Voie sans issue ? (1/2)

Cornelius Castoriadis
dimanche 14 septembre 2014
par  LieuxCommuns

Publié dans Les scientifiques parlent..., éd. Albert Jacquard, Paris, Hachette, 1987, repris dans Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Seuil 1990, pp. 87 - 124, avec la note suivante :

[Des considérations d’espace et de temps m’ont amené à plusieurs reprises à simplement affirmer dans ce texte des idées dont j’ai développé ailleurs et depuis longtemps l’argumentation. Je me permets de renvoyer, une fois pour toutes, le lecteur intéressé aux textes « Science moderne et interrogation philosophique » (1971­ - 1973) et « Technique » (1973), repris dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Éd. du Seuil, 1978 ; « Développement et rationalité » (1974), « La logique des magmas et la question de l’autonomie » (1981) et « Portée ontologique de l’histoire de la science » (1986), repris dans Domaines de l’homme, les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Éd. du Seuil, 1986 ; enfin De l’écologie à l’autonomie , Paris, Éd. du Seuil, 1981.]


Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire. Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer. L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel. C’est de cela qu’il s’agit avant tout, dans toute discussion portant sur les questions politiques fondamentales. Telle est, pour l’humanité moderne, la question des rapports entre son savoir et son pouvoir — plus exactement : entre la puissance constamment croissante de la techno-science et l’impouvoir manifeste des collectivités humaines contemporaines. Le mot de rapport est déjà mauvais. Il n’y a pas de rapport. Il y a un pouvoir — qui est impouvoir quant à l’essentiel — de la techno- science contemporaine, pouvoir anonyme à tous égards, irresponsable et incontrôlable (car inassignable) et, pour l’instant (un très long instant en vérité) une passivité complète des humains (y compris des scientifiques et des techniciens eux-mêmes considérés comme citoyens). Passivité complète et même complaisante devant un cours des événements dont ils veulent croire encore qu’il leur est bénéfique, sans être plus tout à fait persuadés qu’il le leur sera à la longue [1].
Tous les termes du débat seraient à reprendre, à réinterroger, à réélucider. Je le tenterai plus bas pour certains d’entre eux. Mais, pour justifier mon propos avant d’aller plus loin, quelques questions : Qui a décidé les fécondations in vitro et les transplantations d’embryons ? Qui a décidé que la voie était libre aux manipulations et au « génie » génétique ? Qui a décidé des dispositifs antipollution (retenant le CO2) qui ont produit les pluies acides ?
Nous ne pouvons pas, depuis longtemps, et nous ne voulons pas — nous ne devons pas vouloir — renoncer à l’interrogation rationnelle, à la fouille du monde, de notre être, du mystère même faisant que nous sommes inlassablement poussés à chercher et à interroger. On peut se laisser absorber — et la société devrait être telle que tous ceux qui le voudraient en aient la possibilité — par une démonstration mathématique, les énigmes de la physique fondamentale et de la cosmologie, les inextricables méandres et rétro-méandres des interréactions des systèmes nerveux, hormonal et immunitaire, avec une joie dont la qualité certes diffère mais dont l’intensité ne le cède en rien à celle qu’on peut éprouver à écouter L’Offrande musicale, à contempler Les Époux Arnolfini, à lire Les Chants de Maldoror. L’auteur de ces lignes, pour autant qu’il jouit en humble amateur — amant, érastès est le mot vrai — d’un lointain regard sur ces domaines peut en témoigner pour son compte. Comme il peut témoigner qu’il doit sa survie, de même que celle des êtres qui lui sont chers, à l’efficacité technique de la médecine contemporaine, et cela plusieurs fois plutôt qu’une. Et qu’il a eu à maintes reprises l’occasion de critiquer l’inconséquence si répandue dans certains milieux écologiques, où l’on refuse en paroles l’industrie moderne sur fond de musique enregistrée, et où l’on attend comme tout un chacun, lorsqu’on est malade, des miracles de la toute-puissance techno-médicale [2]. Ce n’est donc pas un préjugé antiscientifique ou antitechnique qui s’exprime ici ; le préjugé est franchement à l’opposé.

