La « rationalité » du capitalisme (1/2)

Cornelius Castoriadis
lundi 27 juillet 2015
par  LieuxCommuns

Exposé fait au colloque du CIRFIP, « Rationalité instrumentale et société, en octobre 1996, sous le titre : « Notes pour servir à une critique de la « rationalité » du capitalisme ». La présente version, considérablement amplifiée et remaniée, doit beaucoup aux remarques critiques de mon ami Vassili Gondicas. Il va de soi que je suis seul responsable des éventuelles erreurs ou faiblesses de ce texte. [C.C.]


À Vassili Gondicas, la faculté du jugement faite homme.

Il peut sembler bizarre de discuter encore de la « rationalité économique » du capitalisme contemporain à une époque où le chômage officiel atteint en France trois millions et demi de personnes et plus de 10% de la population active dans les pays de la CEE, et où les gouvernements européens répondent à cette situation en renforçant les mesures déflationnistes, comme la réduction du déficit budgétaire. La chose devient moins bizarre, ou plutôt la bizarrerie se déplace, lorsqu’on considère l’incroyable régression idéologique qui frappe les sociétés occidentales depuis bientôt vingt ans. Des choses que l’on considérait à bon droit comme acquises, telle la critique dévastatrice de l’économie politique académique par l’école de Cambridge entre 1930 et 1965 (Sraffa, Robinson, Kahn, Keynes, Kalecki, Shackle, Kaldor, Pasinetti, etc.) sont non pas discutées ou réfutées, mais tout simplement passées sous silence ou oubliées, pendant que les inventions naïves et invraisemblables, comme l’« économie de l’offre » ou le « monétarisme », tiennent le haut du pavé, en même temps que les chantres du néolibéralisme présentent leurs aberrations comme des évidences du bon sens, que la liberté absolue des mouvements du capital est en train de ruiner des secteurs entiers de la production de presque tous les pays et que l’économie mondiale se transforme en casino planétaire.

Cette régression n’est pas cantonnée au domaine de l’économie. Elle prévaut tout autant dans le domaine de la théorie politique (caractère devenu indiscuté et indiscutable de la « démocratie représentative » au moment même où celle-ci est de plus en plus déconsidérée dans tous les pays où elle a quelque passé), et plus généralement dans les disciplines humaines, comme en témoigne, pour ne citer qu’un exemple, l’offensive scientiste et positiviste contre la psychanalyse qui bat son plein aux États-Unis depuis quinze ans. L’arrière-fond social-historique de cette régression est visible à l’œil nu. Elle accompagne une réaction sociale et politique en cours depuis la fin des années 1970, dont les « socialistes » ont été en France les principaux artisans, et dont rien pour l’instant ne laisse prévoir le fin, sauf, dans un avenir vague et lointain, le caractère autodestructeur de ce nouveau cours du capitalisme. Mais même cette perspective ne pourrait offrir une consolation, car beaucoup plus que le suicide du capitalisme est en jeu, comme le montre entre autres la destruction de l’environnement à l’échelle planétaire. L’analyse critique de l’évolution présente n’en devient que plus impérative. Mais ce n’est pas l’objet principal de ce texte.

Le capitalisme est le premier régime social qui produit une idéologie d’après laquelle il serait « rationnel ». La légitimation des autres types d’institution de la société était mythique, religieuse ou traditionnelle. Dans le cas présent, on prétend qu’il existe une légitimité « rationnelle ». Bien entendu, ce critère, être rationnel (et non pas consacré par l’expérience ou la tradition, donné par les héros ou les dieux, etc.), est proprement institué par le capitalisme ; et tout se passe comme si ce fait, d’avoir été très récemment institué, au lieu de le relativiser, l’avait rendu indiscutable. Pour peu que l’on réfléchisse, on ne peut pas éviter la question : qu’est-ce donc que la rationalité, et quelle rationalité ? Le capitalisme pourrait se prévaloir d’un certain hégélianisme : la raison, c’est l’opération conforme à un but, disait le vieux maître de Marx. C’est donc la conformité de l’opération à son but qui serait le critère de la rationalité. Par là, nous serions empêchés de demander : qu’en est-il de la rationalité du but lui-même ? Cette rationalité confinée aux moyens, que Max Weber appelait curieusement Zweckrationalität, à savoir rationalité relativement à un but supposé admis, rationalité instrumentale, n’a visiblement aucune valeur en elle-même. Le choix du meilleur poison pour empoisonner son époux, ou celui de la bombe H la plus efficace pour exterminer des millions de gens, par leur « rationalité » même, augmentent l’horreur que nous éprouvons non seulement quant au but poursuivi mais quant aux moyens qui ont permis de l’atteindre avec une efficacité maximale. L’idéologie capitaliste prétend pourtant, dans ses moments les plus philanthropiques, affirmer un but de la « rationalité », qui serait le « bien-être ». Mais sa spécificité vient de ce qu’elle identifie ce bien-être avec un maximum — ou un optimum — économique, ou bien prétend qu’il découlera certainement ou très probablement de la réalisation de ce maximum ou optimum. Ainsi, directement ou indirectement, la rationalité est réduite à la rationalité « économique », et celle-ci est définie de manière purement quantitative comme maximisation/minimisation — maximisation du « produit » et minimisation des « coûts ». C’est évidemment le régime lui-même qui décide de ce qu’est un produit — et comment ce produit sera évalué —, comme il décide de ce que seront les « coûts » et de combien ils seront [1].

