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Lire la première partie : La critique religieuse
La critique politico-culturelle
L’apparition, relativement récente, d’une critique de l’orientalisme qui entend dénoncer ses visées politiques et ses biais culturels, liés à sa nature d’instrument de l’hégémonie intellectuelle de l’Occident sur l’Orient, est incontestablement un signe de la maturité de la culture arabe : le temps est révolu où la culture occidentale exerçait une fascination irrésistible sur les intellectuels arabes formés à son école, et ils ont entrepris de lui opposer une réaction solide et cohérente. Cependant, elle ne propose pas d’alternative sur laquelle fonder une remise à plat de l’étude de notre culture, débarrassée des erreurs et des partis pris des orientalistes. C’est dire qu’elle n’a pas dépassé le stade de la réaction, que lui fait encore défaut une philosophie de l’action.
Dans quelle mesure cette critique va-t-elle au-delà du point de vue occidental qu’elle récuse ? Peut-elle être vraiment radicale, quand tout son appareil conceptuel et méthodologique est emprunté à cette culture occidentale qui a produit l’orientalisme ? Peut-elle nous donner les armes d’une véritable confrontation intellectuelle avec l’Occident, si elle ne sort pas, globalement et dans le détail, de l’orbite de la culture occidentale ? Enfin, comment des intellectuels arabes dont l’horizon mental reste borné par la culture occidentale peuvent-ils échapper à l’accusation de ne ne produire qu’une forme d’autocritique de la culture occidentale ? Questions difficiles, auxquelles il faudra bien tenter de répondre.
Edward Saïd définit l’orientalisme en ces termes :
L’orientalisme n’est donc pas un simple thème ou domaine politique reflété passivement par la culture, l’érudition ou les institutions ; il n’est pas non plus une collection vaste et diffuse de textes sur l’Orient ; il ne représente pas, il n’exprime pas quelque infâme complot impérialiste « occidental » destiné à opprimer le monde « oriental ». C’est plutôt la distribution d’une certaine conception géo-économique dans des textes d’esthétique, d’érudition, d’économie, de sociologie, d’histoire et de philologie ; c’est l’élaboration non seulement d’une distinction géographique fondamentale (le monde est composé de deux moitiés inégales, l’Orient et l’Occident), mais aussi de toute une série « d’intérêts » que non seulement il crée, mais encore entretient par des moyens tels que les découvertes érudites, la reconstruction philologique, l’analyse psychologique, la description de paysages et la description sociologique En fait, ma thèse est que l’orientalisme est — et non seulement représente — une dimension considérable de la culture politique et intellectuelle moderne, et que comme tel, il a moins de rapports avec l’Orient qu’avec « notre » monde [1].
Saïd précise ce dernier point ailleurs :
L’orientalisme a plus répondu à la culture qui l’a produit qu’à son objet putatif, lui aussi produit par l’Occident. Ainsi, l’histoire de l’orientalisme présente à la fois une cohérence interne et un ensemble fortement articulé de relations avec la culture dominante qui l’entoure [2].
Il n’est pas exagéré de dire qu’une véritable école critique de l’orientalisme s’est constituée autour de ces grandes lignes. La méthode d’Edward Saïd consiste à démonter le savoir orientaliste pour mettre au jour ses postulats implicites, ses préjugés et son manque patent d’objectivité scientifique. Selon lui, l’orientalisme est influencé par le vieux fonds anti-islamique de l’Europe médiévale, qui remonte aux Croisades et dont il lui est difficile, sinon impossible, de s’affranchir. Il porte la marque de la volonté hégémonique de l’Occident au point d’être l’expression du regard de l’Occident « fort » sur l’Orient « faible ». Les catégories de son discours sont donc essentiellement ethnocentrées : sa vision de l’Orient dérive tout entière d’une relation supposée entre l’Occident et cet Orient, qu’il est incapable de se représenter comme une entité propre dotée d’une histoire propre. Enfin, sous les noms d’Orient ou d’Islam, il désigne une entité figée, sans histoire et sans dynamique propres. Méconnaissant leur pluralité et leur diversité, il les transforme en une essence incapable de toute évolution.
Ces critiques sont de deux ordres : les unes visent la méthodologie et l’épistémologie de l’orientalisme, les autres son contenu.
