et de rigidité, qui n’est pas sans évoquer la psychose. Il s’agirait d’un effet de la détérioration de la capacité métaphorique du moi parental (et de la capacité afférente de structuration du temps), issue de l’expérience concentrationnaire. Ce concrétisme atemporel, retrouvé chez les descendants, fait l’objet d’une description identique chez les parents et chez les enfants : serait-il transmis tel quel, non modifié, non altéré par quelque élaboration que ce soit d’une génération à l’autre ? Aux racines de ce mécanisme agirait en tout cas le traitement par les parents de leur expérience concentrationnaire comme étant davantage de l’ordre du cauchemar que de l’ordre de la réalité. Dès lors, l’expérience concentrationnaire prend le statut d’une chose sortie de la propre imagination de l’enfant, chez qui la distinction entre fantasme et réalité se trouve entravée, tout comme la reconnaissance de la dimension métaphorique.

La question de l’origine et la scène originaire

L’origine et le vécu parental paraissent noyés dans le mystère, ou, sans doute plus précisément, l’énigme et l’inexplicable. J’en veux pour témoignage ce passage du Cinquième fils :

Mes camarades d’école ont […] des grands-parents ; moi, non, pourquoi ? – Ils sont morts. – Pourquoi ? – Parce qu’ils étaient juifs. – Je ne vois pas le rapport. – Moi non plus.
(Wiesel, 1983, p. 66)

Au-delà de l’humour noir, n’est-ce pas là l’incapacité du père à penser/dire l’événement traumatique ? Mais que le silence prévale du côté parental, comme les descendants interrogés par Nadine Fresco en témoignent (« Les parents n’expliquaient rien, les enfants ne demandaient rien ») ; ou que le récit, par eux, soit indéfiniment refait – le résultat est le même : soit par défaut, l’absence de sens ; soit par excès, la dilution du sens ou son obturation par un « rideau de mots ». Soit le « vide compact d’une parole impossible », soit ceci :

On pourrait poser mille fois la même question, on obtiendrait mille fois une réponse dont on ne peut rien faire.
(Fresco, 1981, p. 212)

L’évocation échoue donc toujours à saisir ce qu’elle est censée évoquer, donc à le rendre représentable, intelligible et partageable. Voyez George Steiner : « Le noir mystère de ce qui s’est passé en Europe est pour moi inséparable de ma propre identité » (Steiner, 1969, p. 119).

Et Nadine Fresco, encore :

Un invisible objet enfermé dans une impossible évocation ; un trou noir, béant, vertigineux, d’années indicibles dans lesquelles s’engouffrait un impossible roman des origines.
(Fresco, 1981, p. 206, 209)

L’extermination est souvent désignée par les parents survivants comme cause de l’existence de l’enfant : « C’est à cause de ça [la mort de ton frère] qu’on t’a eu… » Ou le génocide comme raison d’être, en lieu et place du désir parental. L’enfant étant là pour remplacer une sœur, un frère assassinés, se dessine une configuration de la culpabilité que l’on peut résumer en ces termes : « S’il n’était pas mort, je ne serais pas ici… Si je n’étais pas ici, il ne serait pas mort » (Fresco, 1981 p. 217). Le génocide, donc, comme origine ; Auschwitz pour nommer cet innommable de l’origine ; ou encore la fusion de l’origine de soi avec le trauma parental.

Auschwitz est devenu la propriété d’une génération [ou de deux, ou de trois… ?], comme on dit d’une plante qu’elle est dotée de telle propriété.
(Hassoun, 1990, p. 35)

« Un camp pour tout terreau généalogique. » Ou encore : une crypte à l’intérieur de soi. Ou mieux : être soi-même crypte, pour contenir/recueillir une histoire traumatique parentale, et faire ainsi en sorte que ce qui appartient en propre à une génération ne se distingue plus de ce qui appartient à la suivante.

La question de la nostalgie

D’où, peut-être, la nostalgie, une nostalgie qui n’a pas lieu d’être, largement illégitime, usurpatrice et usurpée, « qui n’a pas droit de cité », « pour un monde dont ils [ceux de la deuxième génération] ont été exclus en naissant », nostalgie parcourue par « un désir sans nom [où] la souffrance tient lieu d’héritage », et à laquelle on tient comme à l’identité même. Et le « danger de vie, non de mort » pour ces héritiers : « La peur de perdre, en perdant la nostalgie, la densité de la vie » (Fresco, 1981 p. 211), ou du moins, dirais-je, ce qui la fonde, cette vie, c’est-à-dire cette mort-là, et qui est enveloppé dans un passé tabou, marqué par l’interdit et par la contrainte, « assignant au sujet des règles de représentation et une vision du monde particulières » : « D’où je viens ? De la survie à l’extermination » (Zajde, 1989, p. 60).