Notons que la relativité du critère ultime pour toute culture est connue, au moins depuis Max Weber, pour ne pas remonter jusqu’à Hérodote. Toute société institue à la fois son institution et la « légitimation » de celle-ci. Cette légitimation, terme impropre, occidental, renvoyant déjà à une « rationalisation », est presque toujours implicite. Mieux, elle est « tautologique » : les dispositions de l’Ancien Testament ou du Coran ont leur « justification » dans cela même qu’elles affirment — qu’« il n’y a qu’un seul Dieu, qui est Dieu », et qu’elles en représentent la parole et la volonté. Dans d’autres cas — les société archaïques —, elles trouvent cette justification dans le fait qu’elles ont été données par les ancêtres, lesquels sont à révérer et honorer d’après ce que l’institution prescrit. De même est tautologique la « légitimation » du capitalisme par la rationalité : qui, à l’intérieur de cette société, sauf peut-être un poète ou un mystique, oserait s’élever contre la « rationalité » ?

Ce cercle de l’institution n’est, bien entendu, qu’une instance du cercle de la création. L’institution ne peut exister si elle n’assure pas son existence, et la force brute est généralement incapable de remplir ce rôle au-delà de périodes courtes [2]. En ouvrant une parenthèse, on peut se demander ce qu’il en sera à cet égard d’une société autonome, à savoir d’une société capable de remettre en cause, explicitement et lucidement, ses propres institutions. En un sens, elle ne pourra évidemment pas sortir de ce cercle. Elle affirmera que l’autonomie sociale et collective « vaut ». Certes, elle pourra justifier en aval son existence par ses œuvres, parmi lesquelles le type anthropologique d’individu autonome qu’elle créera. Mais l’évaluation positive de ces œuvres dépendra encore de critères, plus généralement de significations imaginaires sociales, qu’elle aura elle-même institués. Cela pour rappeler qu’à la fin des fins aucune sorte de société ne peut trouver sa justification en dehors d’elle-même. On ne peut pas sortir de ce cercle, et ce n’est pas là ce qui peut constituer le fondement d’une critique du capitalisme.

Il faut noter que, dans la dernière période, les idéologues de service ont finalement abandonné la prétention de justifier ou légitimer le régime ; ils renvoient simplement à la faillite du « socialisme réel » — comme si les activités de Landru fournissaient une justification à celles de Stavisky — et aux chiffres de la « croissance » là où celle-ci continue d’avoir lieu. Ils étaient plus courageux autrefois, lorsqu’ils écrivaient des traités de Welfare Economics, d’économie du bien-être. Il est vrai aussi que le piteux état des ex-critiques professionnels (« marxistes » ou prétendus tels) du capitalisme permet à ces idéologues, en plein accord avec l’esprit de l’époque, de mettre de côté toute prétention au sérieux.

En tout cas, notre critique sera essentiellement immanente ; elle essaiera de montrer que, sur le plan théorique, les constructions de l’économie politique académique sont incohérentes, ou privées de sens, ou valables seulement pour un monde fictif ; et que, sur le plan empirique, le fonctionnement effectif de l’économie capitaliste n’a que peu de rapports avec ce qui est dit dans la « théorie ». Autrement dit, on fera la critique du capitalisme selon ses critères mêmes. La discussion sera groupée en quatre parties :

  • la spécificité et la relativité social-historique de l’institution capitaliste ;
  • l’idéologie théorique de l’économie capitaliste ;
  • la réalité effective de l’économie capitaliste ;
  • les facteurs de l’efficacité productive de la société capitaliste et de sa « résilience » social-historique.

