La démocratie directe contre la « démocratie représentative » (2/2)

vendredi 21 mars 2014
par  LieuxCommuns

(.../...)

Première partie disponible ici

III. Le peuple a la « démocratie » qu’il mérite

Lorsque nous parlons de décomposition sociale, nous parlons essentiel­lement de la perte de sens de la vie collective et individuelle.

La confusion contemporaine

Nous pouvons ressentir cette perte de sens dans tous les aspects de la vie quotidienne. Dans le monde du travail, par exemple. Lorsque nous postulons à un CDD payé au SMIC, nous devons avoir l’air aussi motivés que si c’était LE travail de notre vie, tout en sachant très bien que ce n’est qu’un gagne-pain. En poste fixe, chacune des tâches que nous avons à faire est automatisée et, considérées toutes ensemble, elles ne font que participer à l’injustice sociale, au gâchis environnemental, etc. La même vacuité frappe la culture : nous allons voir un film parce qu’il est unanimement salué par la critique, et nous constatons que c’est une daube en bonne et due forme. Devant une installation d’art contemporain, nous essayons vainement de comprendre la démarche de l’artiste (qui est là, l’air pénétré, entouré d’une cour de lèche-pompes), et nous finissons par nous extasier devant un extincteur d’incendie, croyant qu’il fait partie de l’installation. Dans l’alimentation ? Nous nous méfions des lasagnes surgelées, et nous nous intoxiquons avec de la farine bio mal conditionnée. La santé ? Les urgences médicales sont saturées en premier lieu, non pas de cas de maladies ou d’accidents, mais de conduites à risques : circulation auto­mobile, toxicomanies, tentatives de suicide.

Ce vide de sens est la cause de la « crise de l’éducation » : si nous-mêmes sommes paumés, que pouvons-nous bien transmettre aux généra­tions suivantes ? Sur quoi un enseignant peut-il fonder son autorité, quand il est de moins en moins facile de donner envie aux enfants et aux adoles­cents de participer à cette société ? Le charisme ? L’argumentation ? La violence ? La crise de sens entraîne une crise de l’autorité. De toute forme d’autorité.

Nos vies n’ont plus de sens, parce que nous recevons de toutes parts des messages contradictoires issus de systèmes de valeurs contradictoires. Mais comme aucun système de valeurs ne l’emporte jamais complètement sur un autre, nous sommes là, à hésiter, à aller dans une direction, puis à revenir en arrière. Ce problème frappe toutes les classes d’âge, toutes les catégories sociales, dans tous les pays qui intègrent la culture mondialisée. Comment en est-on arrivés là ? Pour le comprendre, il faut remonter en arrière d’un demi-siècle.

La rupture des années 1960

Jusque dans les années 1950, les sociétés occidentales étaient des sociétés de pénurie. La mentalité qui allait avec était « faite de patientes attentes, de progrès mesurables ». Elle était encore marquée par la religion et la hiérarchie. Peu à peu, les effets des politiques économiques et sociales d’après-guerre se firent sentir. L’instauration d’un État-providence, l’augmentation régulière des salaires, qui suivait la forte croissance de l’écono­mie, débouchèrent au début des années 1960 sur une accession massive à la société de consommation.

La vieille mentalité de pénurie fut alors balayée. La croyance d’une récompense dans l’au-delà fut remplacée par la promesse réalisable d’un paradis sur terre fait d’abondance. Les gens se plongèrent dans l’amnésie en imaginant que leur présent serait éternel. La recherche de satisfaction immédiate devint alors de plus en plus pressante, sans égard pour les réalités. Ce fut un véritable changement anthropologique qui marqua toute la génération des baby-boomers. Mais il suscita aussi l’engouement d’une grande partie des générations précédentes, et des cultures non occidentales, comme si le mythe de l’abondance était enfin réalisé sur Terre.

A la fin de la décennie, la vacuité de ce mode de vie éclata au grand jour : tous les mouvements autour de 1968, de la Turquie aux États-Unis, du Mexique à la France, s’insurgèrent à la fois contre le vieux monde qui s’effaçait et contre la perspective d’une existence vouée à l’accumulation, aux carrières toutes tracées et au conformisme social. D’un coup, toutes les contradictions des sociétés occidentales éclatèrent, sans qu’aucune initia­tive, ni les communautés hippies, ni la prise de drogues psychédéliques, ni l’engagement dans les guérillas, ni le marxo-freudisme, ne parviennent à proposer une autre manière de vivre.