Questions de méthodologie et d’épistémologie
Le problème posé ici est celui de l’objectivité des sciences humaines. L’orientalisme, selon Edward Saïd, est constamment surdéterminé par le sentiment de supériorité, la volonté de puissance et l’ethnocentrisme de l’Occident, outre l’imaginaire et les stéréotypes hérités de l’Europe médiévale. C’est pourquoi « il a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci [3] ». Il serait donc une tentative, par des savants appartenant à des puissances aux intérêts immenses, de comprendre un monde différent du leur, pour pouvoir mieux le dominer ensuite. De là cette interférence de facteurs politiques et culturels complexes, dans l’orientalisme et dans les institutions sociales, économiques et politiques qui garantissent sa pérennité et relient entre eux les différents moments de son histoire. Cette critique repose sur un certain nombre de postulats qui ne résistent pas à un examen rationnel.
1/ Elle suppose implicitement que les sciences humaines peuvent accéder à une objectivité totale. Or la sociologie de la connaissance et l’histoire des sciences posent aujourd’hui que toute connaissance humaine est plus ou moins influencée par l’idéologie. Si ce point de vue peut être discuté quant aux sciences de la nature, il est incontestable que les sciences sociales comportent une part irréductible d’idéologie. Les historiens ont depuis longtemps admis que leur lecture de l’histoire porte inévitablement ta marque de leur propre point de vue et que toute histoire est un regard sur, et non une relation fidèle et impartiale, des événements.
En fait, ce type de critique peut être adressé à n’importe quel savoir qui prend l’homme pour objet. On est donc fondé à dire que l’orientalisme présente de l’Orient une image biaisée par l’intolérance et le désir de le dominer, mais encore faut-il proposer une alternative, c’est-à-dire indiquer ce que serait un savoir plus « objectif » sur les sociétés orientales. Or, si l’on cherche chez Saïd les éléments d’une possible alternative, on ne trouve que des réponses dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont guère convaincantes. Ainsi, il prend la Description de l’Égypte, œuvre des savants qui accompagnèrent Napoléon dans la campagne d’Égypte, comme le prototype de l’œuvre orientaliste, en ceci qu’elle a pour but de rendre l’Orient compréhensible à l’Occident et d’apaiser ses appréhensions vis-à-vis de l’islam. « Car désormais, ajoute-t-il, l’Orient islamique apparaîtra comme une catégorie dénotant le pouvoir des orientalistes et non le peuple islamique en tant que groupe d’êtres humains ou son histoire en tant qu’histoire [4]. » Le savant prenant l’Orient pour objet devrait donc se dépouiller de son passé et de sa culture, pour partager la vie d’un autre peuple et le représenter tel qu’il se représente — exigence intenable. Saïd va jusqu’à qualifier les méthodes scientifiques modernes mises en oeuvre dans la Description d’instruments du pouvoir occidental [5]. Est-cc à dire qu’il faille, afin d’écarter tout soupçon de domination, renoncer délibérément à un certain niveau atteint grâce au progrès de la recherche scientifique ?
Le projet de Saïd apparaît plus nettement lorsqu’il dit que l’orientaliste fournit toujours, dans sa représentation de l’Orient, « un savoir qui n’est jamais brut, immédiat ou simplement objectif [6] ». Mais comment pourrait-il en être autrement ? E. Saïd lui-même explique qu’il est impossible de construire une représentation absolument impartiale d’une réalité humaine, car les représentations sont « enchâssées dans la langue, puis dans la culture, les institutions, tout le climat politique de celui qui les formule » et occupent un domaine que définit pour elles, non un unique sujet commun qui leur est inhérent, mais un certain univers du discours, une histoire, une tradition communs. Dans ce domaine qu’aucun savant isolé ne peut créer, mais que tout savant reçoit et dans lequel il doit trouver sa place, le chercheur individuel donne sa contribution. [...] Ainsi toute contribution individuelle provoque d’abord des changements à l’intérieur du domaine, puis une nouvelle stabilité [7].
