Mai 68 raconté aux enfants (1/2)

Contribution à la critique de l’inintelligence organisée
vendredi 13 février 2015
par  LieuxCommuns

Article de Jean-Franklin Narot-Narodetzki publié dans la revue Le Débat n°51, septembre-octobre 1988.


A Jean-Franklin...


Qui entreprend de se référer à mai-juin 68 sans sacrifier pour cela à l’un des tropes de l’annulation rétroactive ou de la défiguration s’expose aujourd’hui au chantage (« post-moderne » ?), à la nostalgie ou à la « ringardise ». Ceux que cela n’aurait pas suffi à décourager de toute exploration feront donc bien de se fier à « la seule vertu de la numération décimale [1] qui ressuscite 68 tous les dix ans, offrant alors à leurs propos discordants quelque créneau médiatique.
L’ennui, c’est qu’en ces périodes d’anniversaires préestivales ledit créneau (où l’on retient sa place longtemps à l’avance) se trouve saturé. Par une production textuelle pléthorique où l’on chercherait en vain la moindre rigueur, dont on demanderait vainement à ses auteurs qu’ils respectent les plus évidents des critères de l’honnêteté intellectuelle ou qu’ils appliquent les règles les plus élémentaires de l’exercice de la connaissance et de la théorisation. Inutile, par exemple, d’escompter de la plupart de ces commentateurs qu’ils ne fassent qu’esquisser l’ombre d’une relation entre ce qu’ils étaient ou faisaient à l’époque, ce qu’ils sont ou font à présent et ce qu’ils disent aujourd’hui de 68. Chacun y va de sa pacotille interprétative indéterminée, sans position d’énonciation ni référence autre que l’aptitude de son propre génie bavard à rendre compte de ce qu’il surplombe. Au besoin deux fois à l’identique en dix ans, quand la cuistrerie ne prend même plus la peine de s’habiller pour sortir [2].
L’objet d’investigation supposé étant comme beaucoup soluble dans le bavardage, malveillant ou seulement incompétent, il aura tout simple-ment disparu. Ne reste qu’un patchwork informe et sui-référentiel de « points de vue » interchangeables où je défie quiconque n’aurait pas pris une part active au mouvement mais s’y intéresse­rait à présent de comprendre quoi que ce soit. Pour restituer quelque chose de 68, et s’y retrou­ver, ce n’est pas un ménage qu’il faut faire dans un tohu-bohu, c’est un chemin dans la végétation qu’il faut frayer à la machette.
C’est pourquoi je propose ici, à titre de préa­lable à toute réflexion sur la période, l’examen de deux points dont la prise en compte est à mes yeux condition de son intelligence. C’est tout d’abord la ou les fonctions que remplissent désor­mais les récits, chroniques, « études » ou « analy­ses » auxquels il vient d’être fait allusion et qu’on dirait destinés à des enfants idiots. C’est ensuite, et cela n’est pas facile mais je le crois indispensa­ble, une question qu’on pourrait dire de méthode : sur quels principes ou critères se gui­der pour l’investigation de cette période ? Je me bornerai à cette tentative, sans certitude de la mener à bien. Et sans omettre, pour ne point tomber sous le coup de ma propre critique, d’annoncer la couleur : étudiant à Nanterre à partir de novembre 1966 (philosophie), j’ai fait partie du Mouvement du 22 mars depuis sa créa­tion jusqu’à sa fin — lieu d’« observation » qui ne saurait évidemment être sans incidence sur mon propos.