Spécificité et relativité social-historique de l’institution capitaliste

Pour quelqu’un qui prend une vue en survol de l’histoire, le trait caractéristique du capitalisme entre toutes les formes de vie social-historique est évidemment la position de l’économie — de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup plus, des « critères » économiques — en lieu central et valeur suprême de la vie sociale. Un corollaire de cela est la constitution du « produit » social spécifique au capitalisme. Brièvement parlant, toutes les activités humaines et tous leurs effets arrivent, peu ou prou, à être considérés comme des activités et des produits économiques, ou, pour le moins, comme essentiellement caractérisés et valorisé par leur dimension économique. Inutile d’ajouter que cette valorisation est faite uniquement en termes monétaires.

Cet aspect était franchement reconnu dès la fin du XVIIIe siècle, sinon avant. Les justifications de l’indifférence moderne devant les affaires communes et la politique [3] invoquent la centralité des intérêts économiques pour l’homme moderne. Saint-Simon comme Auguste Comte seront les chantres de l’époque « industrielle » ou « positive ». Les pages de Marx dans les Manuscrits de 1844 relatives à la transformation de toutes les valeurs en valeurs monétaires sont belles et fortes ; elles ne tranchent pas sur l’opinion de l’époque par le contenu (voir Balzac) mais par la virulence de la critique. Mais il est caractéristique que la forte conscience de l’historicité du phénomène présente à l’époque sera rapidement occultée par les apologistes du nouveau régime, recrutés surtout chez les économistes. Cette occultation prendra la forme d’une glorification du capitalisme, présenté comme le régime économique « rationnel » dont l’apparition signe le triomphe de la raison dans l’histoire et relègue les régimes précédents dans l’obscurité des temps « gothiques » (pour reprendre un mot plus ancien de Sieyès) et primitifs. L’émergence historique du capitalisme devient, sous leur plume, épiphanie de la raison, et par là même elle est assurée d’un avenir indéfini. Comme l’écrivait Marx, « pour eux il y a eu l’histoire, mais il n’y en a plus ».

Curieusement, ou pas si l’on pense aux avantages idéologiques de cette posture, la dénégation de l’historicité du capitalisme a prévalu chez les économistes depuis Ricardo jusqu’à maintenant. On a glorifié l’économie politique, et son objet, comme investigation de « la pure logique du choix » ou comme étude de « l’allocation de moyens limités à la réalisation d’objectifs illimités » (Robbins). Comme si ce choix pouvait être totalement indépendant, dans ses critères et dans ses objets, de la forme social-historique dans laquelle il s’exerce ; et comme si seule l’économie en était concernée (ou, respectivement, comme si l’économie pouvait se subordonner toutes les activités humaines où un choix quelconque doit s’exercer, depuis la stratégie jusqu’à la chirurgie). Cette aberration a fait florès dans la période récente, où l’on a vu proliférer des « économies » et des prétentions au calcul économique à peu près partout (depuis l’éducation jusqu’à la répression pénale). Il est clair que, dans cette perspective, les « raisonnements » de la science économique (j’écris désormais ce mot sans guillemets pour éviter la lourdeur) s’appliqueraient en droit, et même en fait, à toutes les sociétés qui ont ou auront existé.

Sous une autre forme, ces idées ont refait surface sous la plume de F. von Hayek. La société capitaliste aurait prouvé son excellence — sa supériorité — par sélection darwinienne. Elle se serait révélée seule capable de survivre dans la lutte avec les autres formes de société. Outre l’absurdité de l’application du schéma darwinien aux formes sociales dans l’histoire, et la répétition de la fallace classique (la survie des plus aptes est la survie des plus aptes à survivre ; la domination du capitalisme montre simplement qu’il est le plus fort, à la limite au sens le plus brut et brutal de ce terme, non pas qu’il serait le meilleur ou le plus « rationnel » — l’« anti-métaphysicien » Hayek se montre ici hégélien de l’espèce la plus vulgaire), nous savons que les choses ne se sont pas passées ainsi. Ce que l’on observe aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles n’est pas une compétition entre un nombre indéfini de régimes dont le capitalisme serait sorti vainqueur, mais l’énigmatique synergie d’une foule de facteurs qui conspirent tous vers le même résultat [4]. Que, par le suite, une société fondée sur une technologie hautement évoluée ait pu montrer sa supériorité en exterminant nations et tribus amérindiennes, aborigènes tasmaniens ou australiens, et en asservissant beaucoup d’autres,ne présente pas un grand mystère.