Ce soudain relativisme suffit à atténuer largement les jugements excessifs portés par ailleurs. Ainsi compris, l’orientaliste se trouve soumis aux mêmes contraintes que le sociologue, le critique littéraire ou l’historien. Sâdiq Jalâl Al-’Azm a raison d’indiquer qu’un tel relativisme, à la limite, exonère le chercheur occidental de toute responsabilité de déformation préméditée de l’image de l’Orient, puisqu’il ne fait que suivre l’inclination naturelle de la raison humaine à transformer tout ce qu’elle conçoit en un objet à sa mesure [8]. A cela j’ajoute, et j’espère démontrer au fil de cet essai, que la vision qu’a un intellectuel appartenant à une culture donnée d’une culture différente s’opère dans des conditions extrêmement complexes et ne peut être ramenée au modèle unique dans lequel Edward Saïd veut enfermer la vision orientaliste, c’est-à-dire celui d’une représentation biaisée par le sentiment de supériorité et la volonté de puissance.
2/ La critique de Saïd a le tort — avoué — d’être éclectique : il postule dès son introduction que le lien qu’il établit entre orientalisme et impérialisme vaut surtout pour les orientalismes français, anglais et, pour la période récente, américain. Plus précisément, les orientalismes anglais et français seraient les seuls à réunir dans un même complexe les éléments culturels, commerciaux, coloniaux et imaginaires : « L’orientalisme provient d’une affinité particulière de l’Angleterre et de la France pour l’Orient [9]. » Tout en reconnaissant l’importance des orientalismes allemand, russe, italien, néerlandais etc., il estime que ses conclusions ne valent pas pour eux et qu’ils mériteraient d’être traités à part.
On pourrait discuter longtemps de la réalité de cette suprématie accordée aux orientalismes anglais et français. L’essentiel n’est pas là, mais de savoir que la civilisation européenne a donné naissance à un autre type d’orientalisme, dont la production savante n’est pas, ou en tout cas pas principalement, soumise aux exigences d’une société supérieure et dominatrice, et que par conséquent il n’est pas impossible d’imaginer un orientalisme sans volonté hégémonique. Or l’existence même de cet autre orientalisme négligé par E. Saïd jette une ombre de doute sur toute sa thèse : la soumission à l’impérialisme n’est plus un trait distinctif de l’orientalisme en tant qu’institution scientifique, elle n’est qu’un trait propre à certaines sociétés qui ont accordé une importance particulière à l’orientalisme afin de réaliser leurs ambitions.
3/ Les critiques arabes de l’orientalisme font trop souvent un amalgame inadmissible entre son état originel et son état actuel de développement. Si l’orientalisme est né dans certains pays pour servir des visées coloniales, on ne voit pas pourquoi cette origine devrait le marquer à jamais. On sait que si la science est intimement liée aux conditions de sa production, elle n’en a pas moins une relative autonomie grâce à laquelle elle peut se détacher progressivement de ses origines, voire les remettre en cause radicalement. Ce n’est pas parce que l’astronomie et la chimie modernes sont filles de l’astrologie et de l’alchimie médiévales que l’on peut remettre en question leurs acquis. De même, et ici le parallèle avec l’orientalisme mérite d’être souligné, l’anthropologie a été à son origine intimement liée à l’entreprise coloniale, mais il est indéniable qu’elle s’est depuis développée de manière autonome et qu’elle ne peut plus être jugée, en vertu d’une espèce de péché originel, comme une « science coloniale ».
4/ Enfin, il y a quelque contradiction à dire que l’orientalisme est à la fois une arme employée par l’Occident supérieur pour dominer l’Orient, et une fausse science, incapable de liberté et d’objectivité : comment cette arme sera-t-elle efficace, si elle ne donne qu’une connaissance biaisée ? Cette contradiction est manifeste dans ce texte d’un critique arabe de l’orientalisme :
Pourquoi les Occidentaux désirent-ils tout connaître des Orientaux et des musulmans ? A mon avis, la réponse tient en deux propositions : d’abord, en développant une connaissance parfaite de l’autre, on apprend comment traiter avec lui, sur les plans culturel, politique, militaire et économique, etc. Ensuite, en intégrant l’étude de la civilisation islamique dans son projet culturel, avec ses catégories et ses méthodes, mais aussi ses préjugés et sa mauvaise foi, l’Occident colonialiste se donne les moyens de présenter aux musulmans sa propre image de leur civilisation [10].
Comment l’orientalisme pourra-t-il parvenir à cette parfaite connaissance de son objet qui lui est nécessaire, si les orientalistes s’abusent eux-mêmes et abusent leur audience ? S’il est l’instrument culturel de la domination coloniale, il faut bien que l’orientalisme ait, pour l’essentiel, visé juste : ce point est bien vu par Ghassan Salameh, qui rappelle que les orientalistes n’ont pas toujours construit un Orient fictif, car alors ils n’auraient pas été en mesure de nous comprendre et de nous dominer [11].