 

De la crise des valeurs à leur effondrement

Or, toutes les sociétés ont fondé leur cohésion sur un système de valeurs. Nous avons besoin de règles communes. C’est ce qui nous permet de vivre ensemble, ce qui donne un sens à nos actes. La question n’est pas ici de savoir si ces règles sont justes ou non. Dire « la place de la femme est au foyer » ou « on a le droit de manger ses ennemis » n’est pas juste. Mais cela a donné une cohésion à des sociétés millénaires. Aucune société ne peut exister sans système de valeurs partagées par tous, ou au moins par une grosse majorité. Les sociétés humaines connaissent des crises de valeurs lorsqu’en leur sein deux systèmes de valeurs s’affrontent – et elles connaissent un effondrement interne lorsque leurs valeurs se révèlent incompatibles avec la vie sociale elle-même.

Dans les années 1960, le statut de l’homme chef de famille entra en conflit avec les revendications d’égalité des femmes. A l’école, les élèves remirent en cause l’autorité du maître. Les valeurs morales explosèrent : De Gaulle s’astreignait à une conduite fondée sur l’honneur, et lorsqu’il recevait à Colombey, c’était à ses frais. Aujourd’hui, on mesure la dégringolade. plus personne n’a de principes : on ment, on triche… Tout le monde semble guidé par un cynique « pas vu pas pris ».

Cette crise des valeurs s’est ajoutée à d’autres crises qui couvaient depuis l’époque moderne (c’est-à-dire la première moitié du XXe siècle). Par exemple, la perte de sens du travail : pour un artisan, qui conçoit et fabrique un objet de A à Z, le travail peut encore être source de fierté et d’accomplissement de soi. Pour un ouvrier d’usine, qui ne fabrique que les composants d’un appareil électronique, le travail ne donne aucun sens à sa vie. Il lui permet juste de gagner un salaire.

Même chose concernant l’art : en 1917, Marcel Duchamp prit un objet industriel fabriqué en série (un urinoir) et l’érigea en œuvre d’art. Depuis, il est devenu impossible de distinguer un objet ordinaire d’une œuvre d’art. Il faut que quelqu’un décrète (à quel titre ? et au nom de quoi ?) que tel sac transparent rempli de déchets est l’œuvre d’Untel, et est coté 20 000 €, et que tel autre vient de la cafétéria du musée et n’a aucune valeur. La Joconde avait un sens par elle-même. L’œuvre contemporaine, non. La preuve : elle a constamment besoin d’un discours, d’un contexte (exposi­tion, lieu de vente) qui lui en donne un.

La science connaît aussi une crise : les scientifiques sont de plus en plus pointus, spécialisés dans un domaine qui a son jargon propre. Cette hyper­spécialisation crée un cloisonnement des disciplines. Le biologiste n’a plus de terrain commun pour dialoguer avec l’astrophysicien. Bref, on ne peut plus vraiment parler de « communauté » scientifique.

Consumérisme et individualisme

Les valeurs qui sortirent victorieuses de la crise des années 1960 furent celles de la société de consommation.

La première est le consumérisme. La vie n’a d’intérêt que si l’on acquiert ce qui est nouveau, ce qui vient de sortir. Le dernier portable, le dernier accessoire de mode, etc. Le consumérisme crée un état d’insatis­faction permanente : la dernière mode est toujours à venir. Et il entraîne l’accumulation d’objets inutiles : on n’a très vite plus besoin de ceux qu’on achète, puisqu’ils sont remplacés en permanence par de nouveaux objets.

La seconde est l’individualisme : chacun s’imagine libre et autonome parce qu’il peut satisfaire ses désirs immédiats. Mais cet individualisme n’est pas la liberté, ni l’autonomie, ni l’expression d’une individualité. Il n’est qu’un conformisme grossier. Huit cent millions de personnes achètent la même tablette numérique ; tout le monde est libre de surfer sur le web… et tout le monde regarde le même clip musical. Tout le monde a le loisir de zapper entre deux cents chaînes thématiques, ou d’aller à Carrefour s’il en a marre d’aller à Auchan.