Il n’est pas nécessaire d’énumérer ici les exemples et les études montrant que la presque totalité de l’histoire humaine s’est déroulée dans des régimes où l’« efficacité » économique, la maximisation du produit, etc., n’étaient nullement des repères centraux dans les activités sociales. Non pas que ces sociétés aient été positivement « irrationnelles » sur le plan de l’organisation de leur travail ou de leurs rapports de production. Mais presque toujours, sur un palier technologique donné, la vie sociale se déroule avec de tout autres préoccupations qu’améliorer la « productivité » du travail par des inventions techniques ou par des réaménagements des méthodes de travail et des rapports de production. Ces secteurs des activités sociales étaient subordonnées et intégrées à d’autres finalités principales de la vie humaine et, surtout, ils n’étaient pas séparés en tant que « production » ou « économie ». Ces séparations sont très tardives et, pour l’essentiel, ont été instituées en même temps que le capitalisme, par et pour celui-ci. On se bornera à rappeler les travaux de Ruth Benedict sur les indiens d’Amérique du Nord, de Margaret Mead sur les sociétés du Pacifique, de Gregory Bateson sur Bali, etc., sans oublier ceux de Pierre Clastres sur les Tupi Guarani et de Jacques Lizot sur les Yanomami. Dans la période la plus récente, c’est Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d’abondance) qui a fourni la synthèse la plus satisfaisante de ces questions. Il ne s’agit du reste nullement des seuls « primitifs ». L’anthropologie économique de la Grèce ancienne conduit à des conclusions analogues, de même que l’analyse des sociétés médiévales [5].

Tous les travaux sur l’émergence du capitalisme en Europe occidentale montrent fortement la « contingence » historique de ce processus, quelle qu’en soit la validité intrinsèque. Il en est ainsi de Max Weber, de Werner Sombart, de Richard Tawney, etc. Même pour quelqu’un d’aussi convaincu de la « nécessité historique » en général et de celle du capitalisme en particulier que Karl Marx, la naissance du capitalisme est inconcevable sans ce qu’il appelle, à juste titre, l’accumulation primitive, et dont il montre longuement (chapitres XXVI à XXXII du premier volume du Capital) qu’elle est conditionnée par des facteurs qui n’ont rien d’« économiques » et ne doivent rien au « marché », notamment les exactions, la fraude et la violence privées et étatiques [6]. Un travail analogue a été accompli magistralement, pour une période plus récente, par Karl Polanyi, dans La grande transformation.

Avant d’aller plus loin, la question se pose d’une caractérisation satisfaisante du régime capitaliste. On sait depuis au moins Marx que le trait spécifique du capitalisme n’est pas la simple accumulation de richesses. La thésaurisation est pratiquée dans beaucoup de sociétés historiques et des tentatives de mise en valeur de la terre sur grande échelle avec le travail servile par les propriétaires latifundistes sont également connues (notamment, près de nous, dans la Rome impériale). Mais la simple maximisation (de la richesse, de la production) n’est pas, comme telle, suffisante pour caractériser le capitalisme. Marx avait saisi le noyau essentiel de l’affaire, lorsqu’il posait comme déterminants du capitalisme l’accumulation des forces productives combinée avec la transformation systématique des processus de production et de travail et ce qu’il a appelé « l’application raisonnée de la science dans le processus de production [7] ». Ce n’est pas l’accumulation comme telle, mais la transformation continue du processus de production en vue de l’accroissement du produit combiné à une réduction des coûts qui est l’élément décisif. Cela contient l’essentiel de ce que Max Weber appellera par la suite la « rationalisation » et dont il dira, correctement, que sous le capitalisme elle tend à s’emparer de toutes les sphères de la vie sociale, en particulier comme extension de l’empire de la calculabilité. Georg Lukács ajoutera aux vues de Marx et de Weber d’importantes analyses sur la réification de l’ensemble de la vie sociale produite par le capitalisme.