Et quand bien même l’orientalisme serait un savoir pour pouvoir, n’est-ce pas là la devise de la science occidentale, depuis Bacon et Descartes, lequel prônait une connaissance qui nous rende « maîtres et possesseurs de la nature » ? Peu importe au fond que l’orientalisme vise à rendre les Occidentaux maîtres et possesseurs de l’Orient. Historiquement, la connaissance scientifique est restée « fausse » et « biaisée » tant qu’elle est restée attachée à l’idée, dominante à l’époque médiévale, d’une connaissance pure et désintéressée ; ce n’est qu’à partir du moment où elle a revendiqué explicitement la domination et l’appropriation du réel qu’elle a pu progresser de manière décisive. Il faut ici distinguer le but de la science de son contenu : les fins d’une recherche par définition, ne peuvent être objectives, il reste qu’elles peuvent aboutir pourtant à une connaissance vraie : l’histoire contemporaine, de la bombe atomique à la conquête de l’espace, est malheureusement pavée de connaissances objectives produites par des visées politiques ou militaires hégémoniques.
Orientalisme et interculturalité
Ce qui est en cause dans la critique de l’orientalisme, c’est le problème des limites de la communication entre les cultures. Dans quelle mesure un chercheur appartenant à une culture donnée, qui entreprend d’étudier, parfois à l’échelle de toute une vie, une culture autre que la sienne, peut-il, fût-ce en s’y donnant entièrement et en se spécialisant au plus haut niveau, parvenir à se fondre parfaitement dans cette culture, et dans quelle mesure son appartenance originelle à un mode de pensée différent pose-t-elle des limites indépassables à sa communication avec l’autre culture ? Tel est, bien plus que la volonté de puissance ou le sentiment de supériorité de l’Occident, le problème fondamental que pose l’orientalisme. Ainsi comprise, la « déformation » de l’autre cesserait d’être une opération unilatérale de la part de la culture dominante, et se lirait comme un processus réciproque. Remarquablement, Edward Saïd rejette d’emblée cet argument :
On ne peut rendre compte des échecs méthodologiques de l’orientalisme en disant, soit que l’Orient véritable est différent des portraits qu’en font les orientalistes, soit que, puisque les orientalistes sont en majorité des Occidentaux, on ne peut attendre d’eux qu’ils aient un sentiment intime de ce qu’est vraiment l’Orient. Ces deux propositions sont fausses. La thèse de mon livre n’est pas de donner à penser qu’il y a quelque chose comme un Orient réel ou véritable (islamique, arabe, que sais-je encore) ; ce n’est pas non plus d’affirmer le privilège du point de vue de « l’intérieur » sur celui de « l’extérieur » [...]. Au contraire, ce que j’ai dit, c’est que l’Orient est par lui-même une entité constituée ; l’idée qu’il existe des espaces géographiques avec des habitants autochtones foncièrement différents qu’on peut définir â partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extrêmement discutable [12].
Prenons acte des dénégations de l’auteur ; son affirmation finale est quant à elle véritablement surprenante : elle revient à tirer un trait sur la différence bien réelle entre des cultures et des sociétés dont chacune est le fruit d’une longue histoire. Que cette différence ait été déformée, que ses causes aient été mal interprétées ne nous autorise pas à nier sa réalité passée, présente et à venir. Partant du postulat que nous sommes bien en présence de deux cultures opposées, je poursuivrai donc la discussion du problème sous l’angle de l’interculturalité.
1/ E. Saïd s’étonne de cette division géographique du monde par laquelle l’Orient est constitué en un bloc homogène, et note « l’arbitraire de ces géographies imaginaires » en vertu desquelles « des gens qui habitent quelques arpents vont tracer une frontière entre leur terre et ses alentours immédiats et le territoire qui est au-delà, qu’ils appellent « le pays des barbares » [13] ». C’est reconnaître que cette division binaire du monde entre « nous » et « les autres » est un trait universel ; on le trouve dans les civilisations grecque, judaïque, chrétienne, et l’islam n’est pas en reste qui divise le monde, de manière encore plus nettement antagonique, en dâr al-islam (« le territoire de l’islam ») et dâr al-harb (« le territoire de la guerre »).
