J. Attali, ancien conseiller présidentiel, se comporte comme tous ses compères qui aspirent à jouer les éminences plus ou moins grises du Prince, quel qu’il soit : il n’anticipe jamais rien mais vole régulièrement au secours du fait accompli et prétend pousser à l’extrême les tendances apparentes en répandant au plus vite sa confusion sur tous les sujets, sur le ton de l’éloge émerveillé [1]. Cette pose renvoie à ce qui survit du marxisme historique. Ses sectateurs ont en effet toujours été fascinés par l’extension des mécanismes capitalistes, même là où ils incarnaient une évolution inattendue et meurtrière. L’enthousiasme pour la colonisation chez Marx et Engels a ainsi montré jusqu’où pouvait aller leur intégrisme du “sens de l’histoire”. Leurs héritiers ont aggravé cette figure en la réduisant à l’état de rhétorique obligée. Ils semblent incapables de voir que l’incarnation concrète d’un processus et surtout les limites qu’il rencontre sont plus décisives que leurs abstractions censées résumer la réalité.
Les tirades d’Attali sur l’inéluctable action de l’État pour euthanasier les plus de 65 ans (au moins à deux reprises, dans des “ouvrages” datés de 1981 et 2005) relèvent de cette posture. Il prétend officiellement ne pas prôner la mesure, tout en fournissant tous les “arguments” réalistes qui régleraient le problème du marché “non solvable” des retraités dans les pays industrialisés. D’aucuns ont souligné qu’étant donné son âge, il rechigne visiblement à s’appliquer la mesure radicale qu’il expose avec une complaisance fascinée...“Faîtes ce que je dis, pas ce que je fais”, demeure un principe oligarchique caractéristique.
Cet enthousiaste de la “mondialisation” heureuse, forcément heureuse, vient apparemment d’être informé par un de ces tâcherons dont s’entourent ces personnages prolifiques mais abonnés au plagiat (cf ses inénarrables collègues B. Henri-Lévy, A. Minc, etc.), que les travaux menés par divers géographes et sociologues (Davezies, Guilluy,...) sur les effets de la “mondialisation” depuis une dizaine d’années apportent un éclairage remarquable sur l’aboutissement tendanciel du processus.
Il ne découvre que des vertus dans la tendance à la cristallisation d’un réseau de métropoles mondialisées dotées d’arrière-pays en voie de tiers-mondisation ou déjà tiers-mondisés : les “métropoles” seraient destinées à devenir la patrie d’une élite “hypernomade et sans attache", où les populations de travailleurs seraient “toujours plus itinérantes” et vouées à des emplois “toujours plus précaires et temporaires”. Ces métropoles seraient appelées à “supplanter la nation” et à devenir des “hubs de pouvoir”. L’intégration et la fédéralisation de ces pôles serait inévitable et formeraient un “réseau de villes hypernomades de passage”. “Dans ce contexte, il faudrait penser la ville comme un hôtel”, où prospèrerait une “classe moyenne grandissante”. Ces villes de plus en plus protéiformes et de plus en plus denses reposeraient sur une utilisation de technologies toujours plus ébouriffantes, et leur destin serait d’intégrer “les populations migrantes”, tous les pauvres étant au fond destinés à devenir des “migrants”.
Cette urbanisation aggravée serait donc la “solution” aux difficultés actuelles, et impliquerait une subordination accrue des zones rurales, sous la forme de tentacules de “villes-archipel”. Attali regrette que Paris ne se pense pas comme un port, ce qui lui rendrait difficile de “se penser comme un hôtel”.
Comme toujours dans ce genre de cauchemar technocratique, il suffit d’inverser quelques termes du raisonnement pour obtenir un éclairage éloquent de l’imposture. La tiers-mondisation fractale offrirait à court terme des avantages considérables pour les couches oligarchiques. Mais elle revient à une cannibalisation du tissu social, selon les anciens critères caractérisant l’État-nation. Cette forme social-historique est désormais le symbole, la métonymie, de tout résidu d’autonomie ou d’inertie du corps social. Ceux qui aspirent à profiter du processus de “mondialisation” ne se demandent plus ce qui “fait société”. Ils comptent, au mieux, sur des services sociaux de plus en plus ramenés au niveau d’une charité à l’ancienne pour ravauder au jour le jour un lien social qui ne cesse de se défaire. Le fait accompli, telle est le credo de tous ces pouvoirs de plus en plus glacés.
En résumant son enthousiasme par l’expression “ville alter-moderne”, Attali exprime sur le mode outrancier et loufoque qui est sa marque de fabrique l’imaginaire oligarchique d’une fuite en avant technicienne [2].
Paris, le 5 mars 2014
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