Pourquoi la « rationalisation » ? Comme toutes les créations historiques, la domination de la tendance vers cette « rationalisation » est, à la base, « arbitraire » ; nous ne pouvons pas la déduire ni la produire à partir d’autre chose. Mais nous pouvons la caractériser de plus près en la reliant à quelque chose de plus connu, de plus familier, et exprimé sous d’autres formes dans d’autres types d’organisation sociale : la tendance vers la maîtrise. Cela nous permet en particulier d’opérer la jonction avec un des traits les plus profonds de la psyché singulière — l’aspiration à la toute-puissance. Cette tendance, cette poussée vers la maîtrise n’est pas non plus, à son tour, exclusivement spécifique au capitalisme ; les organisations sociales orientées vers la conquête, par exemple, la manifestent aussi. Mais nous pouvons approcher la spécificité du capitalisme en considérant deux de ses caractéristiques essentielles. La première, c’est que cette poussée vers la maîtrise n’est pas simplement orientée vers la conquête « extérieure » mais vise tout autant et plus encore la totalité de la société. Ce n’est pas seulement dans la production qu’elle doit se réaliser, mais aussi bien dans la consommation, et non seulement dans l’économie, mais l’éducation, le droit, la vie politique, etc. Ce serait une erreur — l’erreur marxiste — de voir ses extensions comme « secondes » ou instrumentales relativement à la maîtrise de la production et de l’économie qui serait l’essentiel. C’est la même signification imaginaire sociale qui s’empare des sphères sociales les unes après les autres. Qu’elle « commence » par la production n’est certes pas un hasard : c’est dans la production que les changements de la technique permettent d’abord une rationalisation dominatrice. Mais la production n’en a pas le monopole. De 1597 à 1607, Maurice de Nassau, prince d’Orange et stathouder de la Hollande et de la Zélande, fixe, avec l’aide de ses frères Guillaume-Louis et Jean, les règles standards pour le maniement du mousquet : elles comprennent environ quarante mouvements précis que le mousquetaire doit effectuer dans l’ordre et selon le rythme fixe et uniforme de toutes la compagnie. Ces règles seront formulées par Jacob de Ghyn dans un Manuel sur le maniement des armes, publié à Amsterdam en 1607, qui aura immédiatement une grande diffusion en Europe et sera traduit sur ordre du tsar dans une Russie pratiquement analphabète [8]. La deuxième caractéristique, c’est évidemment que la poussée vers la maîtrise se donne des moyens nouveaux, et des moyens d’un caractère spécial — « rationnel », c’est-à-dire « économique » —, pour s’accomplir. Ce n’est plus la magie ni la victoire dans les batailles qui en sont les moyens, mais précisément la rationalisation, qui prend ici un contenu particulier, tout à fait spécifique : celui de la maximisation/minimisation, c’est-à-dire de l’extrémisation, si l’on peut forger ce terme à partir des mathématiques (maximum et minimum sont deux cas de l’extremum). C’est en considérant cet ensemble de faits que nous pouvons caractériser la signification imaginaire sociale nucléaire du capitalisme comme la poussée vers l’extension illimitée de la « maîtrise rationnelle ». Je m’expliquerai plus loin sur les guillemets.

Cette extension illimitée de la maîtrise rationnelle va de pair avec, et est incarnée dans, plusieurs autres mouvements social-historiques. Je ne veux pas parler des conséquences du capitalisme (par exemple, l’urbanisation et le changement de caractère des cités), mais des facteurs dont la présence a été condition essentielle de son émergence et de son développement : 