Valeurs creuses, qui ne créent aucune cohésion sociale. Au contraire, elles dissolvent les liens sociaux. C’est ce que Cornelius Castoriadis appelle la privatisation des individus. Chacun se replie dans sa sphère privée en se mêlant le moins possible des affaires des autres et en laissant les affaires publiques entre les mains d’intérêts privés.

Montée de l’insignifiance

Pour que les gens consomment, il faut qu’ils croient que ce qui vient de sortir est mieux que ce qu’ils ont déjà. Pour le leur vendre, il faut le leur présenter comme quelque chose de nouveau, de révolutionnaire, de sub­versif, de décalé. Pour cela, tout le monde s’y met : les publicitaires bien sûr, mais aussi les critiques, les artistes, et les chercheurs (qui doivent faire la « promo » de leurs découvertes pour lever des fonds). Tout ce qui se vend est présenté comme génial, époustouflant, passionnant, exceptionnel, etc. Mais ces mots finissent par ne plus avoir aucun sens : si tout est révolutionnaire tout le temps, alors plus rien ne l’est vraiment.

Ce culte d’une nouveauté incessante masque une réalité moins reluisante. Si on se demande « quoi de vraiment neuf depuis quarante ans ? », on se rend compte que notre époque n’a fait que creuser des sillons tracés avant 1970. La découverte du boson de Higgs ? Une tentative de concilier deux théories centenaires, mais pas une théorie nouvelle. L’ordi­nateur, le téléphone portable, les réseaux informatiques ? Leurs principes existaient déjà il y a quarante ans : on n’a fait que développer la technique en rendant les appareils plus petits, les interfaces plus commodes, les réseaux plus étendus, la diffusion plus massive, le prix plus abordable. La musique, la peinture, la littérature, la mode vestimentaire ? Elles tournent en rond au moins depuis quarante ans.

Nous ne vivons pas une époque d’invention mais une époque de repro­duction à l’identique (fichiers numériques), de recyclage, de recombinaison de choses déjà vues. Le cinéma, les séries télévisées revisitent les œuvres passées. On combine deux objets (un téléphone et un ordinateur) pour en faire un troisième (une tablette numérique). On sample des bouts de musiques vivantes, on les fait tourner en boucle, et on colle par-dessus la nullité propre à notre époque : l’arrivisme vulgaire et outrancier du rap­peur, l’hubris alcoolisé de la chanteuse refaite, le murmure atone du bobo dépressif…

Sans doute exagérons-nous : il reste des éclairs de créativité. Mais dans ce monde où tout est « tendance », nous voudrions souligner la tendance lourde de notre époque. Les derniers signes de vie de la créativité occiden­tale remontent maintenant à plus d’une génération. Depuis, on peut se demander si elle n’a pas subi le sort de la maman d’Anthony Perkins dans Psychose : on ne la voit que de dos dans son fauteuil. Mais toute la clique médiatique nous assure à coups d’hyperboles qu’elle se porte à merveille.

Bureaucratisation et désertion des luttes

Pourquoi cette crise des valeurs n’a-t-elle pas débouché sur autre chose ? Sans doute parce que la tentative précédente de changer le monde a été un échec retentissant. La fin des années 1950 a vu la disparition pro­gressive de la classe ouvrière comme force politique. Les gens ont commencé à se désinvestir des organisations syndicales et politiques censées les représenter. Ce fut le début d’un cercle vicieux : plus les gens se désinvestissaient, plus les militants politiques et syndicaux faisaient les choses à leur place. Plus ils faisaient à leur place, moins les gens avaient envie de s’investir. Mais il y a un point de départ à ce cercle vicieux. C’est le comportement des organisations politiques et syndicales. Depuis la scission entre socialistes et communistes en 1917-1920, leur responsabilité est écrasante. Les communistes ont instauré en URSS un régime épou­vantable qui n’a jamais supprimé l’exploitation. Leur tissu de mensonges sur la nature de ce régime commença sérieusement à se déchirer au milieu des années 1950, avec la mort de Staline, l’insurrection polonaise et la Révolution hongroise. Le même enthousiasme et les mêmes désillusions se sont répétés ad nauseam les décennies suivantes, avec la Chine ou Cuba, puis avec le naufrage des décolonisations, dont les extrêmes droites reli­gieuses sont une des conséquences. Les socialistes ont progressivement participé à des gouvernements de gestion loyale des intérêts capitalistes. Quant aux syndicats, chaque fois que les travailleurs ont montré un désir de s’impliquer activement et de prendre leur sort en main, ils ont freiné des quatre fers, sinon purement et simplement saboté les mobilisations. Partout, les espoirs ont été trahis, et pour chacun, c’est la notion même d’espoir qui n’a plus lieu d’être.