Aucune question véritable n’existerait, mais seulement un « problème pratique » (certes immense), si l’on pouvait dire, comme le font certains devant les potentialités apocalyptiques de la techno­science : interdisons la science, arrêtons la technique ou traçons-leur une limite précise. Tout bien pesé on ne le peut pas, à moins de renoncer à la liberté. Non pas parce qu’on imposerait des interdictions légales à une activité (après tout, il est interdit de tuer), mais parce que la création de la liberté, dans l’histoire gréco‑occidentale, est indissociable de l’émergence de l’interrogation et de la recherche rationnelle. Et c’est parce qu’on ne le peut pas que la question conduit vers une antinomie qui n’est pas dépassable au plan strictement théorique, et ne peut être tranchée que par l’action et le jugement politiques des collectivités humaines. J’y reviendrai. Mais il faut aussi souligner que l’on reste dans l’inconscience de la même question lorsque l’on prétend que les « bons » et les « mauvais » côtés de la science et de la technique contemporaines sont parfaitement séparables et qu’il suffirait pour les séparer d’une plus grande attention, de quelques règles d’éthique technoscientifique, de l’élimination du profit capitaliste ou de la suppression de la bureaucratie gestionnaire Comprenons que ce n’est pas au niveau des dispositifs de surface ou même des institutions formelles que la question peut être réfléchie : une société véritablement démocratique, débarrassée des oligarchies économiques, politiques ou autres, la rencontrerait avec la même intensité. Ce qui est en jeu ici est un des noyaux de l’imaginaire occidental moderne, l’imaginaire d’une maîtrise « rationnelle » et d’une rationalité artificialisée devenue non seulement impersonnelle (non individuelle) mais inhumaine (« objective »). Avant d’aller jusque-là, il nous faut nous attaquer à quelques-unes des strates extérieures.

La réalité effective de la techno-science

Tout le monde connaît les réalisations formidables de la technique moderne, derrière lesquelles se trouve évidemment la science. Elles impliquent une capacité de faire également formidable. Pourquoi parler alors d’impouvoir, pourquoi dire que cette puissance énorme va de pair avec une impuissance croissante ?

Qu’appelons-nous pouvoir ou même puissance ? Faudra-t-il désormais changer, par référendum ou autrement, la signification de ces mots ? N’entendions-nous par pouvoir la possibilité pour quelqu’un, instrumentée dans les moyens et les dispositifs appropriés, de faire ce qu’il veut lorsqu’il le veut ? Pour quelqu’un qui veut. Où et qui est ce quelqu’un aujourd’hui — individu, groupe, institution ou collectivité ? En quel sens veut-il quelque chose, et que veut-il ? Encore une fois : qui décide, et en vue de quoi ?
Sans doute, les biologistes qui ont découvert/ inventé les faits et les méthodes à la base du génie génétique voulaient-ils (?) ce qu’ils faisaient. Mais jusqu’à quel point voulaient-ils vraiment ces résultats ? Comment pouvaient-ils les vouloir puisqu’ils ne les connaissaient pas et que personne à ce jour ne les connaît — pas plus que l’on ne connaissait Hiroshima et Tchernobyl lorsque Hahn, Strass-man et Joliot-Curie, fin 1938, obtenaient les premières fissions d’atomes d’uranium ? Cinq ans plus tôt, Rutherford qualifiait la possibilité d’exploiter la puissance atomique de « conte à dormir debout [3] ». Rutherford n’était pas seulement un des plus grands physiciens du siècle, il était aussi l’instigateur de certaines des expériences les plus importantes de la nouvelle physique.
L’illusion de la puissance recèle aussi une illusion relative au savoir : nous pourrions savoir tous les résultats (ou du moins ceux qui nous importent) de ce que nous faisons. Tel n’est évidemment jamais le cas. Les résultats de nos actes n’en finissent pas de se suivre et surtout, beaucoup plus concrètement, même des résultats les plus immédiats nous n’avons connaissance qu’à l’intérieur d’un petit voisinage du moment de l’acte, voisinage lui-même déchiré et fragmentaire. Il n’en résulte aucun agnosticisme ou indifférentisme éthique et pratique. Dans la vie quotidienne, dans le monde familier, nous en savons suffisamment — nous pouvons et devons en savoir suffisamment — pour que les résultats humainement prévisibles de nos actions dépendent suffisamment de ce que nous faisons et que donc soient possibles à la fois un agir raisonnable et un réquisit de responsabilité à l’égard de nos actes et de leurs conséquences. Cela ne veut pas dire que l’on puisse délimiter géométriquement les frontières de la prévisibilité. On ne pourra jamais remplacer les jurys par des ordinateurs. Nous traçons une frontière de ce qui est requis comme prévision — frontière qui elle-même est en quelque sorte tacitement instituée par la société considérée — et c’est à son intérieur que nous soulevons la question de la responsabilité. Cela déjà est une conquête de la civilisation. Il y a eu des cultures où le fait d’avoir été placé, réellement ou même imaginairement, à un point quelconque de la chaîne conduisant à l’événement dommageable suffisait pour désigner quelqu’un comme coupable. En témoigne encore l’adage « malheur à celui par qui le scandale arrive » : non pas nécessairement à l’auteur authentique du scandale, mais à tous ceux qui, même aveugles, lui ont permis de survenir.
Que dans la vie quotidienne et le monde familier, dans des paysages explorés depuis un temps immémorial, nous puissions agir en connaissance de cause, cela doit être admis, d’abord et surtout parce que c’est vrai matériellement pour l’essentiel. La différence entre un bon et un mauvais artisan est presque toujours immédiatement repérable, sans cela il n’y aurait pas de vie sociale. Mais aussi, parce que l’hypothèse contraire conduirait à des conclusions directement opposées à tout discours et à toute vie : tout va, anything goes. Mais la légitimité du passage à un domaine où l’expression même « en connaissance de cause » perd toute signification est plus que problématique.

