Les sacerdotes du genre journalistique ont intégré l’un des ressorts fondamentaux de la manipulation politique, inventé au XXème siècle par la Gauche fondamentale. Ils jouent aux exorcistes qui voient des démons partout, et le plus souvent autour d’eux. Les références obsessionnelles à la “bête immonde” qui produirait les démons historiques à la chaîne et dans les secteurs les plus inattendus sont le refuge de cette idéologie en miettes, mais aux méthodes toujours virulentes. Elle masque son naufrage en escamotant la dimension politique, au nom d’une “conscience” morale de plus en plus trafiquée. Tout au long de l’année 2013, divers pôles d’influence se sont efforcés de lancer ce genre d’opération en France. Ces imprécateurs se gardent de rappeler cette évidence historique qu’il n’y eut pas une bête immonde totalitaire, mais deux, et qu’il fallut leur belligérance complice [1] pour que l’Europe, prise dans cette tenaille au cours des années 1920-1930, sombre dans la Deuxième guerre mondiale [2]. Les argumentaires “marxistes” qui veulent voir dans les rapports “inter-impérialistes” du “capitalisme” la seule cause de tous les désastres historiques qui ont marqué le XXème siècle repose sur un escamotage qui a commencé avec les discours sur les causes de la première guerre mondiale, dont le déclenchement dépendit pourtant assez directement des rivalités entre les structures d’Ancien Régime, persistantes dans une Europe à la modernisation moins avancée que n’aimaient à le croire les marxistes [3].
Les tirades inlassablement répétées, qui voient des “fascistes” et des “racistes” partout, ont atteint un degré d’usure dont leurs auteurs n’ont pas conscience : elles sont intenables dans la plupart des anciens “pays de l’Est”, qui ont fait l’expérience directe du régime issu de la révolution russe [4]. Les historiens qui ont exploré les archives soviétiques, ouvertes après 1990, ont pu prendre la mesure des dimensions les plus sanguinaires de ce régime, dont même ses plus féroces critiques en leur temps n’avaient pu rendre compte tant elles avaient été tenues secrètes (cf l’extermination sur des critères ethniques de populations allogène : Polonais, Coréens, etc., qualifiées... d’“opérations spéciales” dans les documents du NKVD) [5]. Loin d’être un accident isolé et inexplicable à tenir à l’abri de toute analyse, l’extermination en 1940 des officiers polonais prisonniers des soviétiques en 1939-1940 (à Katyn, etc.) illustra la pratique minutieusement rodée d’une machine de mort qui fonctionnait sans accrocs depuis de très longues années.
Les Ukrainiens ne le savent que trop bien, qui ont subi un immense génocide par la faim dans plusieurs régions paysannes, précisément les zones où dominent aujourd’hui les populations russophones importées à la suite de ce nettoyage par le vide (de 1931 à 1933). L’intention initiale du meurtre de masse est avérée, puisque l’opération avait été d’abord expérimentée au Kazakhstan, avec des résultats mortifères absolus (cf n.5). Les archives accessibles depuis 2006 en Ukraine ont confirmé la responsabilité écrasante du pouvoir soviétique. La mémoire de cette dimension, que les médias occidentaux persistent à passer presque complètement sous silence, fournit une clé de compréhension pour l’acuité très particulière de la situation ukrainienne : le plus gros monceau de cadavres qui était encore dans les placards de l’histoire soviétique est revenu à la surface, et la populations ukrainienne en fait depuis vingt ans une question de reconstruction nationale. Cette affaire de génocide escamoté illustre à quel point le logiciel de la Gauche fondamentale est hanté par une ingénierie de remplacement de populations quand elles sont jugées “non conformes” à la théorie. Il n’y va pas seulement du mépris atavique des marxistes pour la paysannerie : après l’assassinat de Kirov en 1934 (principal lieutenant de Staline que ce dernier fit très probablement liquider), les “purges” ont fait surgir une catégorie très particulière de détenus dans le goulag, désignés comme “ceux de Leningrad”. Il s’agissait, entre autres, de l’ensemble du milieu ouvrier qui avait pu connaître directement la Révolution de 1917, bien que tous les opposants politiques identifiés en aient été depuis longtemps éradiqués. La bureaucratie soviétique a donc été jusqu’à réaliser ce défi que Brecht mentionnait après les révoltes ouvrières de 1953 en Allemagne : si le pouvoir n’est pas satisfait du peuple, il n’a qu’à en élire un autre... Il ne se doutait pas que cela avait déjà été réalisé dans le berceau même de la révolution qui avait renversé le tsarisme...