La conjonction de ces deux phénomènes – accès à la société de consom­mation et désertion des luttes – a abouti à une apathie de la population qui perdure encore aujourd’hui. Cela a entraîné l’atomisation de la société et la disparition du peuple. Lorsque régulièrement les gauchistes défilent dans le quartier de la Bastille à Paris en scandant « Paris, debout, soulève-toi ! », la dernière fois lors de l’éphémère mouvement des « indignés », l’impres­sion est glaçante. D’abord parce qu’ils semblent venir d’une autre planète, mais surtout parce qu’il ne reste aucune trace, dans le Faubourg aux bou­tiques chic et aux passants élégants, du peuple qui a vécu là et s’est soulevé maintes fois pour la liberté et l’égalité. On croirait que ces émeutes ont eu lieu dans un autre pays. A mesure que disparaît le peuple émerge un type d’individu politiquement apathique. A gauche, on a coutume de dire que c’est la crise et les offensives « néolibérales » qui auraient provoqué le désarroi de la population, et donc son apathie. Nous ne sommes pas d’accord. L’apathie a précédé – et permis – l’offensive de la droite.

L’offensive de la droite

Les deux chocs pétroliers (1974 et 1979) ont marqué un ralentissement de l’activité économique. Cela a été le prétexte d’une offensive menée par Ronald Reagan (président des États-Unis de 1980 à 1988) et Margaret Thatcher (Premier ministre britannique de 1979 à 1990). Entre 1945 et 1975, il y avait eu des dirigeants largement aussi réactionnaires que Reagan et Thatcher. Mais ils ne se seraient jamais permis une telle offen­sive. La population ne se serait pas laissé faire. Ce qui a permis cette offensive, c’est l’apathie de la population.

A la suite de Reagan et de Thatcher, les États occidentaux ont donné la priorité absolue au profit des entreprises. Ils se sont eux-mêmes privés des moyens qu’ils avaient d’imposer leurs volontés aux marchés financiers : le contrôle du taux de change, des échanges extérieurs, de la demande interne. Ils ont favorisé les mouvements de capitaux et simplifié les procé­dures de licenciements. Ces mesures ont abouti à un chômage de masse, qui a permis aux capitalistes d’imposer un chantage permanent aux tra­vailleurs : si vous n’êtes pas contents, je délocalise à Taïwan. Ainsi, au lieu de répartir équitablement les effets de la crise économique, les États occidentaux l’ont fait peser sur les 20 % les plus pauvres de la société. Du coup, ceux-ci n’ont pu se défendre que de façon explosive et inefficace.

Ce hold-up s’est paré d’un camouflage idéologique vantant la liberté d’entreprendre, la réduction de l’État à ses fonctions policières, et une mondialisation inéluctable. Il n’y a jamais eu « moins d’État » : les budgets des États au début et à la fin de la décennie 1980 n’ont pas diminué. Mais la part des dépenses consacrées aux besoins des populations a diminué, et les cadeaux aux capitalistes ont augmenté. Depuis, chaque crise financière est prétexte à augmenter les dettes publiques et les profits privés.

Le désarroi des populations a été aggravé par l’effondrement idéolo­gique de la gauche. En France, Mitterrand participa à l’offensive de droite dès 1983 avec le « tournant de la rigueur ». En 1989, le mur de Berlin s’ef­fondra. Mais personne parmi les politiciens de gauche ne fit de bilan et ne tira de leçons. Personne ne voulut voir que l’apathie des populations avait précédé et rendu possible l’offensive de la droite, et qu’à l’origine de cette apathie, il y avait deux choses très gênantes pour la « gauche » : le bilan catastrophique du « socialisme » (dans la version française du PC ou l’horreur soviétique) ; et une population dont le comportement contrastait avec l’idée que les gens sont constamment sur le point de se révolter contre un système qui les plonge dans la misère. Au contraire, ils sont prêts à se battre pour rester dans ce système qui apporte au pékin de base un niveau de vie inouï dans l’histoire.