Cela, l’humanité l’a toujours su. Les mythes portant sur ce qui, sans raison « raisonnable », est interdit et spécialement sur les « secrets » qu’un héros ou une héroïne ne doit pas essayer de pénétrer — depuis le fruit de l’Arbre de la connaissance jusqu’à l’Apprenti sorcier — sont dans l’imaginaire de tous les peuples. Il est vrai que nous devons les ranger parmi les piliers d’une institution hétéronome de la société : il existe ce que vous ne devez pas savoir sous peine de catastrophe ou de péché radical ; il existe ce sur quoi jamais un regard humain ne doit être posé. II y a pourtant dans notre tradition un autre mythe auquel on ne saurait attribuer cette fonction, mythe grec, belle image de la vérité. Ulysse — dont on a tenté récemment, naïvement et grossièrement, de faire un héros annonçant le capitalisme — Ulysse parvient à circonvenir le Cyclope, à exploiter les Sirènes, à déjouer Circé, à descendre aux Enfers pour y apprendre le secret ultime : la vie après la mort est infiniment pire que la vie sur terre. C’est après avoir appris cela qu’il rejette les offres d’immortalité de Calypso pour pouvoir revenir à Ithaque, pour pouvoir mourir comme un homme hors pair et mortel malgré tout.
Mais qu’avons-nous besoin de mythes ? N’avons-nous pas devant les yeux les grands savants atomistes qui ont produit la bombe de Hiroshima et leur longue contrition ultérieure (Teller et quelques autres exceptés) ? N’avons-nous pas toujours sous les yeux l’inconscience de leurs successeurs et de ceux qui se livrent aujourd’hui dans d’autres domaines (le génie génétique) à des jeux potentiellement encore plus dangereux ? Qu’avons-nous besoin de mythes lorsque l’environnement, la biosphère terrestre, sont détruits au rythme où nous les détruisons ? « Nous ne voulions pas cela ! Nous n’en connaissions pas les conséquences ! » Pourquoi donc continuez-vous de faire maintenant des choses dont ni vous ni personne ne pouvez prévoir les conséquences, et qui sont profondément analogues à d’autres dont on connaît déjà les résultats horribles ?

« - S’il vous plaît, dit Alice au Chat de Cheshire, pourriez-vous me dire quel chemin devrais-je prendre à partir d’ici ?
- Cela dépend beaucoup de l’endroit où vous voulez aller,
dit le Chat.
- Cela m’importe peu, dit Alice.
- Alors il importe peu aussi de savoir quel chemin vous prenez, dit le Chat.
- … pourvu que j’arrive QUELQUE PART, ajouta Alice en guise d’explication.
- Oh, il est sûr que vous y parviendrez, dit le Chat, si seulement vous marchez assez longtemps. »

Si l’on ne sait pas où l’on veut aller, comment et pourquoi choisir un chemin plutôt qu’un autre ? Qui, parmi les protagonistes de la techno-science contemporaine, sait vraiment où il veut aller, non pas du point de vue du « pur savoir », mais quant au type de société qu’il souhaiterait et aux voies qui y mènent ? Comment et pourquoi, dans ces conditions, refuser un chemin large qui s’ouvre apparemment devant vos pas ?
Ce chemin — chose paradoxale, lorsqu’on pense à l’argent et aux efforts dépensés — est de moins en moins celui d’un souhaitable quelconque, et de plus en plus celui du simplement faisable. On n’essaie pas de faire ce qu’« il faudrait » ou ce que l’on pense « souhaitable ». De plus en plus, on fait ce que l’on peut faire, on travaille à ce que l’on estime faisable à plus ou moins courte échéance. De façon encore plus aiguë : ce que l’on croit pouvoir atteindre techniquement, on le poursuit, quitte à inventer après des « utilisateurs ». Personne ne s’est demandé s’il y avait un véritable « besoin » d’ordinateurs familiaux ; on pouvait les fabriquer à un prix non prohibitif pour certaines tranches de revenu, on les a donc fabriqués, l’on a en même temps fabriqué le « besoin » correspondant — et maintenant, on est en train de les imposer (Minitel en France, etc. [4]). Ce qui est techniquement faisable, sera fait regardless, comme on dit en anglais familier, sans égard pour aucune autre considération. De même, les transplantations d’embryons, fécondations in vitro, interventions chirurgicales sur les fœtus, etc., ont été réalisées dès que la technique en a été maîtrisée. Actuellement, plusieurs années après, la question n’est même pas vraiment discutée, malgré le geste courageux et exemplaire du professeur Testard [5], et un livre qui plaide pour des insanités comme la « gestation » masculine sous couvert d’une idéologie à quatre sous reste en tête des best-sellers en France depuis de longs mois.