  • L’accélération énorme du changement technique, phénomène historiquement nouveau (cette constatation est banale, mais doit être soulignée). Cette accélération est portée par l’éclosion scientifique qui commence déjà avant la « Renaissance » mais s’accentue énormément avec celle-ci. Elle se transforme dans la période récente en un mouvement autonome de la techno science Un trait particulier de cette évolution de la technique doit être souligné : elle est, de façon prédominante, orientée vers la réduction, puis l’élimination, du rôle de l’homme dans la production. Cela se comprend, puisque l’homme est l’élément le plus difficile à maîtriser ; mais cela conduit en même temps à des irrationalités d’un autre type (par exemple, les défaillances des systèmes techniques peuvent avoir des conséquences catastrophiques).
  • La naissance et la consolidation de l’État moderne. Le développement du capitalisme en Europe occidentale va la main dans la main avec la création de l’État absolutiste, laquelle le nourrit et le facilite à plusieurs égards. En même temps, cet État centralisé se bureaucratise : une hiérarchie bureaucratique avec « bon ordre » se substitue à l’enchevêtrement féodal plus ou moins chaotique Cette bureaucratisation de l’État et de l’armée fournira un modèle d’organisation à l’entreprise capitaliste naissante. 
  • Dans les cas les plus importants (Angleterre, France, Pays-Bas…), la création de l’État moderne est parallèle à la formation des nations modernes. Il se constitue ainsi une sphère nationale qui, tant du point de vue économique (marchés protégés nationaux et coloniaux, commandes étatiques) que du point de vue juridique (unification des règles et des juridictions), est essentielle pour la première phase du développement du capitalisme.
  • Une mutation anthropologique considérable a lieu. Le motif économique, de gré ou de force, tend à supplanter tous les autres. L’être humain devient homo œconomicus, c’est-à-dire homo computans. La durée est résorbée dans le temps mesurable, imposé à tous. Le type de l’entrepreneur schumpétérien, puis du spéculateur, devient central. Les différentes professions sont plus ou moins imbibées par la mentalité du calcul et du gain. En même temps, une psychosociologie ouvrière, caractérisée par la solidarité, l’opposition à l’ordre existant et sa contestation, naît et se développe, qui s’opposera pendant près de deux siècles à la mentalité dominante et conditionnera le conflit social.
  • Précisément, et surtout, le capitalisme naît et se développe dans une société où est présent dès le départ le conflit, et, plus spécifiquement, la mise en question de l’ordre établi. Manifestée au départ comme mouvement de la proto-bourgeoisie visant l’indépendance des communes, cette mise en question traduit finalement dans les conditions de l’Europe occidentale la reprise du mouvement antique vers l’autonomie et se déploiera sous les espèces du mouvement démocratique et ouvrier. L’évolution du capitalisme après un stade initial est incompréhensible sans cette contestation interne, qui a été d’une importance décisive comme condition même de son développement, comme on le rappellera plus loin.

L’idéologie théorique de l’économie capitaliste

Ce qui passe actuellement pour « science économique » a été l’objet de tant de critiques dévastatrices, et entretient si peu de rapports avec la réalité, que s’en occuper encore peut sembler aussi anachronique et peu utile que fouetter des chevaux morts. Mais la régression idéologique de l’époque est, comme je l’ai déjà noté, tellement grande et surtout les débris de ces « théories » surnagent encore dans tellement d’esprits confus, et pas seulement de journalistes, qu’il est nécessaire de se livrer à un exercice sommaire de récapitulation.

Il y a eu une économie politique classique, qui s’achève en fait avec Marx. Mais, ce dernier déjà le remarquait, ce qui avait été effort d’analyse sérieuse de la nouvelle réalité sociale émergente sous ses prédécesseurs classiques était rapidement devenu, entre les mains des épigones de Smith et de Ricardo, exercice de défense et glorification du nouveau régime. Après une phase apologétique vulgaire, l’économie politique met des habits mathématiques, ce qui lui permet de prétendre à la « scientificité ». Mais le caractère idéologique de la nouvelle science est trahi par son effort persistant pour présenter le régime comme à la fois inévitable et optimal. On remarquerait facilement que l’une ou l’autre de ces vertus suffirait ; que l’inévitable soit en même temps optimal ne peut que faire dresser l’oreille. Ici, on tentera seulement de mettre en lumière quelques postulats fondamentaux de cette idéologie, et d’en montrer soit la vacuité, soit l’irréalité.

