L’impuissance du keynésianisme aujourd’hui

mardi 7 février 2017
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette « Le Crépuscule du XXe siècle » n°29-30, octobre 2014 — mars 2015

I. Que sont devenus les leviers du keynésianisme ?

Quand on passe en revue les envolées idéologiques des années 1930 à 1950, on ne peut que constater à quel point le marxisme, dans toutes ses variantes, prétendait réduire la théorie de Keynes à une espèce de marxisme affadi, destiné à sauver momentanément un régime d’inégalité sociale aux abois. La référence à ce même keynésianisme est devenu depuis une quarantaine d’années une obligation pour tous ceux qui se veulent héritiers de la gauche fondamentale.

Au vu des résultats des “Trente Glorieuses”, période qui ne commence pleinement qu’après la reconstruction (à peu près réalisée vers 1950-1952) et qui s’achève avec la crise de 1973-1974, l’évidence de l’efficacité de ces mesures a fini par gagner le cerveau des idéologues imprégnés de marxisme, au moment où la situation prenait une tout autre tournure. Ceux-ci semblent condamnés à toujours avoir une époque de retard.

Les mésaventures du gouvernement français PS-PC en 1981-1983 constituèrent la démonstration que les leviers du keynésianisme avaient perdu l’efficacité attendue, pour des raisons qu’ils ne s’expliquaient pas. La situation ne s’est pas améliorée, mais ces traditions politiques se sont avérées incapables de tirer un bilan explicite. La baguette magique du “keynésianisme” demeure l’arrière-plan de tous leurs discours, tel un recours évident que seules de sombres machinations empêcheraient d’agir. Ces leviers constituent un fantôme qui hante toutes les oppositions au cours actuel de la gestion économique (de la gauche fondamentale au Front national, qui lui aussi envisage un volontarisme économique, mais limité au périmètre national).

L’agitation provoquée par la victoire électorale de Syriza en Grèce, en janvier 2015, est perçue comme l’occasion enfin advenue de remettre en action ces leviers “oubliés”. Tout indique qu’en réalité, même si la “dette” était largement effacée, le résultat ne suivrait pas. Les sociétés occidentales consomment plus qu’elles ne produisent, c’est leur problème majeur, et tenter de ruser avec cette vérité massive ne sert qu’à retarder la prise de conscience. Le seul moyen d’atténuer les ravages d’une stagnation, voire d’une régression inexorable, serait de partager le moins mal possible les revenus, non d’aggraver l’inégalité qui montre que “la crise”, ou plutôt la nouvelle régulation, coïncide avec l’intérêt même des couches régnantes, du moins tant que la société ne se disloque pas. Mais là encore, il est douteux que cette “limite” soit dissuasive pour les couches oligarchiques : elles se conçoivent comme délocalisées, hors sol, et ne se sentent pas tenues à la moindre réciprocité sociale autrement qu’en paroles.

1. Usure des mécanismes keynésiens

Cette usure se vérifie tout particulièrement pour les sociétés qui ont vécu sous perfusion keynésienne depuis 60 ans environ. Il suffit de rappeler quelques exemples récents et éloquents :

  •  les ronds-point de circulation, trois fois plus nombreux en France que dans les pays voisins, sont du keynésianisme,
  •  le projet de l’aéroport de “Notre-Dame des Landes” est du keynésianisme
  •  les projets ou les lignes TGV entre Tours et Bordeaux, Le Mans et Rennes, Bordeaux et Toulouse, ou encore Poitiers et Limoges sont du keynésianisme, etc.

Leur permanence indique que la société française n’a cessé de s’intoxiquer aux mesures keynésiennes depuis plus de 60 ans. Comment s’étonner de leur inefficacité croissante ? Leur caractère de surinvestissement est de plus en plus patent. En Espagne, les aéroports achevés qui ne verront jamais d’avion se poser ou les quartiers entiers de villes nouvelles inhabités, faute de population solvable pour y résider, montrent à une échelle supérieure la vacuité d’un keynésianisme essoufflé.

2. Dissémination des processus économiques mondialisés

Il y a d’autres raisons plus puissantes encore qui vident les mesures keynésiennes de leur efficace, et cela résulte d’une mutation technique et économique immense dont on peut résumer la conséquence : le levier d’intervention de l’État est trop court pour couvrir la portée des processus économiques. Cela se vérifie de deux manières :

D’une part, la consommation va chercher ses produits bien au-delà des frontières, si bien que toute “relance” de consommation tend à profiter à un pays lointain (comme en 1981-1983 : les magnétoscopes et les matériels “Hi-fi” rapportèrent surtout au producteur japonais qui les exportait, engrangeant ainsi les subventions françaises à la consommation !).