La meilleure image est celle d’une guerre de positions (1914-918) contre Mère Nature. On tiraille constamment sur tout le front, mais les gros bataillons sont lancés là où une brèche semble apparaître ; on exploite les percées, sans aucune idée stratégique. Ici encore, c’est la logique qui conduit à l’illogisme. Il est parfaitement raisonnable de concentrer les efforts et les investissements là où ils semblent les plus rentables. Lorsqu’on avait demandé à Hil­bert pourquoi il ne s’attaquait pas au « dernier » théorème de Fer­mat, il avait répondu qu’il lui faudrait pour cela trois ou quatre ans de travail préparatoire, sans être sûr qu’il parviendrait à un résultat. On l’a constaté bien souvent : tel grand physicien a pu faire avancer la science et accomplir une grande œuvre parce qu’il s’attaquait non pas aux problèmes importants dans l’absolu mais à ceux dont il avait eu le flair de percevoir qu’ils étaient « parvenus à maturité ». Comment critiquer cela ? Mais comment aussi rester aveugle devant l’inattendu résultat global, lorsqu’il recouvre à peu près tout ?
Il faudrait savoir les résultats. Il faudrait aussi les vouloir. Pour les vouloir, il faudrait qu’il y ait des orientations, des choix. Hor­mis la faisabilité et certains cas de « demande sociale pressante » (recherche médicale, notamment sur le cancer — mais où aussi la problématique est moins simple qu’il n’y paraît, comme on le dira plus loin), un véritable choix exigerait l’établissement de critères et de priorités. Quels critères, quelles priorités, fixés par qui et à partir de quoi ? Non seulement il est impossible dans ces matières, en dernière analyse, de fonder de façon indiscutable des critères ; mais même si on en disposait, leur application tant soit peu cohérente (je ne dis même pas rigoureuse) soulèverait des problèmes formidables. Car cette application se fera toujours dans une situation hautement incertaine et multiplement changeante.