1. Fonctions du discours sur 68.

I. Exorcisme ou congélation ?

Dans un court article paru dans Le Monde du 17 mai dernier, j’ai utilisé le mot d’exorcisme pour qualifier les évocations actuelles de 68. Il pèche bien sûr par imprécision puisqu’on n’exorcise jamais que la jouissance qui vous possède ou que l’on craint de voir revenir vous posséder. Or, si tel était encore le cas voici dix ans, nous n’en som­mes plus là : le spectre de 68 n’effraie plus grand monde, il n’y a même plus de spectre ni de désir à refouler, rien qu’un squelette et des archives. Cl. Lefort a raison d’écrire que « vingt ans après on commémore le rien » [3]. Encore faut-il ajouter que cette réduction à rien ne s’est pas faite toute seule, mais au fil d’un travail du récit opiniâtrement mené dans le sens de l’annulation par insigni­fiance ou de la dévaluation par dérision (le feuil­leton télévisuel tiré du who’s who d’Hamon-Rot­man est à cet égard exemplaire). En notant au passage — et avec circonspection car, à la diffé­rence de nombreux analystes, je me méfie par-dessus tout de l’exportation des concepts hors de leur sphère de validité — que ce travail du récit semble susceptible d’être rapproché du (je n’ai pas dit : assimilé au) travail du rêve dont on pour­rait montrer qu’il reprend les quatre mécanismes de déformation. Condensation (un nom, une « personnalité » contient/représente/résorbe une multitude d’acteurs, leurs actes et leur pensée) ; déplacement (substitution aux questions soulevées en et par mai 68 de problématiques secondaires ou hétérogènes ; confection de pseudo-responsa­bles du mouvement choisis de préférence parmi ceux qui le combattaient, périphériques à celui-ci ou anodins) ; prise en compte de la figurabilité (pré­pondérance des images sur la conceptualisation et l’analyse, mais aussi réencodage de 68 par toute une batterie de références imaginaires contempo­raines prégnantes : le « rétro », l’« idéalisme­généreux-mais-naïf », la « violence », la « mode », l’« individualisme », la « communication », etc.) ; élaboration secondaire, enfin (réécriture linéaire des « événements », imputations causales sans surprise, réduction à des finalités revendicatives, claire conscience postulée des actes et des enjeux, positivations multiples, cohérence factice, intégration à l’ordre de la politique, intelligibilité globalement maîtrisée).
Toutefois, et c’est ici notamment que la comparaison avec le travail du rêve marque le pas, ce travail du récit, même si l’inconsistance de son contenu manifeste n’est peut-être pas à prendre au pied de la lettre, se solde par un vaste désinvestissement de l’« objet » 68 — ce qui était évidemment l’effet recherché : Il ne s’agit même plus de rejouer la « cérémonie de l’enterre-ment » [4], mais de déterrer un cadavre pour s’assurer qu’il est bien mort : vous pouvez lui mettre des doigts dans les trous ou l’exhiber dans une cage, vous voyez bien qu’il ne moufte pas. Plutôt que d’exorcisme, donc, procédure encore à l’honneur il y a dix ans, mieux vaudrait parler maintenant de vérification-réassurance phobo-obsessionnelle ou, plus pertinemment, de cryogénisation, le caisson étant de verre pour le son et lumière décennal et verrouillé à double tour, on ne sait jamais — ou plutôt « on sait bien mais quand même... ».

