Les légions du crépuscule se sont levées

lundi 7 juillet 2014
par  LieuxCommuns

Textes extraits du bulletin de G.Fargette « Le crépuscule du XXe siècle », n°13, mars 2005.

Les légions du crépuscule se sont levées

Les événements importants sont repérables à un effet caractéristique : ils induisent des divisions nouvelles, jugées jusque-là impensables, qui s’étendent ensuite par vagues concentriques dans le champ historique et social, jusqu’à le rendre méconnaissable. Le 11 septembre 2001 est de cette nature, qui se révèle peu à peu dans sa complexité.

L’opération d’Afghanistan en 2001 s’est accompagnée d’un réalignement stratégique dans toute l’Asie centrale, puis l’invasion militaire de l’Irak en 2003 a bouleversé la situation du Proche-Orient. Mais l’événement agit davantage encore par ses potentialités : de nouveaux attentats importants auront lieu, qui viendront sans cesse perturber de manière décisive les lignes de force internes aux sociétés occidentales.

L’usure de leurs processus caractéristiques s’en trouve souligné d’autant. Depuis 20 à 30 ans, les diverses cultures millénaires de la planète sont mises en présence les unes aux autres à une échelle de masse, ce qui engendre une instabilité potentielle considérable et inédite. Le choc qu’en reçoit le monde arabo-musulman est au moins aussi profond que celui induit par l’irruption de tendances authentiquement démocratiques dans la Russie tsariste, construite sur un autoritarisme millénaire. Il y a là un peu plus qu’un sous-produit inattendu de la mondialisation, car ce facteur rencontre un dérèglement endogène à l’Occident, où toutes les échelles de souveraineté étaient déjà ébranlées par suite d’une guerre de classes qui n’a pas abouti, bien qu’elle ait duré plus de 150 ans. Ce déséquilibre incertain était comme suspendu au-dessus du vide. Le paramètre externe de l’islamisme se greffe sur les anciennes pousses totalitaires qui ont tant prospéré au cours du XXème siècle, jusqu’à caractériser cette époque. Il exerce un effet d’autant plus perturbateur qu’il s’ajoute à une série d’inversions de grandes tendances historiques :

  • l’inégalité sociale n’est plus décroissante

Depuis une trentaine d’années, il n’y a plus d’égalisation tendancielle des conditions, mais inégalité croissante. La liquidation du vieux mouvement ouvrier est évidemment centrale dans cette inversion. Les staliniens auront finalement tenu le rôle décisif dans cette débâcle. Rétrospectivement, l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956 représente le moment pivot du retournement. Le principe du “parti au dessus de tout” a irréversiblement imposé sa supériorité catastrophique sur la référence à “la révolution au- dessus de tout”, produisant une désaffection progressive mais de plus en plus viscérale pour tout ce qui arbore les couleurs de la subversion sociale et d’une refondation historique qui résoudrait la question sociale.

Ce qui s’est produit dans l’Est de l’Europe, jusqu’à l’auto-liquidation de l’URSS, a confirmé que les appareils issus du stalinisme ont prévalu, jusque dans leur naufrage, sur les réactions ouvrières spontanées.

  • une reproduction matérielle rétrécie

La reproduction des facteurs “positifs” est si fortement concurrencée par le développement d’effets destructeurs qu’il devient légitime de parler de “reproduction rétrécie”, avec génération de populations superflues à une échelle inconnue (même dans l’entre-deux guerres en Europe centrale, leur dimension était d’un ordre de grandeur nettement inférieur). [1]

  • la régression politique a produit une nouvelle norme de fonctionnement jusque dans les États-nations occidentaux considérés comme les patries de la “démocratie formelle”. Il ne s’agit pas de “dictature” au sens classique du terme, et encore moins de “totalitarisme”, car le maintien des procédures et des apparences permet une involution progressive des mécanismes “démocratiques” en régimes oligarchiques, où le sens même des institutions semble préservé alors qu’elles sont qualitativement réorientées et redéfinies.

Bref, bien avant le 11 septembre 2001, il était manifeste que la barbarie montait de partout, même si tous n’avaient pas la même responsabilité dans ce sinistre cours. Un tel cadre suggérait la probabilité du surgissement d’éléments moteurs dans cette régression qui devenait l’enjeu d’une compétition effrénée entre divers pôles de pouvoir concurrents ou complémentaires. Ceux qui prennent la tête d’une telle situation peuvent espérer échapper à ses conséquences les plus délétères en les reportant sur des cibles moins féroces ou moins puissantes.