Prenons un exemple fort actuel. Le National Institute of Health des États-Unis a édicté un ensemble de règles à l’usage des laboratoires visant à éliminer (limiter ?) les risques inhérents aux manipulations génétiques. On peut noter que si l’on croit qu’avec ces règles la question est résolue, on dote le NIH d’une sorte d’omniscience. On peut aussi noter que les gouvernements ne sont certainement pas « soumis aux règles » du NIH.
Précisément, le maréchal Serguei Akhroméev, chef de l’État-Major général des forces armées soviétiques, ne semble pas se soucier beaucoup des règles édictées par le NIH. Dans sa déclaration du 18 janvier 1986 [6], explicitant l’allusion de M. Gorbatchev quelques jours auparavant à des « armes non nucléaires, fondées sur des principes physiques nouveaux », il a indiqué, entre autres, les « armes génétiques ». Le correspondant du Monde à Moscou, Dominique Dhombres, commente : ce domaine « ne semblait pas jusqu’ici intéresser les militaires ». Pour ma part, je parierais volontiers quelques francs que dès que les possibilités du génie génétique sont apparues, les deux superpuissances au moins (et pourquoi pas d’autres ?) lui ont consacré quelque argent et quelques experts. On sait du reste que les recherches sur ce que l’on appelait naguère les armes ABC (atomiques, bactériologiques, chimiques) n’ont jamais négligé le second terme de ce trinôme. En Russie, du moins, il y a eu en avril 1979 une explosion dans une usine de Sverdlovsk et, en juin de la même année, un autre accident dans une usine de la banlieue sud de Novossibirsk ; dans les deux cas, ces usines fabriquent ou traitent des armes bactériologiques A Novossibirsk, il s’agissait semble-t-il d’anthrax ; à Sverd­lovsk, d’un virus « V-21 » ou « U-21 ». Dans les deux cas, on a compté les morts par milliers [7]. Récemment encore, le président de la République française, parlant des armes chimiques, déclarait qu’il ne voyait aucune raison pour que la panoplie défensive de la France en soit dépourvue. Pour quelles raisons devrait-elle être privée d’armes biologiques ?
D’ores et déjà, devant les possibilités du génie génétique, les armes « bactériologiques », prennent une sympathique couleur rétro. L’anthrax est au génie génétique ce que la poudre à canon est à la bombe H. Si les recherches et le stockage dans ce domaine restent limités (on n’en sait rien, sauf dans le cas de la Russie, où l’on peut supposer le contraire), c’est à cause de la saturation de la puissance meurtrière des armes nucléaires, de l’overkill ; et peut-être aussi parce que, à l’instar des armes nucléaires, les armes biologiques posent le problème du choc en retour, créant encore une fois la situation des deux scorpions dans une bouteille [8]
Les armes chimiques que voudrait avoir (qu’a probablement déjà) le président français ne seront pas fabriquées par des plombiers ; elles le seront par des chimistes. Lorsqu’on a eu besoin de physiciens et de mathématiciens pour fabriquer des armes nucléaires (sans Von Neumann et Ulam, il n’y aurait probablement pas eu de bombe A américaine) on en a facilement trouvé, aux États-Unis, en Russie, en Grande-Bretagne, en France, en Chine, en Inde, peut-être ailleurs aussi. Lorsque le KGB a besoin de psychiatres, il les trouve aussi facilement que la police argentine trouvait des médecins pour maintenir en vie la victime afin que son supplice puisse continuer. L’expérience prouve, si besoin en était, que les scientifiques comme tels ne sont ni meilleurs ni pires que les autres humains — et, l’on pourrait ajouter, ni moins ni plus sages (je ne dis pas « savants » ou « experts »).
Plusieurs considérations entrent en jeu ici, peu aisées à démêler. On peut laisser de côté la simple cupidité — contre laquelle la formation scientifique ne prémunit pas plus qu’une autre ; elle ne prémunit pas non plus contre les motivations politiques ou nationales (pas forcément « chauvines ») — on en a eu la démonstration sur très grande échelle lors des deux guerres mondiales. Mais il y a aussi des motivations plus spécifiques. Toutes choses égales d’ailleurs, une carrière dans la recherche militaire est beaucoup plus facile qu’une carrière dans la recherche « civile ». La carrière n’est pas évoquée ici du point de vue de l’argent gagné, mais des possibilités de « faire des choses plus intéressantes », les « faire à sa propre façon », diriger un laboratoire plutôt que d’y travailler en subordonné. Et surtout il existe, en lui-même neutre sinon admirable, le virus de la recherche. Virus qui, en dernière analyse, commande les gestes des prisonniers de Staline dans Le Premier Cercle de Soljenitsyne, les amenant à collaborer passionnément à un projet dont l’objectif est de faciliter le repérage et l’identification des suspects par le KGB. Tous pensent que Staline est un monstre, que le KGB est son instrument encore plus monstrueux. Mais l’intérêt du problème scientifique : identifier un individu à partir du spectrogramme de sa voix, dépasse toutes les autres considérations. Il n’y a rien à redire à cela. Du point de vue scientifique, la question : comment détruire l’humanité ? a même valeur que la question : comment la sauver ? [9]
On pourrait encore montrer facilement que la recherche militaire elle-même, comme la politique des armements dont elle est la commensale, qui est supposée avoir des critères univoques, n’a en fait nullement, trivialités à part, une orientation dominée par la rationalité instrumentale (Zweckrationalitat). Mais les utilisations militaires ne sont, même dans le pire des cas, qu’un petit aspect de la question, si l’on ose dire. Qu’on nous permette deux citations :

« La pire des choses qui peut arriver — qui va arriver — pendant les années 1980, [elles sont en fait finies, C.C.] ce n’est pas l’épuisement des ressources énergétiques, l’effondrement économique, une guerre nucléaire limitée ou la conquête par un gouvernement totalitaire. Aussi terribles que ces catastrophes puissent être pour nous, elles pourraient être réparées l’espace de quelques générations. Mais le processus, unique, qui est en cours pendant les années 1980 et qui exigera des millions d’années pour être corrigé, c’est la perte de la diversité génétique et spécifique du fait de la destruction des habitats naturels. C’est là la folie que nos descendants auront le plus de difficulté à nous pardonner. »

« Il y a peu de problèmes qui soient, moins reconnus et plus importants que la disparition accélérée des ressources biologiques de la Terre. En poussant les autres espèces à. extinction, l’humanité est en train de scier énergiquement la branche sur laquelle elle est assise [10]. »