2. Fixation et appropriation ou le charme discret des léninistes.

Je reviendrai dans la seconde partie sur le rôle joué il y a vingt ans par les chefs de groupuscules léninistes, considérant plutôt ici la place occupée de nos jours par les mêmes dans l’opération narrative.
À de rares exceptions près — protagonistes-alibis ponctuellement sollicités pour prononcer quelques mots sans importance ; D. Cohn-Bendit requis parce que depuis vingt ans affublé du rôle de contenant et de condensateur-vedette hormis ces exceptions, l’écrasante majorité des comédiens chargés d’animer la commémoration étaient — deux ou trois fossiles sont encore — d’obédience léniniste (trotskistes ou maoïstes, après une longue immersion dans le stalinisme estudiantin version U.E.C.).
Or ces gens sont assurément les plus mal placés pour disserter sur un mouvement qui s’est justement distingué par sa rupture avec ce qui définissait tant leurs pratiques organisationnelles que leurs conceptions politiques. Un mouvement dont l’axe a été le refus et la critique des pouvoirs économico-politiques ou techno-bureaucratiques se voit maintenant représenté par ceux qui incarnaient la domination sans partage d’un parti et d’un État sur la société civile : « dictature du prolétariat » pour les intimes, que les uns n’ont pas manqué de soutenir sous les espèces assassines de ses performances chinoise, albanaise puis cambodgienne, tandis que les autres l’appelaient de leurs vœux telle que le célèbre inventeur de la militarisation du travail et promoteur des premiers camps « soviétiques » la leur avait enseignée. Un mouvement que les sergents-recruteurs bredouilles s’employèrent, dès que la ruine de leurs prétentions à le contrôler fut devenue patente, à dénoncer pour son « spontanéisme », sa prétendue « inorganisation » imputable aux libertaires ou son caractère de « révolte petite-bourgeoise », avant de découvrir une énième « répétition générale » là où leurs cousins plus exotiques avaient halluciné des rizières vietnamiennes.
Si le potentiel subversif du mouvement en question résidait dans son incontrôlable extension, dans ses surgissements imprévisibles, dans son développement protéiforme, irréductible à quelque cadre, circonscription, localisation organisationnelle que ce fût ; si le danger qu’il représentait pour la société instituée consistait dans la réaction en chaîne du refus et l’inventivité criti­que se communiquant de proche en proche à une part considérable de l’espace social, échappant non seulement aux emprises institutionnelles mais encore à la maîtrise des protagonistes eux-mêmes, il est clair que l’identification du mouve­ment à quelques pseudo-leaders, sa fixation dans les limites de leur juridiction constituent déjà un dispositif de contrôle et un procédé d’endigue­ment, voire de neutralisation. Cela valant de façon générale et quels que soient les « représen­tants » retenus en vue de remplir cette tâche si nécessaire au maintien des conflits dans des limi­tes tolérables par le système : ainsi naissent les « interlocuteurs-valables » pour la négociation. La raréfaction de tels partenaires en 68 (ceux qui, à l’instar de Geismar, ont voulu tâter de cette fonction s’y sont couverts de ridicule parce qu’ils ne disposaient d’aucun pouvoir effectif) n’a pas peu contribué à l’affolement de l’État.
Il n’y a donc pas à s’étonner que surviennent, sur le moment et plus encore dix ou vingt ans après, des candidats à l’appropriation. Il y a en revanche à se demander pourquoi ceux-là plutôt que d’autres obtiennent aujourd’hui un mono­pole de la parole dans l’espace médiatique de la commémoration. C’est que plusieurs de leurs traits distinctifs les y destinaient.

  • Gens de pouvoir ils furent (qui dans l’Uni­versité, qui dans un groupuscule où il exerçait l’art de la manipulation des militants, etc.), gens de pouvoir ils demeurent. Ceux-là, et non « les soixante-huitards » comme on l’entend partout, ont « réussi », sont devenus des privilégiés ou des dominants, parce qu’ils l’étaient déjà. Les interlo­cuteurs-valables ont tout simplement conservé ou développé leur position d’énonciation, leur fonc­tion représentative et leur capital de reconnais­sance officielle.
  • Ils sont la démonstration vivante de la vanité de 68. Soit parce que, repentis, ils dénoncent leurs propres erreurs de jeunesse identifiées aux erreurs du mouvement (cas le plus fréquent), exhibant leur adhésion prosélyte à l’ordre social moderne/post-moderne humain et démocratique. Soit parce que leur qualité de léninistes persévé­rants recèle au moins trois vertus exploitables. La première est de l’ordre de la farce : chacun sait (sauf eux ? pas si sûr) le modèle bolchevique par­faitement inapte à informer aucun processus révolutionnaire en nos contrées néo-capitalistes. Laisser ses tenants radoter publiquement est d’une cruauté bien comprise. La deuxième n’est pas plus mystérieuse : par leurs affinités avec divers totalitarismes, ces gens sont restés, malgré leur conversion au style « cool », réellement repoussants. Ils incarnent en outre, depuis des lustres, l’échec des révolutions (à commencer par l’échec de 68 dont le reflux marque l’aube de leur éphémère prospérité), leur dévoiement étatico-policier systématiquement présenté par nos « démocrates » comme pente fatale, idée au demeurant bien ancrée dans la population. La troisième, enfin, n’est qu’apparemment para­doxale au regard des deux précédentes : avec eux, on reste entre soi. Malgré tout ce qui les oppose à la « société bourgeoise », ils s’accordent en effet avec elle sur des données aussi cruciales que le maintien du pouvoir d’État, de la division diri­geants/exécutants, du travail forcé ou du salariat. Mieux vaut encore entendre ces gens somme toute sérieux et bien domiciliés plutôt qu’on ne sait quel déviant politique peut-être encore por­teur de rage.

