Les justifications théoriques de l’oligarchie (2/2)

jeudi 8 mai 2014
par  LieuxCommuns

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Première partie disponible ici


Version en Italiano : Le giustificazioni teoriche dell’oligarchia


Aveuglements politiques et anthropologiques

Ce que les auteurs néotocquevilliens appellent « démocratie », c’est donc bien cet état bâtard où nous sommes et dont l’avenir est loin d’être écrit. Non seulement les sociétés de type occidental traînent leurs vieilles formes d’hétéronomie (religion, autorité théologique, tradition aristocratique, sexisme, etc.) mais elles en génèrent de nouvelles : imaginaire capitaliste, messianisme économico-technologique, racisme « scientifique », divers tota­litarismes, etc. Sur toutes ces formes, la pensée inspirée de Tocqueville est borgne. C. Castoriadis avait vu cela, qui disait à propos de Cl. Lefort : « pour parler tout à fait franchement […], je pense qu’il y a chez Lefort une apolo­gie de la démocratie en général – une théorie de la démocratie si l’on veut […] –, mais ce que je ne vois pas chez Lefort […] c’est une quelconque cri­tique de la société contemporaine. Et là-dessus, je suis à la fois très ferme et très désagréablement surpris » [1]. Même Gauchet, pourtant sensible aux im­passes auxquelles sont amenées les sociétés contemporaines, semble inca­pable de pousser son analyse sur la crise de cette « démocratie » qui ne cesse de se tourner « contre elle­-même » [2]. Il pose les régimes actuels comme indé­passables. Or, rien, au sein de ces régimes, ne semble pouvoir empêcher l’émergence d’une inégalité débarrassée de toute justification idéologique, et qui serait tout simplement le résultat d’une guerre de tous contre tous. Le genre d’inégalité qu’on voit poindre actuellement, en somme. Tout à leur éloge de l’état actuel des sociétés occidentales, les néotocquevilliens se refusent à imaginer d’autres régimes politiques possibles ou d’autres person­nali­tés que ceux et celles existant d’aujourd’hui.

Individualisme libéral et autoritarisme étatique

Tocqueville est l’héritier d’une tradition : Platon, Aristote, Hobbes et son anthropologie individualiste, Montesquieu, Rousseau et ses analyses sur le bourgeois et le citoyen en tant que types humains, Benjamin Constant et sa distinction entre « an­ciens » et « modernes »… La philosophie politique gréco-occidentale a toujours abordé les grandes questions politiques d’un point de vue anthropologique. C’est cette tradition que suit Tocqueville lorsqu’il essaye d’élucider le type de société qui émerge à son époque [3]. Pour lui, un des traits essentiels de l’individu « démocratique » est sa men­talité, qu’il appelle « passion du bien-être ». C’est l’ethos du bourgeois de Rousseau et de l’homme moderne de B. Constant : leur souci majeur consiste à garantir leurs « jouissances privées ». Or, il s’agit d’un ethos fondamentale­ment libéral, très proche de ce que C. B. Macpherson décri­vait sous le terme d’« individualisme possessif » [4].

Ce type humain n’a pas grand-chose à voir avec une véritable démocra­tie. La démocratie requiert une participation ac­tive des ci­toyens à la gestion des affaires publiques. Hobbes est très clair sur ce point : en suivant la théorie politique classique, il explique le passage d’un régime politique d’une forme de gouvernement démocratique à une forme aristocratique (c’est-à-dire oli­garchique) en invoquant, parmi d’autres raisons, le manque d’intérêt pour la participation aux assemblées et la préoccupation grandis­sante pour les « af­faires privées » [5]. Pour Tocqueville aussi, il est évident que ce type d’indivi­du n’est nulle­ment porteur des vertus politiques et ci­viques. Celles-ci, selon la pensée républicaine (et aussi selon Tocqueville [6]), sont censées préserver la liberté politique. S’il n’était pas conscient de cela, Tocqueville n’aurait pas consacré tout le deuxième volume de la Démocra­tie en Amérique (1840), aux risques que comporte la dynamique historique vers l’égalité des condi­tions sociales [7]. Il y constate que l’individualisme moderne peut, dans l’abso­lu, donner naissance aussi bien à un régime libéral-oligarchique qu’à une forme autoritaire de gouvernement qui s’incarnerait dans le fameux « État tutélaire » (ou dans l’absolutisme et le bonapartisme français, selon L’Ancien régime et la révolution).

Le génie de Tocqueville est qu’il saisit très tôt l’étrange rapport qui existe entre individualisme libéral et autorita­risme étatique, rapport pour la pre­mière fois mis à jour par Hobbes, mais sur un plan purement spéculatif et philosophique.