Cette destruction n’est pas essentiellement celle que provoquent la chasse, le DDT ou même l’horrible pêche à la baleine, qui cependant a monopolisé les énergies des « environnementalistes ». Elle a pour nom : disparition quasi certaine de la forêt tropicale d’ici une trentaine d’années, résultat du défrichage et du déboisement intensifs auxquels se livrent, par la force des choses (il faut faire semblant de faire quelque chose pour nourrir les populations affamées, et les bailleurs de fonds développés y poussent), les pays de la zone tropicale et équatoriale. Les résultats catastrophiques de cette évolution se feront sentir non seulement sous forme d’extinction certaine de dizaines, peut-être de centaines ou milliers d’espèces, mais aussi de perturbations très graves à la fois dans l’équilibre thermique de la Terre, son régime hydrologique et météorologique et les grands cycles de métabolisme biochimique. Une Terre dont la surface continentale est couverte de forêts, et une Terre dont la même surface est couverte de cultures de céréales, sont deux planètes tout à fait différentes.
Tchernobyl, qui a tellement ému, est évidemment une toute petite affaire [11]. On n’a tellement crié sur l’événement Tchernobyl que parce qu’il permettait de baratter la population en exploitant sa peur immédiate en la dirigeant sur des objectifs politiques apparemment accessibles : la fermeture des centrales nucléaires (à la fois impossible dans le contexte actuel et dérisoirement insuffisante). Mais comment mobiliser la population contre la destruction de la forêt tropicale ? Il faut bien que ces populations mangent. Si l’on rétorque que l’on pourrait pour commencer leur distribuer les surplus des pays industriels (lesquels sont surtout, comme on sait, des surplus agricoles), puis cesser de pénaliser dans ceux-ci les paysans qui pourraient produire beaucoup plus, on sera accusé de vouloir maintenir les pays du tiers monde dans la dépendance à l’égard de l’impérialisme. Si vous dites alors qu’évidemment vous savez bien que cela ne pourrait se faire qu’à condition d’un changement radical de la structure politique et sociale des pays « développés », ce sera fini, vous serez l’utopiste incorrigible — alors que ceux qui ne sont pas capables de voir deux ans plus loin que leur nez sont évidemment des réalistes.
Qui soutiendra que l’ensemble de ces évolutions correspond à des choix élucidés tant que faire se peut ? Et ces choix seraient les choix de qui ? Comme tels, les scientifiques ne décident pas ; comme tels, les scientifiques n’auraient aucun titre à décider (ce n’est pas en tant que spécialiste du laser qu’un physicien peut décider que cette recherche est ou non prioritaire par rapport aux recherches immunologiques). Pour autant qu’ils participent aux processus de décision, ils ne peuvent les influencer qu’en s’associant à un des clans ou en gagnant la confiance d’une des cliques politico-bureaucratiques qui se disputent le pouvoir et se servent des enjeux scientifiques et techniques comme emblèmes et drapeaux ou, beaucoup plus fréquemment, ont besoin d’« experts » pour habiller scientifiquement des options déjà prises et autrement motivées. (L’histoire de Churchill avec Lindemann, par la suite Lord Cherwell d’un côté, et Tizard de l’autre, bien documentée [12], appartient à la période simple, épique et « honnête » de cet état des choses.) Ajoutons à ce qui a été dit plus haut sur leurs motivations qu’obtenir du financement pour ses propres projets, en compétition avec ceux des autres, n’est pas seulement une question de carrière et de prestige personnels ; pour chacun son idée est son enfant, l’« objectivité » est ici subjectivement presque impossible.
Quant aux politiciens, qui ont en dernier lieu la haute main sur les budgets de la recherche, la charité imposerait de ne pas insister. S’ils ne sont pas ignorants, ils ont leurs lubies personnelles ; c’est peut-être le pire des cas. On a pu récemment entendre un ancien président de la République française en colère défendre les avions renifleurs en invoquant la condamnation de Galilée. L’affaire en question avait du reste impliqué des experts et spécialistes patentés. Si les politiciens sont ignorants et le savent (ce n’est pas la même chose), ils sont menés par des conseillers qui, en règle générale, se sont tournés vers l’administration et les cabinets politiques parce que leur rendement scientifique personnel était négligeable ; ils sont à la vérité scientifique ce que les critiques sont à la création littéraire ou philosophique. Leurs motivations sont à un degré prédominant liées à la survie du clan auquel ils se sont intégrés.