Dans chacun de ces cas de figure, où les pré­somptueux propriétaires sont changés à leur insu en marionnettes, c’est l’ensemble du mouvement qui se trouve atteint, à travers ceux auxquels on l’a identifié, par la disqualification qui les frappe. Laquelle n’est évidemment pas sans participer de l’actuelle disqualification généralisée des conte-nus politiques dont ils manifestent bien, à leur échelle, la dérision.

3. Rationalisation politique ou dévaluation du politique ?

Ce dernier point m’amène à reconsidérer une affirmation que j’avais avancée en 1978 [5] : la fonction de codage politique, la résorption dans l’ordre du politique assurée par cette première commémoration. Jugement pertinent voici dix ans, il semble à présent quelque peu en porte à faux. Non pas que l’opération de réduction du mouvement à des finalités et des formes compatibles ou congruentes avec l’organisation sociopolitique (objectifs revendicatifs, « contestation » négociable, représentation, etc.) n’ait plus cours : c’est une sorte d’acquis implicite, en sous-couche, du discours sur 68. Mais l’axe de ce discours est dorénavant ailleurs.
De même qu’il n’y a plus grand-chose à exorciser, il n’y a plus rien à affronter, à vouloir ni à promouvoir. La commémoration accomplit, dans son secteur particulier, l’annulation du politique, elle exhibe la dissolution de ses enjeux. Ce qu’il s’agit de montrer, c’est le dérisoire de toute conflictualité, la disqualification de l’ethos critique, son archaïsme et son absence de toute pertinence contemporaine. Le discours sur 68 apparaît désormais comme un moment et un opérateur du désinvestissement global non seulement de la sphère de la politique spécialisée, mais de l’ordre même du politique, dévalué en tant que scène permettant de poser les questions relatives aux modalités de l’être-ensemble, en tant que problématique du rapport social, en tant que possibilité virtuellement illimitée d’en interroger la texture et le devenir. Ces questions ne se posent plus : entendez comme elles sont discordantes, à peine audibles, elles appartiennent dorénavant au pittoresque archaïque, au même titre que la voix nasillarde du speaker des Actualités Gaumont, tout cela fait sourire, bientôt bâiller. Telle est la tonalité générale des émissions, niaisement goguenardes parfois, imperturbablement « cool » toujours, celle de la plupart des textes aussi, qui nous parlent d’une agitation fébrile et vaine, sans motifs ni résultats — much ado about nothing qui ne peut faire l’objet que d’une narration confuse, distraite et vaguement perplexe, d’une perplexité à la mesure de la bizarrerie de ce curiosum historique, ou plutôt exotique, car il n’y a plus d’Histoire, et c’est cela, chers téléspectateurs, qu’il s’agit de vous donner à voir. C’en est fini du prolétariat-sujet de l’Histoire, cela tout le monde le sait, mais plus largement, c’en est fini de l’idée saugrenue que les hommes auraient à faire advenir des conditions leur permettant de régler eux-mêmes et collectivement leurs affaires. « C’est pas un bon plan », comme disent les robots. Désertification et désertion de la scène historique, plus de destinée à prendre en charge collectivement, plus rien que l’identité à soi-même à jamais introublée d’une époque qui a évacué jusqu’à l’idée de discontinuité (sauf celle qui la sépare de l’« archaïque ») pour se mirer dans un présent définitif.
L’essentiel n’est donc plus de rabattre les coordonnées de la politique sur 68 mais d’en expurger toute valence historique, désormais versé qu’il est à la rubrique des faits divers ou, plus exactement, au registre de la petite fiction : relevant non plus de la logique historienne de la restitution — où la question du sens et celle de la vérité pouvaient encore être posées — mais de la logique audiovisuelle du montage où le récit s’est changé en clip.
C’est de l’une à l’autre de ces deux fonctions qu’en une dizaine d’années la commémoration a glissé.