Triomphe de la mentalité oligarchique

Ainsi, la mentalité de la caste dirigeante a pénétré l’immense majorité de la population. Toute idée de transformation sociale provoque scepti­cisme ou moqueries. Les gens adhèrent à la société de consommation, et sont prêts à se battre pour y entrer ou ne pas en sortir. Ils se sentent en concurrence les uns avec les autres. Ils regardent de travers ceux qui gagnent 100 € de plus qu’eux, mais s’identifient aux entrepreneurs ou aux footballeurs qui gagnent 200 fois leur salaire. La mentalité vénale pro­gresse : il est de plus en plus admis de réussir socialement en faisant pute (Zahia) ou gangster (Rohff, Booba, etc.). Tout le monde veut tout tout de suite et la non-satisfaction immédiate peut entraîner des déchaînements de violence.

La caste dirigeante est en train de réussir à tuer dans l’œuf toute possi­bilité de contestation sociale majeure. Mais ce désir de maîtrise absolue de la situation pose un problème pour la caste dirigeante elle-même. Entre 1800 et 1960, la grande force du capitalisme était qu’il se nourrissait de sa propre contestation. Celle-ci était fondée sur des valeurs de liberté, d’éga­lité, de générosité, de partage. En tarissant les sources de cette contestation, l’oligarchie se prive de la vitalité et de la créativité du peuple, qu’elle récu­pérait et détournait à son profit. Les révoltes de la population régulaient le système, posaient des limites, comme les adultes posent des limites à des enfants capricieux. Mais, laissée à elle-même sans contrepoids à ses délires de toute-puissance, l’oligarchie n’est capable d’aucune créativité. Ses va­leurs cardinales, l’égoïsme, l’arrivisme, l’opportunisme, la prédation et le nihilisme sont radicalement incompatibles avec le maintien d’une société. Que font les oligarques richissimes livrés à eux-mêmes ? Ils s’achètent des yachts dotés des installations les plus extravagantes : un héliport, une forêt, un système antimissiles… et ils font le concours de qui aura le plus gros. En étendant sa mentalité à toute la population, l’oligarchie enlève tout garde-fou à ces délires infantiles, et accélère le délabrement de nos civili­sations.

« Elle crèvera ou nous crèverons. » Tel était le credo de l’équipage du capitaine Achab lorsqu’il poursuivait la baleine. « Elle crèvera et nous crèverons. » Voilà ce que nous pourrons dire si nous laissons l’oligarchie faire ou si nous la suivons dans son délire d’accumulation et de puissance.

IV. Nos héritages, positions et propositions

Résumons-nous. D’abord, le système politique actuel, qu’on nous pré­sente comme démocratique, ne l’est pas : l’oligarchie fait tout pour que les populations n’aient pas de rôle actif dans leurs propres affaires. Ensuite, la tendance depuis cinquante ans est l’apathie, l’adhésion aux valeurs de la société de consommation (consumérisme, individualisme). Or celles-ci nous confortent dans notre rôle passif et détruisent la cohésion sociale. Elles atomisent les individus, renforçant leur désir d’illimité là où l’état du monde actuel exigerait de l’autolimitation, sous forme, par exemple, de sobriété dans la consommation.

Pour un autre type anthropologique

Vouloir une autre société, c’est vouloir changer nos comportements de tous les jours. Cela ne se fait pas en un jour ni sur simple décision de la volonté. C’est toute notre éducation, tout ce à quoi nous incite cette société pendant toute notre vie, qu’il faut repenser.

On peut comprendre le travail à effectuer, qui ne peut l’être que sur des générations, en prenant l’exemple d’un train qui tombe en panne en rase campagne. Lorsque nous parlons de changement de personnalité, de type anthropologique, nous parlons de réactions dans de telles situations. Le train s’arrête, la direction se « couvre » en gardant les gens enfermés dans le train et leur donne peu d’informations, leur demandant juste de patienter. Aujourd’hui, en Occident, la première réaction des passagers est de céder à cette injonction de passivité et de stresser, chacun dans son coin, face à cette interruption de leur vie trépidante. Ce n’est que lorsque l’attente se prolonge que les gens se mettent à râler, demandant à voir les responsables, etc. On portera plainte plus tard. Quelques-uns commencent à s’organiser collectivement sur place pour parer aux urgences : les enfants, les per­sonnes fragiles, etc. Dans les pays encore non-développés, les gens s’auto-organisent immédiatement : on distribue l’eau, on s’occupe des plus faibles, on partage le repas, les habitants du coin viennent aider, on va se renseigner, etc. Mais sans que les centre de décision ne soient remis en cause.