Le décor des représentations est celui de l’histoire traumatique, une crypte qui contient une histoire où le singulier et le collectif sont indistinguables, le second obérant le premier.

Je n’ai pas de souvenirs d’enfance […]. J’en étais dispensé : une autre histoire, la grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps.
(Perec, 1975, p. 17)

À propos de cette nostalgie sans visage, un interlocuteur de Nadine Fresco parle encore de « nostalgie [éprouvée lors d’un voyage] en quittant Treblinka, […] la nostalgie de ce lieu où ils sont venus mourir », et il conclut :

Parfois, j’ai le sentiment que c’est nous qui avons été déportés. Non parce que nous sommes comme eux, mais […] parce que nous sommes venus après et que notre vie n’a plus de sens.
(Fresco, 1981, p. 214-215)

Nostalgie que l’on peut concevoir comme un précipité de la répétition chez le(s) parent(s), insistance du trauma qui est à la fois fascinante pour l’enfant, donc de l’ordre d’une séduction mortifère, et à lui interdite puisque chose des parents. L’enfant est en effet exclu « d’une participation quelconque, en tant que sujet, à ce qui s’avère faire nostalgie pour les parents et polariser (douloureusement) leurs références d’idéal » (Penot, 1989, p. 131). Inévitablement exclu, il n’y est pourtant pas moins inévitablement inclus, quoi qu’ils en aient.

Si ce mot de nostalgie n’est pas tout à fait adéquat, il me semble néanmoins rendre compte d’une part de l’expérience subjective de la deuxième génération ; pour peu qu’on l’entende à la manière de Ferrran Patuel-Puig, qui la rattachait à l’idéalisation, à l’objet perdu et au deuil, soit l’investissement nostalgique de l’objet en tant qu’absent, qui est « manière de se prémunir de sa perte, par une quête et une idéalisation intenses », « tentative de dominer un passé douloureux par idéalisation et déplacement » et « façon d’éluder un travail de deuil » (Patuel-Puig, 1985).

Quel est donc cet objet ? La chose des parents, d’abord, enveloppée de mystère, comme leur chose sexuelle. Le trauma parental, qui ne cesse d’insister, silencieusement ou bruyamment, c’est tout un ; cet objet perdu/jamais possédé, mais qui possède, lui, les deux générations, est d’autant plus recouvert de mystère qu’il est, incomparablement plus que la chose sexuelle, indicible. D’autant plus énigmatique que les parents sont devant leur propre expérience traumatique comme devant une énigme.

À cela s’ajoute quelque chose en deçà ou au-delà du couple parental et qui aimante cette nostalgie : l’idéalisation des morts, transfigurés, magnifiés par leur disparition, pétrifiés dans une innocence absolue, angélique, d’objet absolument bon, rendu tel par son supplice. Devenus ainsi victimes sacrificielles (« holocauste ») et figures tutélaires qui exigent d’être honorées. Tel est sans doute aussi ce qu’il ne faut pas perdre, même si « en vous dépossédant d’eux, ils vous ont dépossédé de vous-même, emportant avec eux le sens de la vie et de l’identité ». Victimes donatrices de sens, donc d’identité, ascendants qui

par leur mort […] sont tout-puissants d’existence quand vous êtes l’inévitable trahison, accomplie chaque jour de votre vie, de leur souffrance et de leur disparition.
(Fresco, 1981, p. 212)

« Que faire de cette frustration, demande Nadine Fresco, de cette jalousie de ne pouvoir, tout comme les enfants morts, demeurer inaltérable objet d’amour ? » (ibid.).

Risquons cette réponse : se faire tombeau pour les objets parentaux qu’on incorporera, se faisant du même coup récipient de la dépression des parents. Être une stèle, un monument funéraire, puisque c’est la mort elle-même que les nazis ont voulu tuer en changeant les morts en fumée, comme les fascistes argentins annuleront les morts en en faisant des « disparus ». Et sans doute la symbolisation de la mort ainsi mise en échec donne-t-elle lieu à l’omniprésence de la mort.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1Quelques chiffres permettent de se faire une idée de la situation du service de pyschiatrie de l’hôpital Kosevo en juin 1994 : 26 psychiatres y travaillaient (le total des praticiens d’exercice privé et public de Sarajevo était de 76) ; 200 hospitalisations étaient en cours (dont seulement 29 malades dits chroniques) + 53 dans les locaux d’une annexe (Bjelave) ; 70 patients étaient suivis à l’hôpital de jour ; la consultation recevait 30 patients par jour et les urgences 100 à 150 ; 10 à 15 « psychotiques » requérant une hospitalisation étaient quotidiennement renvoyés, faute de place.

[2Nom du mouvement monarchiste serbe de Mihajlovic durant la Seconde Guerre mondiale, employé par extension pour désigner les nationalistes serbes.

[3Cette partie a été supprimée pour la présente publication.


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