D’autre part, les processus productifs se sont à ce point ramifiés qu’il est devenu très difficile de savoir exactement où est fabriqué un produit. Ses composants, comme ses moments de production, sont partagés dans un si grande nombre de circuits transfrontaliers qu’on ne peut plus évaluer ce qui resterait dans le périmètre d’un État pratiquant des injections de liquidité pour augmenter la consommation.

Là encore, quelques exemples sont parlants : dans les années 1970, un produit comme le Concorde nécessitait des importations de 80 pays différents (matériaux, mais aussi pièces diverses). Aujourd’hui, ce type de complexité a atteint des produits très simples : les croissants surgelés vendus dans 90 % des boulangeries françaises (et présentés comme étant faits sur place) peuvent provenir d’une usine roumaine, et on ne sait même pas avec quel produit elle fabrique la pâte, ni quels sont les composants chimiques qui accompagnent la congélation pour éviter la formation de cristaux susceptibles d’altérer l’apparence de cette pâte.

Le yoghourt lui-même suit un circuit sidérant : le lait produit en un point est envoyé à 2000 km pour être transformé en produit laitier de consommation courante (mais le conditionnement peut lui-même être réalisé en un autre lieu). A l’occasion des conséquences de la maladie de la “vache folle”, on avait pu constater qu’un veau né en Irlande pouvait être exporté en Espagne pour engraissage de quelques mois, avant d’être réexporté vers la France, où il apparaissait comme “veau du terroir” avant d’aller à l’abattoir. Et ce ne sont là que des exemples simples, pour des produits alimentaires. Dès qu’interviennent les produits chimiques, la complexité devient indescriptible (la production des médicaments semble défier le contrôle, mais peu de gens réalisent qu’elle a été largement délocalisée, ce qui explique les pénuries tendancielles dont sont victimes les hôpitaux en France et dans d’autres pays).

De fait, ce sont surtout les flux comptables qui seraient traçables pour un pays donné, mais le nombre de biais incontrôlables l’interdit [1].

3. Variable cachée du keynésianisme

La condition fondamentale du keynésianisme constitue une sorte de variable cachée imprévue : contrairement à l’idée de Keynes qui pensait que l’on pourrait aller jusqu’à relancer l’économie en faisant creuser des trous pour les reboucher ensuite (ce ne serait vrai qu’à très court terme, et à condition que les ouvriers soient “correctement” rémunérés), l’expérience démontre que l’émission de valeurs monétaires sous une forme ou une autre doit, à moyen terme (5 ou 10 ans), trouver une contrepartie de production augmentée, et ce dans des proportions à la mesure des injections de liquidités (même si l’on compte sur une inflation modérée de 2 %, qui permet au fond de tricher rétroactivement sur les prix). L’entorse que les mesures de Keynes apportent aux conceptions économiques classiques est donc relative. Les faits ont montré qu’il ne pouvait exister qu’un décalage de quelques années. C’est là qu’intervient une notion qui est totalement inconnue du langage politique : l’énergie de bouclage.

Depuis la révolution néolithique, l’extraction de l’énergie n’a cessé de jouer un rôle déterminant, même si son rôle est difficilement maîtrisable. Elle apparaît le plus souvent comme une contrainte “naturelle” externe. L’Europe a ainsi bénéficié de longue date, grâce à sa capacité à utiliser les animaux de traits dans l’agriculture, d’un avantage différentiel (on considère par exemple qu’un cultivateur disposant d’un cheval de trait peut exploiter une surface cinq fois plus grande que celle d’un cultivateur n’utilisant que ses seuls bras). Jusqu’au XVIIIème siècle, comme le remarquait Fernand Braudel, les tendances à une croissance de l’économie ont sans cesse buté sur le goulot d’étranglement des sources énergétiques (les moulins du Moyen-Age, combien utiles, avaient fini par rencontrer leur limite quantitative).

Avec la révolution industrielle, l’utilisation décisive du “charbon de terre” (et non plus du “charbon de bois”) n’a pas complètement supplanté les autres formes d’énergie. Elles tendent toujours à s’ajouter les unes aux autres, mais il est un segment énergétique qui est plus décisif que les autres, c’est celui qui est capable de répondre de la manière la plus élastique à la croissance de la demande d’énergie, et qui est qualifié d’“énergie de bouclage”.