2/ E. Saïd croit donner plus de poids à sa thèse en fondant dans la Grèce antique la constitution occidentale d’une représentation biaisée de l’Orient — et de citer Eschyle et Euripide à l’appui [14]. En fait, la relation des Grecs à l’Orient était fort complexe : qu’il nous suffise d’opposer à Eschyle et Euripide Platon qui, dans le Timée, déclare que l’Orient est la source de la sagesse et que les Grecs sont des enfants comparés aux Orientaux. Commentant ce texte, l’historien des sciences américain George Sarton établit une analogie intéressante entre le rapport des Grecs à l’Orient à celui des Américains aux Européens. De la même manière, les Vies des philosophes de l’Antiquité comportent traditionnellement un voyage en Orient, présenté comme une véritable initiation à la vie philosophique. Ce qui amène Suhayl Farah à un jugement diamétralement opposé à celui d’Edward Saïd :
La civilisation grecque fut le prolongement naturel des civilisations moyen-orientales. Aristote considérait que l’Europe — à l’exception de la Grèce — était, de par son climat, incapable d’évolution et que de la raison européenne engourdie par le froid ne pouvait sortir une société civilisée, tandis qu’il voyait dans les peuples du Moyen-Orient, qui avaient produit les grandes civilisations d’alors, un modèle de grandeur. Ainsi, pour les anciens Grecs, à un Orient éclairé et dynamique s’opposait un Occident froid et stérile [15].
3/ L’orientalisme créerait l’image d’un Orient à la fois semblable et différent : différent de l’Occident, puisque construit comme son antithèse, mais aussi semblable à lui, puisque transformé pour être assimilé à travers une grille conceptuelle occidentale [16]. Cette contradiction apparente renverrait à un phénomène unique, l’ethnocentrisme des Occidentaux. Percevant l’Orient à travers leurs propres catégories, ils le voient comme un Occident imparfait ou inversé, d’où par exemple les qualificatifs d’irrationnel, sentimental, figé, opposés à la rationalité et au dynamisme de l’Occident.
Cet ethnocentrisme se retrouve dans le marxisme, qui fait l’hypothèse qu’il existe une seule et même ligne d’évolution des sociétés, celle qui a mené l’Europe de l’esclavage au féodalisme puis au capitalisme et que l’inexistence des rapports de production capitalistes dans les sociétés orientales signifie que leur développement est inachevé, qu’elles sont en retard par rapport à l’Occident. L’hypothèse du mode de production asiatique montre que Marx tenta d’échapper à cette vision unilatérale, mais il ne put la développer en une véritable théorie parallèle à celle de l’évolution sociale européenne. A sa suite, les marxistes continuent de percevoir l’histoire de l’Orient négativement, comme une série de manques : absence d’une classe moyenne qui assurerait l’accumulation primitive, absence de droits politiques et de révolutions sociales au « vrai » sens du terme, etc. [17] Tandis que l’orientalisme traditionnel expliquera le retard des sociétés orientales par une série de traits négatifs qui leur seraient consubstantiels, les marxistes l’analyseront plutôt comme le résultat de la division mondiale du travail entre sociétés capitalistes avancées et sociétés périphériques, mais au bout du compte, les deux positions se rejoignent pour considérer l’Occident comme le modèle, les sociétés orientales ne pouvant être perçues que par rapport à ce modèle.
Certes, il faut débusquer l’ethnocentrisme partout où il se cache. Mais la critique demeure incomplète tant qu’elle ne voit pas que cette défaillance de l’orientalisme n’est que la manifestation d’une réalité plus profonde, celle des limites inhérentes à toute interaction culturelle : s’ils analysaient les représentations orientales de l’Occident, ils y trouveraient des défaillances similaires à celles qu’ils relèvent dans l’orientalisme, car à l’ethnocentrisme occidental répond un « islamo-centrisme » caractérisé : on a vu supra comment les musulmans perçoivent le christianisme comme un islam incomplet et jugent l’orientalisme en fonction de sa position par rapport aux dogmes musulmans.