2. Éléments d’analyse.

Voici un mélange, très imparfait, de rappels, d’arguments et de postulats destiné à fournir quelques points de repère pour l’étude de mai-juin 68. J’y ai mis ce qui constitue à mes yeux le minimum critériologique requis pour échapper au syncrétisme et aux contresens les plus courants dans l’abord de cette période.

I. La notion de mouvement.

Je l’ai utilisée parce qu’elle évoque mieux que d’autres, en raison de sa part d’imprécision, l’acti­vité multiforme et transversale à tous les secteurs de la vie sociale qui a caractérisé mai et juin. L’idée de « mouvement » est aussi entachée d’une certaine imprécision temporelle ; à ce titre, elle invite à ne pas dissocier ces deux mois de leurs prolongements (luttes féministes et de minorités, antipsychiatrie, tentatives communautaires, contre-culture, écologie, régionalismes, etc.) ni de leurs prémices.
Le terme est également adéquat pour dési­gner ce qui fut un ensemble de composantes hétéroclites dont la convergence a amplement érodé les particularités inconciliables. De cela, le Mouvement du 22 mars est bien sûr exemplaire qui a momentanément réalisé le dépassement des antagonismes groupusculaires et, davantage, une relative décomposition des idiosyncrasies groupusculaires, le plus souvent dans le sens d’une radicalisation (la plupart des léninistes qui y participèrent furent rapidement gagnés à la démocratie directe, à l’exception de quelques-uns te S. July ou A. Geismar trop attachés aux procédés bureaucratiques qu’ils réussirent sans doute a réintroduire, mais pas avant le déclin et toujours en coulisses).
Le 22 mars (qui n’est d’ailleurs pas réductible à un simple melting pot groupusculaire, ayant compté de nombreux « inorganisés ») n’était pourtant qu’un cas de figure d’une pratique dépassant le cadre de toute organisation ou regroupement particulier, se développant non seulement sous la forme auto-organisationnelle des Comités d’action dont on comptait fin mai un demi-millier, mais aussi bien sous les espèces de multiples initiatives micro-groupales voire indivi­duelles, ou de la participation massive à la mise en débat de l’ordre du monde. C’est cet ensemble inquantifiable, sans limites spatiales exactement assignables, que le terme de « mouvement » vient indiquer.

2. Le rôle des léninistes.

Pour en finir avec les effets interprétatifs de l’imposture, quelques précisions, soulignées avec une lourdeur proportionnelle à son insistance.
Maoïstes et trotskistes (parmi ces derniers, les « lambertistes » du C.L.E.R./F.E.R./O.C.I. ne sont même pas à prendre en compte, s’étant d’emblée auto-exclus d’un mouvement jugé par eux réactionnaire et enfermés « pour ne pas se couper de la classe ouvrière » dans leur caserne d’où ils ne sortirent plus que pour tenter de dis­perser manifestants ou barricadiers [8 et 10 mai] et dénoncer leur « aventurisme ») n’ont pas « fait » mai-juin 68, ils en ont été les adversaires, et ils l’ont combattu.