Le XIXème siècle fut dominé en Europe du nord-Ouest, puis dans un nombre croissant d’autres régions, par l’utilisation du “charbon de terre” comme énergie de bouclage, qui permit une croissance sur le long terme de 1,5 à 2 % par an. Sur cent ans, 2 % correspondent à une multiplication d’un facteur 7 de la production matérielle. La perception de cet effet évidemment gigantesque rend éclatante l’inanité des théories “anti-impérialistes” rétrospectives qu’affectionnent les tiers-mondistes et la gauche fondamentale : ce n’est pas un pillage du monde qui a enrichi l’Occident, mais d’abord le travail des ouvriers européens utilisant le charbon de la Ruhr, des Midlands, ou le fer de la Lorraine, etc., qui n’étaient pas... “musulmans”, n’en déplaise à tous les compagnons de route de l’islam victimaire.

En ce qui concerne les mécanismes keynésiens, il est sans doute crucial de constater que leur efficacité d’abord douteuse (dans les années 1930 aux États-Unis, ou avec les mesures du régime national-socialiste qui débouchèrent sur la guerre) a pris une tout autre allure à partir des années 1950, moment où l’énergie de bouclage a pu pleinement basculer vers le pétrole conventionnel, permettant une croissance de base de 4,5 % sur le long terme (et parfois davantage, notamment lorsqu’il y avait de nombreuses infrastructures à construire ou à reconstruire). Un tel taux de 4,5 % sur 25 ans seulement permet un triplement de la production matérielle (même quand on tient compte de la multiplication d’une production immatérielle de “services”, l’effet demeure impressionnant). Le keynésianisme pratique a rencontré, par un hasard historique longuement mûri (il fallait avoir développé la technique des moteurs à explosion et les lignes de production les plus diverses), une inflexion à la hausse des capacités de croissance déjà exponentielles. Le décalage temporel entre émission de liquidités et augmentation d’une production correspondante dépend de paramètres politiques (patience des populations, confiance dans la monnaie, volonté d’une amélioration matérielle de la vie quotidienne, etc.), mais ce décalage n’est pas d’une élasticité infinie.

Aujourd’hui, il faudrait découvrir une nouvelle source d’énergie qui permette un saut des capacités productives, analogue à celui qui a eu lieu dans les années 1950-1960. Or, c’est à l’inverse que l’on assiste. Depuis 2006-2007, ce pétrole conventionnel a atteint son pic d’extraction. Toutes les autres sources d’énergies sont moins efficaces : leur rendement énergétique est plus faible et elles sont plus coûteuses en temps de travail et en capitaux. Les phrases démagogiques sur la “transition énergétique” font mine d’avoir un “joker” dans la manche. Il y a aura de toute façon une transition, mais elle sera subie, parce que les autres formes d’extraction d’énergie ne permettent pas les mêmes effets de production, et donc de puissance, ce que les écologistes “politiques” oublient délibérément pour afficher un discours volontariste.

4. Entrave politique court-circuitant les leviers keynésiens

Les mutations politico-économiques dites “néo-libérales” depuis les années 1980 présentent une dimension que cette gauche fondamentale ne parvient pas à intégrer : les mesures diverses de diminution de l’impôt sur les plus riches et l’expression pudique d’“évasion fiscale” (il faudrait dire : désertion fiscale) signifient que les leviers de redistribution de l’État sont préemptés par les couches les plus riches. Tel est le nœud de la mutation vers le régime oligarchique : une aspiration non seulement économique, mais aussi institutionnelle, de la société. Si la production de liquidités ne crée pas en soi de richesse, ce qu’illustre l’épuisement du keynésianisme, elle est aujourd’hui largement captée par les circuits financiers et finit entre les mains des couches les plus riches, qui y trouvent l’occasion de vampiriser la société. Comme le circuit n’est pas seulement national, mais transnational, il est à peu près incontrôlable.

Le keynésianisme pratique, qui a donné un instrument de sujétion de l’économie à l’instance politique pendant quelques décennies, avec des résultats exceptionnels, se trouve donc désormais pris de court par des processus situés en amont et en aval.