Tous les idéologues qui affectent d’être obsédés par un danger “fasciste” renaissant à chaque instant, font comme si le pacte Molotov-Ribbentrop, qui visait ni plus ni moins à un partage de l’Europe entre Staline et Hitler, n’avait jamais eu lieu. Dans la propagande stalinienne tardive, ce Pacte n’aurait au mieux constitué qu’une péripétie tactique, présentée comme une réponse anecdotique à la supposée duplicité des Occidentaux désireux de jeter l’Allemagne sur l’Union soviétique. Il est remarquable que ce genre de fable ait toujours cours, alors que rien n’est venu étayer cette suspicion géopolitique, et que l’entrée en guerre des États français et britannique en septembre 1939 pour défendre la Pologne, dans les pires conditions, dément absolument ces allégations. Nos sacerdotes “antifascistes” n’ont pas oublié la méthode fondamentale de Staline et des Staliniens : accuser systématiquement ses adversaires des forfaits qu’on s’apprête à commettre soi- même à grande échelle. Les Vieux-Bolchéviks et les officiers de l’Armée rouge, qui participèrent de la construction de ce régime monstrueux, furent ainsi condamnés dans les “procès de Moscou” pour avoir prétendument tenté de pactiser avec Hitler, ce que Staline put précisément mener à bien grâce à ces purges systématiques. Avec le recul, on voit que parmi les forces étrangères à l’étiquette de “l’extrême-droite” historique, les antifascistes ont été à peu près les seuls à pactiser en bonne et due forme à une échelle internationale avec Hitler et à collaborer aux crimes qui permirent le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, dans le cadre d’un front unique des totalitarismes [6]. Cette vérité intolérable, spectre ultime dans le placard de la Gauche fondamentale, est escamotée par une opération schizophrénique qui n’en finit pas [7].
Le totalitarisme est un peu plus qu’un régime fondé sur le triptyque terreur-camps-idéologie, qui en résume les méthodes les plus frappantes, mais pas le principe : c’est le type de régime inconnu avant le XXème siècle qui repose sur le massacre comme levier régulier de gouvernement contre la population que l’État est censé encadrer et protéger [8]. Comment s’étonner que dans cette atmosphère d’aveuglement en service commandé, la Gauche fondamentale cherche encore et toujours à invoquer le croque-mitaine dont la présence l’autoriserait à tous les arbitraires ? Y compris contre les dissidents de ce qui était la “gauche” initiale. Cette Gauche fondamentale s’est aujourd’hui déguisée en gauche “culturelle”, avant-garde éternelle, sur le socle de plus en plus silencieux du “marxisme-léninisme” (dont les variantes explicitement politiques, atrophiées en stalino-gauchisme, n’en finissent pas de se fossiliser, tout en serrant les rangs dans une convergence croissante entre “trotskistes” et ”staliniens”) [9].
L’état des forces politiques est si dégradé qu’elles sont de moins en moins capables de jouer leur sinistre comédie de l’antagonisme exacerbé interdisant les irruptions venues de la société civile. Une responsable du Parti Communiste avait déclaré en juin 2012, en substance, "peu importe ce qui arrive (avec la crise), l’essentiel est de lutter contre le Front national", montrant que ce parti communiste fossile intériorisait déjà l’austérité à perpétuité qui s’installe dans toute l’Europe. Mais ni le PC (avec son acolyte stalino-gauchiste atteint d’hystérie tremblotante, Mélenchon) ni le Front national n’ont les moyens d’une telle mise en scène [10] , [11]. Les forces historiques à vocation totalitaire, avec leurs appareils militarisés et soumis à de véritables services secrets politiques, ont perdu leur élan millénariste. Ce sont soit des échos groupusculaires soit des façades propagandistes où la pratique diverge de leurs discours. Ils ne produisent, au mieux, que des populismes très différents de ce que visaient leurs fondateurs historiques [12]. Pour continuer à prendre la population dans une tenaille historique, où chaque côté affirme : « qui n’est pas avec moi est contre moi », il faut d’autres voies que la tension mimétique entre des formes d’organisation de plus en plus obsolètes. Les idéologues du désordre établi n’ont pas renoncé à cette politique du pire, à cette stratégie de la peur qu’ils adorent dénoncer dans la propagande étasunienne et qui est aussi la condition de survie de leur prétention avant-gardiste. La lucidité à ce propos permet un décryptage fertile du curieux folklore polarisant l’agitation médiatico-politique tout au long de l’année 2013 en France et qui se poursuit en ce début d’année 2014.
Paris, le 18 mars 2014
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