4/ Selon Edward Saïd, l’orientalisme aurait construit une « nature orientale » imaginaire, lascive et sensuelle, prête à tous les plaisirs, dont il voit le prototype dans le personnage de Kutchuk Hanem, la courtisane égyptienne que rencontre Flaubert dans son voyage en Orient. Il aurait pu relever un autre archétype de l’orientalisme, celui de la « spiritualité orientale » qui, de Goethe à Jacques Berque, a toujours fasciné des Occidentaux malades de leur rationalisme excessif — et il est intéressant de voir que les Orientaux, de Tagore à lqbal pour l’Inde et de Tawfiq El-Hakim à Hussein Heikal pour l’Égypte, se sont en quelque sorte réappropriés cette image d’eux-mêmes.
Il aurait surtout à ajouter que l’Orient s’est à son tour constitué l’image stéréotypée d’un Occident plongé dans le sexe et toutes les jouissances matérielles. Dans nos journaux et du haut des chaires de nos mosquées, on ne cesse de mettre en garde la jeunesse contre la corruption et l’immoralité de l’Occident. Il n’est pas de jeune Arabe qui ne rapporte pas d’un voyage à l’Ouest toute une série d’histoires plus ou moins véridiques sur ses aventures avec les femmes occidentales, lesquelles à l’en croire ne savent rien refuser à l’Oriental exotique. L’Orient fait rimer, dans tous les domaines, « occidental » et « matérialiste », sans réfléchir davantage. C’est dire à quel point la déformation de l’image de l’autre est un processus réciproque.
5/ L’orientalisme donnerait une vision statique des sociétés orientales : immobiles depuis des siècles, elles seraient incapables d’assimiler la nouveauté et hostiles a priori au changement. Selon Saïd, l’orientalisme islamisant « postule que l’islam, ou son idéal du vile siècle tel qu’il a été constitué par l’orientalisme, est doté d’une unité telle qu’elle évacue toutes les développements politiques récents et l’influence du colonialisme et de l’impérialisme [18] ». Conformément à sa tendance à l’essentialisme, l’orientalisme pose que l’homme oriental est oriental avant d’être homme, car « il n’est pas un peuple dans lequel nous puissions voir ensemble le passé et le présent mieux que chez les Sémites orientaux. Ce sont les origines antiques (des Orientaux] qui expliquent leur présent et le rendent compréhensible » ; cette « pierre de touche de l’orientalisme » est parfaitement exprimée par « Renan [quand il] dit que les Sémites sont un cas de développement arrêté [19] ».
Les orientalistes se trompent-ils tellement ? A la vérité, quand on connaît l’idéologie des divers fondamentalismes islamiques, on se dit que cet immobilisme que prêtent les Occidentaux à l’histoire islamique n’est peut-être pas le fruit de leur seule imagination. Et comment leur reprocher des conceptions qui sont au centre de la prédication de tous les maîtres penseurs de l’islamisme, d’al-Mawdûdî et Hasan al-Bannâ’ à Sayyid Qutb ? L’islam du VIIe siècle n’est-il pas leur idéal à tous ? L’histoire ne s’est-elle pas arrêtée pour eux à ce sommet, effaçant quasi tous les développements situés entre « l’âge d’or » et le temps présent ?
Le projet islamiste repose sur une idée simple : « ce qui était bon pour le premier islam sera bon pour le dernier ». Ce principe vaut non seulement pour les règles générales de la religion, mais aussi pour tous les détails de la vie quotidienne : il suffit de poser la plus petite restriction au divorce ou à la polygamie pour déclencher des manifestations de masse, comme on l’a vu après la réforme égyptienne du statut personnel de 1979. On est tenté de dire qu’il n’y a pas de différence substantielle entre l’idée autochtone d’un islam valable en tout temps et en tout lieu et l’idée orientaliste de développement arrêté, et que cette dernière, si elle ne résume certes pas à elle seule la situation du monde islamique, reflète une réalité incontournable. Le développement actuel d’un islam qui, prétendant imposer son hégémonie dans ce monde comme dans l’autre, tend à régler tous les comportements de l’individu et à conditionner toute sa réflexion, apporte incontestablement de l’eau au moulin de la vision orientaliste d’une religion irréductiblement « archaïque ».