II. Conséquences sur la situation en Europe

Le poids de cette évolution ne peut que se vérifier pour la Grèce. Syriza, promet par la voix de Tsipras, que le nouveau gouvernement grec va “lutter” contre les pratiques d’“évasion fiscale” (“désertion fiscale”) et de gaspillage et qu’il faut cesser de demander à la Grèce de rembourser. Or, elle ne rembourse pas ! Elle continue à recevoir d’importants transferts [2]. Dans la mesure où les structures de l’Union européenne, associées à la dérégulation généralisée, permettent aux couches les plus riches de se constituer en “couche sociale hors sol”, il est clair que la promesse de réforme des structures de l’État grec sont à ranger au rayon des accessoires verbaux. Le régime grec cherche une fois de plus, comme ses prédécesseurs, à gagner du temps. La gauche fondamentale, dont Mélenchon est un des plus pathétiques représentants, n’a qu’une stratégie : faire des dettes et ne pas les rembourser, en s’imaginant que les prêteurs se feront berner à chaque fois [3]. Le problème grec tient d’abord aux paramètres anthropologiques de la société grecque, qui ne peut s’aligner sur ce que nécessite une société “moderne” à la manière de l’Europe du Nord-ouest, mais même ces sociétés tendent à consommer davantage qu’elles ne produisent.

Le plus préoccupant, c’est l’inconsistance des réflexions sur l’Europe. Avec l’échec du référendum sur le traité constitutionnel de 2005, la situation s’est figée au milieu du gué : ni les souverainistes ni les fédéralistes ne savent plus quoi faire. Le pas-à-pas institutionnel semble frappé d’illégitimité, et il n’y a plus guère d’initiatives, seulement des réactions dans l’urgence, sur le mode du “trop peu, trop tard” : FSFE, “union bancaire”, QE, etc.

On se heurte alors à la question des structures de l’Union européenne, dont l’euro n’est qu’une expression. Cette création a été présentée comme “technique”, alors que comme toute monnaie, il constitue une institution politique et non une “marchandise”-équivalent général [4]. Le sujet devrait donc être traité sur ce terrain-là. L’euro n’est pas viable pour cette simple et bonne raison que l’Europe refuse de se considérer comme une unité politico-nationale. Les nations concrètes sont toujours présentes sous les radars de l’appareil médiatique, parce qu’elles ne constituent pas un “projet” abstrait mais un processus historique et social qui a façonné les sociétés européennes depuis des siècles et leur a donné accès à un dépassement des formes de l’Empire ou de la Cité. La fusion, dans un synœcisme (à la manière des cités grecques antiques qui décidaient de fusionner en une seule Cité), en une grande nation, aurait été difficile, mais cela n’a même pas été tenté, comme le montrent les dénonciations préventives de la “forteresse Europe”. Les bâtisseurs institutionnels de l’Union européenne ont prétendu constituer une structure d’un genre nouveau où tout migrant tend à y jouir rapidement de droits équivalents aux ressortissants traditionnels. Et pour ce faire, on s’efforce d’éviter que les migrants extra-européens aient à s’adapter aux sociétés d’accueil.

Cette orientation traduit une volonté de fragmenter la société afin d’empêcher le surgissement de logiques endogènes capables de contestation sociale. C’est un projet par nature oligarchique, c’est-à-dire ni dictatorial ni “totalitaire”, mais qui peut mener à un naufrage collectif, dont les “élites” se considèrent de toute façon à l’abri.

Paris, le 10 mars 2015


[1Un autre aspect de ce processus est exploré par Laurent Davezies, dans son ouvrage “Le nouvel égoïsme territorial”, Seuil, mars 2015. Il y examine la nouvelle organisation productive qui mine le “keynésianisme territorial” et pousse à la fragmentation des nations. Mais il ne semble pas se rendre compte qu’intervient dans ces processus une conséquence de l’anti-nationisme de l’Union européenne ; en pourchassant l’esprit national, elle le pousse à se reconstituer sur un périmètre plus étroit, régional...

[2Voir l’article de J. Quatremer, Dette grecque, mode d’emploi - Coulisses de Bruxelles http://bruxelles.blogs.liberation.f...

[3L’un des derniers théoriciens du menchevisme, Julius Martov, soulignait en 1923 l’apparition inattendue d’un “communisme de consommateurs”, fondement du délire bolchevik, indifférent à la moindre notion de responsabilité sociale et historique. Les principes de ce délire demeurent intacts chez les héritiers du “marxisme-léninisme”, qui a dégénéré en un “stalino-gauchisme” tout aussi intransigeant, mais aux moyens pratiques heureusement beaucoup plus limités.

[4Voir le développement magistral de “L’Empire de la valeur” d’André Orléan, 2011, éd. du Seuil.


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