  • Ils en ont été les adversaires : parce que leur conception et leur pratique de l’organisation, leur idéologie et leurs buts politiques coïncidaient intégralement avec ce que le mouvement rejetait. Soit : hiérarchie et division dirigeants/exécutants ; rétention d’information ; ethos disciplinaire ; temporalité dissuasive (face à l’exigence de l’« ici et maintenant », spécifique du mouvement, ils opposaient un différer indéfini : « conditions objectives » pas encore « mûres », « conscience des masses » non plus, attente de directives, lenteurs du « travail politique », perspectives de « transition », échelonnements programmatiques...) ; centralisme ; électoralisme de certains ; étatisme de tous (sans parler de la thèse maoïste du « révisionnisme », l’« analyse » trotskiste, botanique ou biologique, de la structure de l’U.R.S.S. en termes de caste « parasite » ou de « dégénérescence » préservait la fiction d’un État malgré tout « ouvrier » dans ses « bases » — elle amènera un Krivine à appeler à voter P.C. fin mai) ; totalitarisme (soutien de la part des maoïstes aux pires pouvoirs de type stalinien : Chine, R.D.V.N., Albanie, Cambodge, sans compter l’U.R.S.S. jusqu’en 1956 ; parfois aussi de la part des trotskistes, quoique de façon moins inconditionnelle : R.D.V.N., Cuba, sans oublier, pour eux aussi, une filiation bolchevique quelque peu chargée en matière de crimes d’État) ; ouvriérisme ; critique limitée du capitalisme et « projets de société » recueillant conséquemment des éléments fondamentaux de l’ordre économico-politique.
  • Ils l’ont combattu : parce que les mieux placés d’entre eux ont été des négociateurs auto-proclamés. Parce que le 16 mai au soir, à Nanterre, ils s’opposaient à la diffusion d’un appel à l’occupation des usines et à la formation de conseils ouvriers émanant du Comité d’occupation de la Sorbonne, arguant qu’ils n’avaient « pas d’ordres à donner aux ouvriers » quand chacun savait Sud-Aviation occupée depuis deux jours à Nantes et que le mouvement commençait de s’étendre (N.M.P.P. à Paris, Renault à Cléon). Parce que, du début à la fin, ils n’ont eu d’autre idée ni stratégie — si malheureuse fût-elle — que de prendre la direction [6] d’un mouvement qui les rejetait toutes et de lui imposer la forme parti dont il était la négation en actes [7]. Parce que dès les premiers signes du reflux qui leur permit d’accéder à une position dominante et de faire régner la langue de bois militante, ils s’empressèrent de discréditer le mouvement, maniant le mensonge et la calomnie [8]. Parce que le 24 mai, alors que la Bourse était incendiée, alors que Paris était aux mains des manifestants, un responsable de la J.C.R. invectivait la foule à l’Opéra pour lui demander de se replier au Quartier latin (pendant que le service d’ordre de l’U.N.E.F. et du P.S.U. empêchait la prise des ministères des finances et de la justice [9]). Parce que les mêmes ont donné la mesure de leurs ambitions en cautionnant le 27 mai à Charléty le premier enterrement politicien du mouvement, négociant le lendemain avec les chefs maoistes le sort de celui-ci.