Il serait possible que des gens, dans cette situation, à la fois s’auto-organisent en adultes responsables et entament des démarches politiques pour que la chose ne se reproduise plus, quitte à revoir l’organisation géné­rale des transports, aujourd’hui saturée. Mais cela nécessiterait d’autres valeurs, d’autres comportements que ceux que l’on rencontre actuellement : ceux du cadre sup’ à oreillette, de la racaille en survêtement de marque, de la mère de famille hystérique, etc.

Pour une autre société

Si l’on considère que le système politique actuel ne permet pas une vraie démocratie, il faut cesser d’essayer de l’aménager et inventer autre chose. Nous disons « inventer » parce que nous pensons que toute société est une invention irrationnelle, que les hommes ne rationalisent qu’après coup en disant : telle société obéit aux lois de Dieu, de la Tradition, de la Raison ou du Sens de l’Histoire. Les Grecs anciens ont inventé la démocra­tie, mais il n’est pas possible de rationaliser cela en disant que « les conditions économico-sociales » ont entraîné cette invention. Il y avait partout dans le monde antique des peuples pétris de religion et de super­stitions, des rois et des esclaves, des pauvres qui désiraient partager les terres, et des riches qui voulaient conserver leurs richesses. Pourquoi ce sont les Grecs qui ont inventé la démocratie ? On n’en sait rien. On ne sait pas non plus pourquoi les Hébreux ont adopté le monothéisme. Mais si on regarde les « conditions économico-sociales », on se rend compte que cela aurait pu être l’inverse. Les Grecs auraient pu inventer le monothéisme, et les Hébreux la démocratie. Ou ils auraient pu s’en tenir au modèle dominant de l’époque : royauté et polythéisme.

Nous nous proposons donc d’inventer un projet politique, mais pas à partir de rien. Il n’y a que deux moments dans l’histoire où les hommes ont posé comme principe que ce n’était ni Dieu, ni la Tradition, ni le roi, ni un petit groupe qui avait à décider des lois, mais bien le peuple, par la voie de la discussion. Il y a la Grèce ancienne, et plus précisément Athènes (la démocratie était le régime de plusieurs cités, mais en dehors des écrits sur Athènes, il ne reste que des traces fragmentaires) – ce que nous appellerons « les anciens », ce seront donc les Athéniens entre 600 et 400 av. J.-C. – et il y a l’Occident moderne, à partir du XIIe siècle.

Les anciens et les modernes

Parmi les « modernes », nous distinguons deux courants, le « repré­sentatif » et le « démocratique » : d’un côté, on l’a vu, le courant porté par la bourgeoisie et les Lumières, qui comporte des aspects émancipateurs ; de l’autre, le courant moderne démocratique, c’est-à-dire toutes les révoltes qui se sont opposées au courant représentatif, et qui ont eu tendance à réinventer (souvent sans le savoir) les modes de fonctionnement des anciens – assemblées populaires, mandats impératifs et révocables, rotation des tâches. Une pratique n’a pas été reprise : le tirage au sort, qui requiert des conditions spéciales que nous verrons plus loin. A défaut, on a cherché à nommer aux tâches de gouvernement des personnes connues pour leur probité et leurs capacités, mais qui ne convoitent aucun pouvoir.

Dans ce courant démocratique, nous incluons les expériences du mou­vement ouvrier, et notamment la révolution de février-juin 1848, la Commune de Paris, les soviets russes de 1905 et de février-octobre 1917, l’Espagne libertaire de 1936, le soulèvement de Budapest de 1956. De manière plus large, on peut aussi inclure les sections parisiennes de la Révolution de 1789, les luddites, le mouvement coopératif, les courants féministes, les luttes pour l’égalité raciale, les mouvements de décoloni­sation, Mai 1968 et les mouvements régionalistes et écologistes qui ont suivi. Et, plus proches de nous, les coordinations de l’hiver 1986-87 et les mouvements des places espagnol ou grec de 2011.

Reprendre le meilleur de notre histoire

Nous entendons reprendre ce que – selon nous – ces trois courants ont apporté de meilleur.