L’assassinat du président égyptien Sadate donne un exemple saisissant de cet archaïsme de l’idéologie islamiste : il ressort des procès-verbaux de l’instruction que les assassins du raïs ont décidé qu’il devait être tué pour s’être moqué des femmes voilées, avoir manqué à sa promesse d’appliquer la sharî’a islamique et avoir transgressé cette dernière dans sa réforme du statut personnel ; ils ont fondé leur décision sur une opinion de droit islamique (fatwâ) de leur guide spirituel, lequel a déclaré s’être inspiré des fatwâ-s rendues par Ibn Taymiyya (1263-1328) contre les Tatars. Bref, ils n’avaient aucun mobile d’ordre social ou politique, mobiles qui pourtant ne manquaient pas quand on sait les graves fautes commises par Sadate. Autrement dit, l’un des groupes islamistes contemporains les plus efficaces n’a pu méditer les événements cruciaux de son temps qu’à travers des événements parallèles remontant à un passé révolu, et s’est révélé totalement incapable d’appréhender le présent en fonction de sa dynamique propre. Loin d’être isolés, les assassins de Sadate partagent ce mode de pensée avec de nombreux groupes islamistes, souvent beaucoup plus importants qu’eux, à cette différence près qu’ils préfèrent la prédication pacifique au jihâd et à la violence. Si ce n’est pas là un exemple de « développement arrêté », au sens de l’inscription du temporel et de l’actuel dans le cadre de l’anhistorique et de l’intemporel, comment le qualifier ?
Quand donc le meilleur critique arabe actuel de l’orientalisme déplore que l’image occidentale de l’islam, ignorant la complexité des sociétés musulmanes contemporaines, les ramène à une prétendue « essence de l’islam », abstraite et artificielle [20], il faut bien lui répondre que d’importants courants, qui se disent les seuls représentants de cette essence de l’islam, s’enorgueillissent de considérer l’islam dans son âge d’or comme le critère unique du progrès et le seul moyen de faire face aux problèmes de notre temps, et qui plus est parviennent mieux que tout autre à séduire la jeunesse du monde islamique contemporain. De tout cela, on ne peut que déduire que la vision qu’a E. Saïd du monde islamique est lacunaire et, dans une large mesure, extérieure.
Commentant ce point, ’Azîz al-’Azmeh relève que les positions de l’orientalisme et celles du fondamentalisme se rejoignent souvent [21], sans pour autant en tirer la conclusion qui s’impose, à savoir que les orientalistes n’ont pas tant plaqué sur la réalité leurs propres conceptions de l’islam qu’ils n’ont extrapolé à partir d’une réalité endogène. Peu importe en l’occurrence que les mobiles et les objectifs des uns et des autres soient différents, ou que les intellectuels arabes laïcs refusent de confiner l’islam dans le cadre de cette « essence » que l’on voudrait voir régir tous les aspects de la vie des musulmans contemporains, l’essentiel est que l’idée qu’il existe un islam éternel, qui règle tous les aspects de la vie du croyant, est très largement partagée par les musulmans d’aujourd’hui.
Sâdiq Jalâl al-’Azm relève à juste titre cette similitude frappante entre la vision orientaliste d’un islam immuable, régissant tous les aspects de la vie du croyant, et la vision des groupes islamistes contemporains d’un islam totalisant et inaccessible de l’extérieur — les orientalistes trouvant là matière à déprécier l’islam, tandis que les islamistes y trouvent motif de s’enorgueillir de leur religion [22]. Mais il a le tort, selon moi, de ne voir qu’une coïncidence dans ce qui est en fait un véritable rapport de causalité : c’est parce que le fondamentalisme islamique est ainsi fait que les orientalistes l’ont décrit comme tel, indépendamment du jugement de valeur qu’ils ont pu poser sur lui en y voyant une manifestation du sous-développement : ce n’est pas (ou pas seulement) pour prouver la décadence de l’islam ou la supériorité de l’Occident qu’ils affirment cette « essence de l’islam », mais d’abord parce qu’ils reproduisent la représentation autochtone. A quoi il faut ajouter que si l’orientalisme généralise abusivement dans ce sens, ou conseille tendancieusement aux musulmans de préserver leur essence immuable, c’est parce que celle-ci, en dernière analyse, sert les intérêts de l’Occident
Apl-’Azm a également tort de qualifier ce caractère immobiliste et anhistorique du fondamentalisme islamique d’« orientalisme inversé », dans la mesure où l’expresssion suggère qu’il est un effet de l’orientalisme, quand il s’agit en réalité d’un phénomène bien plus ancien que n’ont fait qu’enregistrer les orientalistes. Tous les mouvements de réforme religieuse dans l’islam, d’Ibn Taymiyya à Ibn ’Abd al-Wahhâb (1703-1792) et al-Afghânî, se sont fondées sur un retour à cette essence immuable de la religion.