Parce que, incorrigibles donneurs de leçons, ils ne purent jamais concevoir aucun mouvement de masse autrement que comme masse de manœuvre dont on s’empare, et qu’à ce titre ils se sont opposés partout où ils l’ont pu aux initiatives qu’ils ne contrôlaient pas. Parce qu’à l’encontre de l’autonomie et de l’autogestion des luttes qui se développaient, ils ne savaient proposer que le mot d’ordre hypocritement servile de « servir le peuple » ou celui de l’endoctriner en vue de le mieux régenter. Parce que, enfin, et j’en termine­rai là, ils ne furent ni les meneurs ni le moteur du mouvement mais, fleurissant sur son cadavre, son reliquat et le précipité de son échec.
Entendons-nous. Je ne dis pas qu’ils ont été absents du terrain ou inactifs. Je dis qu’il y ont joué un rôle éminent : celui des adversaires les plus immédiats du développement autonome des luttes, précisément à raison de leur présence. Corps étranger interne, pour reprendre une métaphore psychanalytique, les léninistes se répartissaient entre un noyau dogmatique immuable ouvertement hostile à ce qui se passait, composé des principaux dirigeants et de leurs subordonnés, et une troupe englobée à différents degrés par le mouvement, divisée en une fraction d’émissaires mandatés pour le contrôler ou l’infléchir (infructueux dans leurs tentatives de mainmise, ils furent parfois plus heureux en matière d’influence ponctuelle) et un reste méta­bolisé par le mouvement, effectivement partie prenante de tout ce qui s’y faisait, mais au prix sinon de son identité politique du moins de l’abandon d’une part considérable des pratiques léninistes (ce qui se produisit pour la plupart d’entre eux dans le 22 mars).
Autant dire que tout abord de cette période devra contourner ou déconstruire la version des faits dont aujourd’hui encore ceux au moins des deux premiers cercles ne se départissent pas — qu’ils se rangent parmi les convertis au P.S. et/ou au modèle japonais ou qu’ils se comptent toujours parmi les héritiers de Lénine. Les uns comme les autres ne peuvent penser 68 que par rétroprojection des schèmes interprétatifs qui leur servaient déjà à l’époque, soit qu’en vingt ans ils ne les aient pas changés d’un iota, soit que la foi abjurée perce, de quelque manière, sous la religion nou­velle. Ainsi ceux qui, instruisant le « procès de 68 » (sic), y projettent le « messianisme » qui n’était que le leur ou, dressant l’acte d’accusation, le rédigent incontinent dans la langue même du forfait [10]

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1E. Morin, in Mai 68 : la brèche, ouvrage collectif, Fayard, 1968, réédité par les éditions Complexe, 1988.

[2Cf. le texte écrit en 1978 par R. Debray et régurgité dans Libération du 23 mai 1988.

[3« Relecture », in Mai 68 : la brèche.

[4CI. Lefort, ibid.

[5Dans Le Matin de Paris du 27 mai 1978, à propos de l’émission de P.-A. Boutang et A. Frossard intitulée « Histoire de Mai ».

[6Octobre, n° 2 (mars-avril 1967), journal du secteur Nanterre de la J.C.R. : « Il s’agit de se faire reconnaître dans les actions comme les seuls dirigeants. » Quant aux maoistes, ils donnèrent dès le 2 mai un aperçu de leurs intentions en tentant, sous les ordres délirants de R. Linhart et R. Castro, une prise en main militaire du campus de Nanterre.

[7Les trotskistes feront pour 1968 la même « analyse » que pour 1936 et 1945 : si la révolution n’y a pas été faite, c’est que manquait le-grand-parti-révolutionnaire.

[8Répétons que selon les chefs de la J.C.R./L.C.R. l’échec de mai fut imputable au « spontanéisme » et à l’« inorganisation », et par conséquent aux anarchistes tenants d’une « révolte petite-bourgeoise » incompatible avec la Révolution, ainsi qu’un Krivine le postillonnait dans tous les micros passant à sa portée (cf. épisode n° 10 de « Génération »), d’accord en cela aussi avec les plus staliniens de ses rivaux pro-Chinois.

[9Cf. D. et G. Cohn-Bendit, Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Éd. du Seuil, 1968, p. 75.

[10Cf. par exemple le petit texte d’H. Weber in revue Pouvoirs, n° 39, P.U.F., 1986. Il y est question, outre le « mes­sianisme » et le « millénarisme », des « bases objectives » ayant manqué au mouvement, et le plaisant syntagme « cocktail explosif » a remplacé le mot, mais non l’idée, de contradiction (entre « modernisme » et « archaïsme »).


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