1. Aux modernes, nous empruntons l’idée universaliste, selon la­quelle un projet émancipateur peut s’étendre à toutes les sociétés et à tous les êtres humains. Nous préférons ce point de vue à celui des anciens, qui limitaient leur projet politique à leur cité, et dans leur cité aux seuls citoyens mâles de plus de vingt ans, excluant ainsi les femmes, les esclaves et les étrangers.

Chez les anciens, l’interrogation explicite était limitée à la politique. Elle excluait la remise en question d’institutions sociales telles que l’escla­vage, la famille, les relations patriarcales… L’universalité des modernes peut être vue comme hypocrite : les droits de l’homme, ce sont les droits de l’homme occidental, etc. Mais cette universalité a au moins le mérite d’être posée explicitement comme exigence, et peut être saisie par les dominés pour obtenir une égalité : c’est ce qu’ont fait les ouvriers, les femmes, les colonisés, etc.

2. Aux anciens, nous empruntons l’idée que le pouvoir doit être dans les mains de l’ensemble de la collectivité. Il y avait trente ou quarante mille citoyens à Athènes, et l’assemblée de la ville réunissait cinq à six mille personnes quarante fois par an environ. Les six mille citoyens pré­sents votaient les lois. Parmi eux étaient tirés au sort les gouvernants et les juges pour les procès. S’ils votaient la guerre avec un pays étranger, ils votaient pour leur propre mobilisation, car l’armée athénienne était une armée de citoyens. Toutes les charges politiques et judiciaires étaient tirées au sort. Seuls les spécialistes étaient élus. Stratèges, architectes, sculpteurs, etc. Le tirage au sort impliquait que chaque citoyen soit formé aux tâches d’administration et de gouvernement de la cité. Il y avait donc une éduca­tion spécifique, la paideia, qui donnait aux jeunes gens l’acuité nécessaire pour juger de leurs contemporains et la compétence pour prendre en main les affaires publiques. C’était en quelque sorte une formation continue : les anciens passaient leur temps à discuter des affaires politiques au marché, à l’agora, aux repas…

Tout émanait du peuple, incarné par l’assemblée. La différence avec les modernes était qu’il n’y avait pas d’État, pas d’institutions spécialisées coupées de la population : parlement, gouvernement, armée, appareil judi­ciaire, administration.

3. Aux anciens encore, nous empruntons l’idée de mandats révo­cables et d’un contrôle permanent de l’assemblée sur ceux chargés de gouverner le pays. A Athènes, un citoyen tiré au sort pour une charge de gouvernement devait passer un test d’aptitude. Son mandat était court (un à deux ans). Il pouvait être révoqué en cours de mandat par l’assemblée s’il ne donnait pas entière satisfaction. Et au terme de son mandat, il devait rendre des comptes parfois pendant plusieurs mois. On partait d’une idée très saine : que chaque homme était faillible, susceptible d’être corrompu par l’exercice du pouvoir. Il fallait donc se donner les moyens de contrôler les gouvernants.

Dans le système moderne, on l’a vu, c’est le contraire : il faut soustraire le représentant aux pressions de la population et compter sur sa vertu. Les affaires de corruption à répétition nous montrent les inconvénients d’une telle conception.

4. Aux anciens toujours, nous empruntons l’idée que le pouvoir doit être explicite. Aujourd’hui, il y a une différence entre le pouvoir officiel et le pouvoir réel, qui est souvent occulte. Par exemple, le pouvoir exécutif n’est dans les mots que le bras chargé d’exécuter les volontés du législatif. Mais, en réalité, l’exécutif (gouvernement et président de la République) a quasiment tous les pouvoirs : il impulse la politique (projets de loi), contrôle l’appareil judiciaire, décide de mener des expéditions sans l’accord préalable du Parlement (la guerre du Mali n’a fait l’objet au Parlement que d’un débat sans vote qui a eu lieu après le déclenchement des opérations).

Autre aspect du décalage entre pouvoir officiel et pouvoir réel : officiellement, les citoyens choisissent leur gouvernement, tandis que les forces économiques n’ont aucun droit politique. Mais en réalité, lorsque le président de la République fait un voyage à l’étranger, ce qu’il représente avant tout, ce sont les entreprises, la puissance économique.