L’idée qui surplombe toutes les autres, c’est l’idée de séparabilité, qui conduit à celle de l’imputation séparée. Or, en fait, le sous-espace économique, comme tous les sous-espaces sociaux, n’est ni discret ni continu, étant entendu que ces termes sont utilisés ici métaphoriquement. Dans ses activités économiques, un individu ou une firme sont certes repérables, désignables comme entités à part, mais leur activité sous tous ses aspects est constamment entremêlée avec celle d’un nombre indéfini d’autres individus ou firmes d’une multiplicité de façons qui elles-mêmes ne sont pas strictement séparables. Une firme prend des décisions en fonction d’un « climat général de l’opinion », et ses décisions, pour peu qu’elle soit importante, altéreront ce climat général. Ses actions, sans qu’elle le veuille ou qu’elle le sache, rendront la vie et l’activité d’autres firmes plus faciles (économies externes) ou plus difficiles (déséconomies externes), et en retour elle subira, positivement ou négativement, les effets des actions d’autres firmes et d’autres facteurs de la vie sociale. L’imputation d’un résultat économique à une firme est purement conventionnelle et arbitraire, elle suit les frontières tracées par la loi (propriété privée), la convention ou l’habitude. Tout aussi arbitraire est l’imputation du résultat productif à tel ou tel facteur de production, le « capital » ou le « travail ». Capital (au sens des moyens de production produits) et travail contribuent au résultat productif sans qu’on puisse, sauf dans les cas les plus triviaux et encore, séparer la contribution de chacun. La même chose vaut à l’intérieur d’une usine entre les différents départements et ateliers. Et la même chose vaut pour le « résultat du travail » de chaque individu. Personne ne pourrait faire ce qu’il fait sans la synergie de la société où il est plongé, et sans l’accumulation dans ses gestes et son esprit des effets de l’histoire précédente. Ces effets sont, tacitement, traités par l’économie politique classique comme des « cadeaux gratuits de l’histoire », mais ils ont des résultats fortement tangibles, que l’on constate par exemple lorsque l’on compare la productivité industrielle d’une population européenne et des populations des pays pré-capitalistes [9] Le produit social est le produit de la coopération d’une collectivité dont les frontières sont floues. L’idée de produit individuel est un héritage de la convention/institution juridique de la première instauration de la « propriété privée » sur le sol. Ces idées, séparabilité en général et possibilité d’imputation séparée en particulier, sont les présuppositions tacites des postulats de la théorie économique.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1Voir mon texte de 1974, « Réflexions sur le « développement » et la « rationalité », repris dans Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986, en particulier le §4, « La fiction d’une économie « rationnelle » »

[2Voir mon texte « Pourvoir, politique, autonomie » (1988), repris maintenant dans Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, p.113-140.

[3Déjà chez Ferguson (An Essay on the History of Civil Society, 1759) et Benjamin Constant (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819).

[4Voir mon livre L’institution imaginaire de la société, première partie (1965), reprise dans l’édition du Seuil (1975), p.62 (rééd., p.66), et « Réflexions sur le « développement » et la « rationalité » » (1974), art. cité.

[5Voir l’ouvrage fondamental d’Aaron J. Gourevitch, Les catégories de la culture médiévale, Paris, Gallimard, 1983.

[6On en a une nouvelle démonstration in vivo — et in anima vili — dans le caractère proprement mafieux de la « ré-accumulation primitive » opérée par le processus de « privatisation » dans les sociétés des pays ex-communistes

[7La séparation du producteur et des moyens de production m’est pas absolument spécifique au capitalisme ; elle est déjà là dans l’eslavage.

[8Voir William H. McNeill, Keeîng Together in Time, Harbard University Press, et la critique de John Keegan dans le Times Literary Supplement], 12 juillet 1996, et 6 septembre 1996, p.17.

[9Je notais déjà dans mon texte de 1974 cité plus haut (n. 1) que les responsables de la « politique du développement » commençaient à comprendre que les « obstacles au développement » étaient situés beaucoup plus profondément que le manque de capital ou de qualifications techniques. Cela a été consigné dans des rapports officiels de la Banque mondiale, par exemple, mais sans influencer les « économistes théoriques ». Du reste, même des responsables politiques « sérieux » continuent de découvrir la lune. Dans un discours récent, M. Alan Greenspan, président du Federal Reserve Board, avançait l’idée que l’introduction du capitalisme dans un pays était impossible si certains présupposés « culturels » n’étaient pas donnés. William Pfaff, [International Herald Tribune] du 14 juillet 1997 (p.8) le cite disant qu’après 1989 (!) il avait découvert que « beaucoup de choses que nous avions crues comme allant de soi dans notre système de marché libre et supposées appartenir à la nature humaine n’appartenaient nullement à la nature, mais à la culture. Le démantèlement de la planification centrale dans une économie n’instaure pas automatiquement, comme certains le supposaient », un capitalisme de marché.


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