L’expression de “légions du crépuscule” rendait compte de cet élément encore absent, sans que l’on puisse imaginer ce qui pourrait l’incarner. Ses caractéristiques devaient être les suivantes :

  • apparaître comme une force obscure, terrifiante, inexorable, se présentant comme émissaire d’une puissance inconnue, dont l’influence s’étendrait par l’intimidation sans limites.
  • s’appuyer sur une volonté d’autant plus incompréhensible, qu’elle affirmerait son indifférence à la destruction.
  • prétendre venir des profondeurs de l’inexprimé et de l’inexprimable, c’est-à-dire n’être pas susceptible de dialogue.

L’islamisme est de plus en plus visiblement le terreau de ces “légions du crépuscule”. Ses variantes salafistes djihadistes en réunissent les éléments fonctionnels. L’irréalisme radical de leur démarche de boucher (c’est tout ce qu’il y a de “radical” chez eux) n’est pas synonyme d’échec immédiat : dans ce cours régressif, les courants politiques capables d’être en résonance avec tout ce qui symbolise et organise le recul bénéficient d’un avantage stratégique. Leur recherche éperdue de moyens de destruction massive constitue, avant tout résultat effectif, un facteur historique générateur de développements historiques irréversibles, car le pouvoir est d’abord pouvoir de destruction.

Paris, le 23 janvier 2005


La routine des légions du crépuscule

Les attentats de masse du 11 septembre 2001 ont été suivis d’un chapelet d’actions meurtrières à travers le monde. Étant donné les difficultés entraînées par les mesures de sécurité en Amérique du nord et en Europe, la plupart ont d’abord abouti dans les zones fréquentées par des touristes occidentaux : l’attentat de Bali, île “hindouiste” mais enserrée dans l’Indonésie musulmane avec son explosion en deux temps, la première servant à pousser les gens vers le lieu de la seconde, la plus meurtrière, a témoigné du degré de cruauté dont ces assassins sont capables.

Les attentats de Tunisie, de Turquie et du Maroc, indiquaient que l’invulnérabilité occidentale ne pouvait durer très longtemps, ce que confirmait la longue et persistante série d’attentats déjoués par les services de sécurité en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, etc.

Le 11 mars 2004 à Madrid aurait dû résonner comme un réveil pour l’Europe : l’ampleur de l’objectif (l’effondrement visé de la gare d’Atocha) rejoignait l’ordre de grandeur caractérisant les attentats du 11 septembre 2001. L’opération de Madrid (surnommée “trains de la mort” par ses auteurs) a cependant été très vite “oubliée” par les opinions publiques officielles, en dehors de l’Espagne.

Le décalage entre la conscience publique et la lucidité dépassionnée des divers services de sécurité étonne. Elle est génératrice de régressions supplémentaires. La population espère que l’affrontement en cours se dissipera de lui-même, ce qui est de moins en moins vraisemblable.

L’assassinat du cinéaste néerlandais Theo van Gogh à Amsterdam en novembre 2004 compte par son effet qualitatif. Ce meurtre a été d’une férocité d’autant plus rare qu’elle était calculée : une volée de balles, suivie d’un égorgement forcené (acte barbare qui semble décidément obséder les islamistes du monde entier, comme si l’égorgement des moutons était pour eux une manière de se faire la main contre leurs cibles humaines...), parachevé d’un poignard planté dans le ventre pour tenir la lettre de revendication. Cet acte est d’autant plus digne d’attention qu’il s’agit d’un assassinat de substitution, l’objectif principal étant la députée d’origine somalienne, Ayaan Hirsi Ali, qui a dû être ensuite exfiltrée pendant deux mois en Amérique du nord ! L’assassin de T. van Gogh semblait ne faire partie que d’un réseau de soutien matériel aux cellules activement terroristes, et n’était connu qu’à ce titre.
Ses liens avec les structures logistiques du groupe ayant organisé les attentats de Madrid attestent la flexibilité de ces organisations, leur capacité d’adaptation et de mutation. L’efficacité non négligeable des services de prévention en Occident a sa contrepartie : une sélection naturelle des plus sanguinaires et des plus habiles. L’acuité de l’affrontement ne peut que s’aggraver.