5. Notre cinquième idée, c’est celle dune égalité économique entre les individus. Nous ne l’empruntons ni aux anciens ni au courant moderne représentatif, mais au courant moderne démocratique, le mouvement ouvrier. A Athènes, les citoyens étaient égaux politiquement et inégaux économiquement. Dans le système actuel, il n’y a ni égalité politique ni égalité économique. Nous empruntons aux luttes ouvrières notamment l’idée qu’il faut que l’égalité soit aussi bien politique qu’économique.

Il existait chez les anciens une institution dont la fonction était de rappeler les citoyens à leur humble condition de mortels. C’était la tragédie. Par le théâtre, on rappelait aux hommes les dangers de la démesure, de la passion, de la folie, qui les conduisaient à leur perte. Dans notre projet, l’égalité économique a une fonction similaire. C’est le moyen par lequel nous proposons de saper à la base la forme que prend l’hubris dans notre monde : le délire d’accumulation infini de richesses.

6. Notre sixième idée, nous lempruntons aux anciens : c’est lauto-limitation. Contrairement aux systèmes hétéronomes (ceux qui fondent la société sur la loi de Dieu, ou de pères fondateurs, ou de la raison…), la démocratie véritable ne fonde son existence sur aucune valeur extérieure fixée à l’avance. L’avantage (mais aussi le risque), c’est qu’il est possible de changer, au fil du temps, ce qu’on entend par « égalité », « justice » ou « liberté ». Il est aussi possible qu’une majorité décide très démocratique­ment… d’abolir la démocratie. Les anciens avaient prévu deux procédures pour contraindre les membres de l’assemblée à s’autolimiter.

L’ostracisme, tout d’abord : l’assemblée pouvait exiler pour dix ans l’un de ses membres, dont l’influence était jugée néfaste à la collectivité. Et la graphè paranomon, ensuite : un homme pouvait être accusé et jugé pour avoir fait une proposition contraire aux lois de la cité, et cela même si l’as­semblée avait adopté sa proposition. L’existence d’un tel dispositif faisait qu’on y regardait à deux fois avant de proposer une loi illégale. La graphè paranomon permettait aussi à l’assemblée de revenir après coup sur une loi jugée mauvaise. Elle jouait le même rôle que des juridictions spécialisées chez les modernes (Cour suprême des États-Unis, Conseil constitutionnel). Mais au fond, rien ne garantit l’existence de la démocratie (si l’on va par là, rien ne garantit rien, d’ailleurs !). Cela requiert une vigilance de tous les instants.

Conclusion

La démocratie n’est donc pas la « démocratie représentative ». Ni les penseurs des Lumières ni les législateurs de la Révolution ne voulaient le peuple au pouvoir. En Grèce antique comme en 1789, l’idée démocratique a émané du peuple, et elle a été imposée par ses luttes.

Mais il faut également en finir avec une autre idée fausse : que le peuple serait innocent de ce qui lui arrive, et par conséquent indéfiniment floué, manipulé et trompé par ses dirigeants. Un peuple est responsable de ce qui lui arrive, qu’il le souhaite ou non. Un dictateur ne se maintient qu’avec la complicité de quelques-uns mais surtout la passivité du plus grand nombre. Et notre oligarchie se maintient par la participation électorale et la croyance aux promesses qu’elle fait miroiter.

Depuis l’avènement de la société de consommation, les gens sont prêts à se battre, mais pour rester dans ce qu’ils considèrent être une société d’abondance. Nous devons être conscients que dans un contexte de raré­faction des ressources, ce culte généralisé de la profusion va aboutir à l’effet inverse de celui prévu par Marx. Chacun va s’efforcer de préserver son abondance au détriment des autres, et cette guerre de tous contre tous va décupler les inégalités de toutes sortes et finalement détruire la société. C’est ce que nous voyons à l’œuvre.

Enfin, il faut accepter l’idée que l’histoire n’a pas de sens particulier, mais qu’elle est l’œuvre d’adultes responsables, prenant chaque jour des milliers de décisions, la plus importante étant sans doute celle de croire qu’ils n’en prennent aucune. La réalisation d’une société égalitaire, libre et lucide sur elle-même n’est inscrite nulle part. Mais la perspective d’une humanité submergée par ses propres déchets n’est pas inéluctable non plus. L’avenir est grand ouvert, et si le monde qui vient ne sera jamais celui de nos rêves, au moins l’aurons-nous rendu habitable et, peut-être même, désirable pour ceux qui viennent après nous.


Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don