On dira que nous sommes en démocratie, et que le public ou l’opinion publique peut — ou doit — contrôler ce qui se passe. Abstraction exsangue. Il ne suffit même pas de répéter ce qui était, il n’y a guère, bien connu et semble étrangement et massivement oublié depuis quelques années à la faveur de la redécouverte des « valeurs libérales » : l’opinion publique accède aux informations qu’on veut bien lui fournir, elle est manipulée de toutes les façons, il lui faut des efforts énormes pour faire barrage de temps en temps et seulement après coup à une petite partie de ce qui est perpétré par les appareils bureaucratiques étatiques, politiques et économiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La question va beaucoup plus profond : elle concerne la formation des représentations et du vouloir de l’homme moderne. L’on peut dire, à un premier niveau, que ces représentations et ce vouloir sont constamment formés par l’ensemble du monde institué contemporain, y compris sa lourde composante technoscientifique. Celle-ci a, en retour, doté le monde dont elle procède de cet instrument intrinsèquement adapté non seulement à l’étendue mais au contenu même de la manipulation à faire : les médias modernes. Cela est vrai, mais n’épuise pas la question. Qui a voulu la techno-science moderne telle qu’elle est, et qui en veut la continuation et la prolifération indéfinie ? Personne et tout le monde. Il faut cesser enfin de répéter sur l’humanité entière l’opération marxiste sur le prolétariat : un sujet tout-puissant et totalement innocent de ce qui lui arrive, hors du coup. Si jamais un hiver nucléaire survient, si jamais les calottes polaires fondent ; si jamais un virus létal à propagation rapide sort d’un laboratoire de génie génétique — et si les survivants hirsutes et affamés traînent le physicien ou le biologiste résiduel devant un tribunal, les paradoxes et les apories seront aussi aigus et aussi intenses que lorsqu’on évoque le tribunal de Nuremberg, la présence à celui-ci de procureurs soviétiques et l’élection récente de M. Waldheim à la présidence de l’Autriche. Car de même qu’aucun régime totalitaire n’aurait pu faire ce qu’il a fait sans des millions de Eichmann et de Waldheim (j’accepte, pour le deuxième cas, la version officielle la plus récente de l’intéressé, à savoir qu’il avait servi comme interprète dans une unité armée qui exterminait les partisans yougoslaves et grecs) — et ces derniers n’auraient été rien sans, au moins, la tolérance des peuples respectifs —, de même, encore plus clairement, l’avalanche de la techno-science contemporaine se nourrit non pas d’une simple tolérance, mais de l’appui actif des peuples. Peut-on traîner des peuples entiers devant un tribunal ? Quel tribunal, et qui les y traînerait ? Mais peut-être sont-ils en train de s’y conduire eux-mêmes, enchaînant avec eux les trente-neuf justes de la parabole juive.
Tout le monde — libéraux, marxistes, riches, pauvres, savants, analphabètes — a cru, a voulu croire, croit toujours et veut toujours croire que la techno-science est quasi omnisciente, quasi omnipotente, qu’elle serait aussi presque toute bonne, si des méchants ne la détournaient de ses objectifs authentiques. La question dépasse donc de loin toute dimension d’« intérêts particuliers » ou de « manipulation ». Elle concerne le noyau imaginaire de l’homme moderne, de la société et des institutions qu’il crée et qui le créent. J’y reviendrai à la fin de ce texte. Retenons seulement que, s’il en est vraiment ainsi, les transformations requises sont infiniment plus vastes et plus profondes que ce que l’on a pu imaginer jusqu’ici. La création par l’espèce humaine de la sédentarité ou de la domestication des espèces vivantes en offre de pâles analogies.

Cette dernière affirmation ne paraîtra excessive qu’à ceux qui comprennent peu la dimension des enjeux, mais surtout le caractère déchirant des choix virtuels, enracinés dans des interrogations élémentaires antinomiques.
D’un point de vue abstrait : personne ne veut — personne ne doit vouloir — le retour à l’âge de pierre (bien qu’il semble que nous l’ayons déjà choisi sans le savoir ni le vouloir) ; et personne ne doit continuer à se bercer d’illusions sur la techno-science « excellent outil entre les mains de mauvais maîtres ».
Plus concrètement : qui a fait et qui pourrait faire, du point de vue de l’humanité, le calcul coûts/bénéfices entre les sommes consacrées à la recherche sur le cancer et celles qui seraient nécessaires pour venir en aide aux affamés du tiers monde ? Quelle option « rationnelle » peut-il y avoir entre les admirables résultats des expériences du CERN (et les millions de dollars qui y sont consacrés) et les morts vivants dans les rues de Bombay et de Calcutta ? Je ne parlerai pas du débat — qui du reste ne s’instaure même pas — sur le « droit des individus stériles à avoir leurs propres enfants », les recherches et l’argent qui y sont consacrés, tant la question me paraît une sinistre farce lorsqu’on montre en même temps à la télévision les squelettes remuants d’enfants éthiopiens ou érythréens. Le choix est déjà fait : M. et Mme N.N. auront « leur propre (?) » enfant — au prix de sommes et de temps de travail qui auraient pu maintenir en vie peut-être cinquante enfants africains,
Je ne dis même pas que tous ces choix, et les milliers d’autres que l’on pourrait citer, sont « faux ». Ils sont, en première approximation, tout à fait « arbitraires » et, en seconde approximation, pas arbitraires du tout. Ils sont déterminés par tout autre chose que des priorités « rationnelles » ou humaines. Lorsque l’on prétend qu’ils servent les intérêts permanents et universels de l’humanité (tout être humain pourrait un jour être atteint d’un cancer, par exemple) cette universalité s’avère vide (une bonne partie de l’humanité n’a même pas la chance d’atteindre les âges d’incidence importante du cancer). Les choix sont « déterminés » par ce processus, « aléatoire » dans ses détails mais bien vectorisé dans son ensemble, moyennant lequel se développe la techno-science, véritable marteau sans maître à la masse croissante et au mouvement accéléré.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1A cette passivité il y a certes des exceptions, comme les mouvements écologiques, sans parler évidemment de quelques individus isolés.