Il existe au moins deux théories pour rendre compte du déploiement de ces réseaux : la première, formulée par A. Bauer et X. Raufer dans La guerre ne fait que commencer, éd. Folio, parle d’un “protoplasme”, d’un “essaim”, d’une “nébuleuse polymorphe”, dénuée de centre et de hiérarchie stricte, mais acceptant une autorité implicite. Mais cette description pèche évidemment par son incapacité à désigner le moteur de cette évolution. Les auteurs en restent à la description phénoménologique. Laurent Murawiec (avec La guerre d’après, éd. Albin Michel) met le doigt sur le facteur homogénéisant que représentent les flux financiers wahabbites depuis plus de trente ans. Ils ont délibérément généré un djihad multiforme contre l’Occident. Il s’agit moins d’une entité “protoplasmique” se développant spontanément un peu partout que d’une greffe allogène qui utilise toutes les occasions de nuire, dans une logique de guerre de très longue haleine, et qui met à profit, avec un opportunisme indéniable, les contradictions croissantes des sociétés occidentales. Il faut désormais s’attendre à ce que les moyens de ces groupes changent de dimension. Le temps écoulé entre le premier attentat contre le World Trade Center et le second (huit ans) donne une certaine idée du rythme de l’affrontement.

D’ici à la fin de la décennie, il est probable que l’antagonisme se sera qualitativement aggravé. L’effort frénétique sur lequel se concentrent les salafistes djihadistes pour se doter d’armes de destruction massive finira sans doute par déboucher sur des actions causant un nombre de victimes d’un ordre de grandeur supérieur (50 000 à 100 000 morts en une seule fois) [2], avec ce que cela entraînera de réactions collectives collectives frénétiques. La réaction militaire des États-Unis en 2001 et 2003 paraîtra, rétrospectivement, étrangement modérée. En tout état de cause, la simple logique de l’affrontement met l’Europe en première ligne, ce que sa population pressent mais préfère ignorer.

De même que la trilogie marchand-missionnaire-soldat caractérisait l’assaut colonial, de même la gravité d’attentats de masse transformerait la trilogie immigrant-imam-terroriste en un dispositif conquérant tout aussi menaçant. C’est au fond l’ambition des salafistes djihadistes que d’utiliser comme têtes de pont et comme chair à canon les populations immigrées en Europe, selon une stratégie du pire. On ne prend jamais suffisamment au sérieux ce que ces gens annoncent pourtant si facilement et si ouvertement.
Leur espoir est de réunir les conditions d’affrontement intense qui permettraient de ressusciter un impérialisme musulman archaïque. Dans le naufrage de l’histoire contemporaine, cette perspective n’est pas la plus invraisemblable... La logique apocalyptique est indifférente aux pertes que ses partisans subissent. D’une certaine façon, à la manière des totalitaires du XXème siècle, ils sont déjà morts et veulent être rejoints par le plus grand nombre possible de victimes.

Paris, le 21 janvier 2005


[1Les efforts récents de théorisation sur le “développement durable” ou la “décroissance” sont, indirectement, et peut-être inconsciemment, des tentatives pour prendre abstraitement en compte cette inversion de tendances séculaires. Leurs auteurs espèrent trouver un moyen de séparer ce qui serait positif de ce qui ne le serait pas dans la production industrielle.
Le marxisme du XIXème siècle avait cru que la distinction entre facteur productif et improductif suffirait, dans le cadre d’une économie rationnellement maîtrisée. La complexité croissante des mécanismes industriels a montré que l’espoir d’une telle ségrégation de facteurs est irréaliste. Il suffit, par exemple, de remarquer que la production de musique et de supports pour celle-ci présuppose l’ensemble de la chaîne industrielle, pour se douter que l’hypothèse de séparation des diverses branches productives tient de la reconstruction abstraite. D’autant que les auteurs de mise en garde postulent toujours que les exhortations vertueuses suffiront à désimbriquer les facteurs de production techniques néfastes, polluants, etc., de ceux qu’ils faudrait conserver. Il manque à la fois la méthode (selon quel critère conserver tel ou tel facteur de production ?) et le moteur (quelle force historique et sociale serait aujourd’hui en mesure de dépasser les intérêts aussi contradictoires qu’immenses pour atteindre cet objectif ?). Cette double inconsistance est aggravée par un facteur supplémentaire : le marxisme, comme l’anarchisme, ont toujours fait mine de croire que l’économie se développait pour elle-même, et non comme un moyen de la puissance. Même dans l’hypothèse aujourd’hui fantaisiste où l’on disposerait d’une méthode et d’un moteur du changement, il resterait cette difficulté sur laquelle tous les groupes humains ont buté : depuis plus de 5 000 ans, les rapports de pouvoir sont l’ultima ratio des mécanismes de l’histoire humaine. Aucun développement historique ne dure quand il ne respecte pas ce principe.

[2comme l’a confirmé l’opération déjouée de justesse en avril 2004 à Amman. Elle était organisée par Zarkaoui (cf le livre de J.C. Brisard, Zarkaoui, Le nouveau visage d’Al Qaida, déc. 2004, éd. Fayard).


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