Renversons maintenant la perspective ; l’Orient s’est lui aussi constitué une image figée de l’Occident, qui n’a qu’un rapport lointain avec sa réalité : d’un côté, des islamistes ignorant les réalités élémentaires du monde contemporain, qui continuent de rapporter les attitudes actuelles de l’Occident vis-à-vis du monde musulman au complot d’une croisade éternelle ; de l’autre, des modernistes critiques qui mettent en place un autre essentialisme, dans lequel l’Occident du savoir, du rationalisme et de la maîtrise de la nature — celui de Descartes, Newton et Darwin — se confond avec l’Occident du colonialisme, de la domination et de l’asservissement de l’homme par l’homme — celui de Cecil Rhodes, Napoléon et Hitler. Il est vrai que celui-ci n’aurait pu prendre les dimensions qu’il a prises sans celui-là, mais il demeure fondamental de les dissocier en posant clairement que la relation qui les unit ne correspond pas à une quelconque nécessité structurelle, mais est purement historique, conjoncturelle.
Pourtant, les intellectuels arabes laïcistes, dans leur ardeur à combattre la domination occidentale sous toutes ses formes, amalgament délibérément les deux aspects au point de rejeter le principe même du rationalisme, comme s’il était l’apanage de l’Occident, et non le produit d’un long processus historique auquel ont participé, longtemps avant l’ère de l’hégémonie occidentale, toutes les grandes civilisations [23]. Ayant critiqué justement la dérive essentialiste de l’orientalisme, ils réduisent à leur tour l’Occident à une essence unique, celle de la volonté de puissance, matérielle et intellectuelle, et nous invitent à nous armer de la plus grande prudence pour ne pas nous laisser séduire par les sirènes occidentales. Cet essentialisme, commun, il faut le souligner, aux critiques religieux et laïcs de l’orientalisme, est bien la preuve qu’au-delà de la question de l’hégémonie nous sommes bien plutôt en face d’une de ces limites indépassables de la communication interculturelle.
Il y a donc bien un « occidentalocentrisme », dont l’orientalisme est l’une des manifestations les plus évidentes. Cet ethnocentrisme, plus ou moins visible en fonction de la personnalité du chercheur et des divers déterminants socio-historiques de sa recherche, est inévitable dès lors qu’il prend pour objet d’étude une autre culture. De même que l’Orient ne sera jamais un objet neutre pour l’Occidental, en raison du contexte de domination politique et économique, du vieux fonds d’hostilité, etc., de même l’Occident ne peut, pour des raisons inverses, être un objet neutre pour l’Oriental. A l’occidentalo-centrisme correspond un islamo-centrisme, manifeste à tous les niveaux : au niveau religieux, dans l’idée que le seul orientaliste « impartial » est celui qui adhère au dogme musulman, de préférence en se convertissant à l’islam ; au niveau culturel, quand, en vertu de nos valeurs propres, lesquelles accordent un rôle excessif, avec force contradictions et anachronismes, à la vie sexuelle, nous jugeons les Occidentaux immoraux ; au niveau historique, quand par exemple nous déplorons comme une catastrophe la perte de l’Espagne musulmane, que les Espagnols appellent « reconquête » ; au niveau épistémologique enfin, quand nous accusons la science occidentale de nous réduire à une essence éternelle, oubliant que nous-mêmes traitons l’Occident comme tel.
La déformation, pour parler comme les critiques de l’orientalisme, est réciproque. Mais si dans un sens elle est, comme l’ont montré E. Saïd et consorts, le fruit d’un « savoir pour pouvoir » et d’une volonté hégémonique, dans l’autre elle résulte d’un sentiment d’infériorité, voire d’un désir de revanche, et comme telle est beaucoup plus grave, car à la différence de la première, qui suppose un minimum de justesse dans la compréhension de l’autre, elle ne produit qu’une connaissance irrémédiablement tronquée. C’est à cette question, négligée jusqu’ici, du regard posé sur l’orientalisme à partir d’une société en position de faiblesse que nous consacrerons la dernière partie de cet essai.
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Troisième partie disponible ici : Sociologie de l’orientalisme et de sa critique
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