[2Cf. « Développement et rationalité » et De l’écologie à l’autonomie, op. cit.

[3Nature, V. 132, 1933, p.432-433. Cité par Pringle et Spigelman, Les Barons de l’atome, Paris, Éd. du Seuil, 1982, p. 14.

[4Il se peut que les « ordinateurs familiaux » (qu’il ne faut pas confondre avec les micro-ordinateurs comme tels) se montrent par la suite d’une quelconque utilité. Le point que je veux souligner est qu’on a investi des sommes fabuleuses dans ce qui n’est pour le moment qu’un gadget.

[5Voir son interview dans Le Monde du 10 septembre 1986. C’est lui aussi qui avait dit, dans Libération il y a environ un an, à propos de la « gestation » mas­culine : « Ne vous inquiétez pas, si c’est techniquement faisable, certainement quelqu’un un jour aux États-Unis le fera. » Voir aussi sur la chirurgie fœtale les déclarations du Dr F. Frigoletto de Harvard : « L’efficacité et l’innocuité de la chirurgie fœtale ne sont pas prouvées. » (Le Monde, 10 octobre 1986, p. 12). En fait, de telles opérations sont déjà pratiquées.

[6Telle qu’elle est rapportée par Le Monde du 21 janvier 1986, p. 3.

[7Marie Samatan, Droits de l’homme et répression en URSS, Paris, Ed. du Seuil, 1980, p. 143 ; Boris Kumarov, Le Rouge et le Vert, La destruction de la nature en URSS, Paris, Ed. du Seuil, 1981, postface de Léonid Pliouchtch, p. 207.

[8Comme dans le cas nucléaire, cette dissuasion n’est pas absolue ; e elle semble plus unilatérale que l’autre. L’URSS n’a pas, et de loin, dans le Nouveau Monde des intérêts comparables à ceux de l’Amérique dans l’Ancien. Elle serait donc moins atteinte si le Nouveau Monde devait être mis en quarantaine. II faut aussi prendre en compte le relativement faible coin et la facilité déconcertante avec laquelle de telles armes pourraient être livrées. Notons que dans ce cas aussi il y a, en théorie, l’équivalent d’une première frappe chirurgicale et d’une « défense stratégique » : livrer l’agent pathogène après s’être assuré que l’on possède suffisamment d’antidotes pour les populations amies.

[9L’argument selon lequel, en détruisant l’humanité, le scientifique « se mettrait en contradiction avec lui-même » parce que sans humanité il n’y aurait pas de science, n’est pas valide, Je n’ai nulle part vu de démonstration scientifique prouvant qu’il doit y avoir de la science. Un scientifique qui détruirait l’humanité se mettrait en contradiction, peut-être, avec lui-même en tant qu’homme — ou avec des valeurs éthiques, s’il en a — mais non pas avec une proposition scientifique quelconque qui valorise la science. Valoriser la science n’est nullement obligatoire ; cf. l’ayatollah Khomeyni et ses partisans, pour prendre l’exemple le plus proche. De même, on peut soutenir que la démonstration de la conjecture de Goldbach aurait, scientifiquement, plus d’intérêt que la découverte d’un traitement du cancer : elle porterait sur des objets d’une universalité beaucoup plus vaste. Le point de vue rigoureusement scientifique peut aboutir à cette conclusion — et en tout cas n’a aucun moyen, comme tel, d’évaluer relativement ces deux types de recherche.

[10Citations de E. O. Wilson, de Harvard, et de Paul Ehrlich, de Stanford, in Scientific American, février 1986, p. 97.

[11[Il paraît fort difficile, aujourd’hui comme déjà à l’époque, de suivre C.C. sur ce point... Note de LC]

[12Par exemple par C.P. Snow dans Science and Crovernment, Oxford University Press, 1961 et A Postscript to Science and Government, Oxford University Press, 1962.


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