Accompagner le libéralisme philosophique…

Ce qu’entend Tocqueville par « démocratie » est donc plus proche de l’anthropologie libérale critiquée par Adam Ferguson et Rousseau que de l’esprit civique dont a besoin tout régime poli­tique démocratique pour pou­voir se reproduire. Ce n’est pas l’égalité démocratique : c’est plutôt une éga­lité libérale, fruit de la notion des droits humains naturels et prétendu­ment inaliénables dont parlent les grandes déclara­tions de la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est pas l’égalité politique : les pouvoirs restent aux mains d’oligar­chies et de groupes particuliers. Ce n’est pas non plus l’égalité éco­nomique : l’égalité anthropologique n’est pas en contradiction avec la divi­sion de la so­ciété en classes, pourvu qu’il ne s’agisse pas de castes [8]. C’est aussi pour cela que Tocqueville croit qu’il existe un rapport d’antagonisme entre démo­cratie/égalité et liberté. Il reprend les lieux communs libéraux. Il confond l’éga­lité avec l’uniformité, l’homogénéisation et la massification de l’in­dividu. Sa liberté est la « liberté des modernes ». C’est le résultat de l’effort de se libé­rer de l’emprise non seulement du pouvoir politique mais aussi, comme le soulignait B. Constant, de la politique en général, en tant que préoccupation pour les affaires publiques [9]. Seule une conception libé­rale de la liberté, qui réduit celle-ci à la liberté privée ou « négative » (liberty et non pas freedom), peut la penser menacée par l’égalité, celle-ci étant conçue comme l’imposi­tion d’une norme homogénéisante qui dimi­nue la liberté individuelle des particuliers [10]. C’est le contraire de la « démo­cratie des anciens », où la liberté est conçue comme liberté collective qui s’exprime dans l’exercice direct du pouvoir. L’égalité, loin de lui être un obstacle, en constitue au contraire une dimension fondamentale.

… effacer les inégalités…

Pourquoi Tocqueville perçoit-il ainsi les rapports entre égalité et liberté ? Approfondir un peu les fondements philosophiques de sa conception de l’égalité permet de comprendre certaines des tendances théoriques au­jourd’hui dominantes. Selon le schéma tocquevillien, l’inégalité se réduit à ce qui se fonde sur des critères socialement inaltérables (inégalités « onto­logiques ») : l’origine, le sexe, la couleur de peau, etc. Des critères qui existent donc de fait et non de droit, de facto, et non pas de jure. Toutes les autres formes d’inégalité, comme par exemple l’inégalité économique ou politique, fondées sur des critères purement sociaux ou « non ontolo­giques » (la domination, la puissance), deviennent secondaires. Leur exis­tence n’est pas considérée comme contradictoire avec le prétendu caractère démocra­tique d’un régime.

C’est ainsi que pour Tocqueville l’existence d’une stratification sociale et de rapports de domination entre classes sociales, entre sexes, etc., divi­sant la société entre ceux qui sont placés plus haut dans l’édifice social et qui béné­ficient du pouvoir, des richesses ou des privilèges, et ceux d’« en bas », soit la notion même de hiérarchie, s’identifie finalement à la notion théocratique – et traditionnelle – du terme, c’est-à-dire aux hiérarchies de type aristocra­tique qui s’appuient essentiellement sur des critères de type ontologique.

De ce point de vue, l’approche de l’anthropologue Louis Dumont est caractéristique : il décrit l’entrée dans la modernité comme une sortie progres­sive des sociétés traditionnelles de type « hiérarchique ». La moder­nité est ainsi définie comme la montée de l’individualisme et la sortie du « ho­lisme » (système de castes sanctifié théologiquement ou « ontologique­ment »). C’est par ce biais que la modernité est associée à la « démocra­tie » [11]. L’étape suivante consiste à associer la « démocratie » à l’« indétermi­nation », comme le fait Cl. Lefort : il n’existe plus de Vérité of­ficielle. Il n’existe plus non plus de détenteur immuable du pouvoir désigné par la tradition (Roi, grand Prêtre,...), et qui serait consacré sur la base d’un rapport privilégié avec cette Vérité officielle [12]. Donc, il ne pourrait exister aucun régime politique ou social déterminé d’avance, et la démocratie se réduit à l’existence d’un individu libéré du joug de toute appartenance sociale non choisie par lui-même.

… et se convertir au libéralisme culturel

L’approche des néotocquevilliens recoupe largement les présupposés de ce qu’on pourrait appeler libéralisme culturel. Arrêtons-nous un instant sur ce terme. Si le capitalisme a besoin d’une forme de libéralisme, ce n’est pas tant de sa forme économique (il s’en est très bien passé dans l’histoire, comme ac­tuellement, malgré les dogmes en vigueur à gauche et chez la droite néolibérale) ni moins encore de sa forme politique, qui n’a pas grand-chose à voir avec les principes de l’imaginaire capitaliste. Ce dont le capi­talisme a vraiment be­soin, c’est du libéralisme culturel, sans lequel la production et la consom­mation ne peuvent pas prendre leur plein essor. La créativité entre­preneuriale ne peut s’exprimer dans une société hétéronome où les ta­bous, les interdits, les principes, la morale, la religion, etc., restreignent l’imagina­tion des indivi­dus. Et le consumérisme exige des êtres libérés de toute norme qui voudrait déterminer a priori le contenu de leur vie privée : valeurs, cou­tumes, habi­tudes, décence, etc.

Les transformations culturelles qu’a subies le capita­lisme à partir des années 1950 ont considérablement renforcé cette ten­dance. Au vieil idéal bourgeois et puritain a succédé un mode de vie ludique et hé­doniste. L’individu et la culture que fabrique ce type de capitalisme favor­isent la diffusion de l’imaginaire libéral. Celui-ci est indissociable de l’idée d’une « neutralité axiologique » du pouvoir : tous les régimes se vau­draient pourvu qu’ils laissent une marge de manœuvre à l’innovation produc­tive et à la surenchère consumériste. Cela tient lieu, le plus souvent, de légi­timation à un mode de vie consacré à la recherche effrénée de jouissances privées.

L’impasse postmoderne des néotocquevilliens

Avant de critiquer les « Nouveaux Philosophes », Lefort avait qualifié leur contribution de positive. Car au fond, leur priorité politique est la même : ils dénoncent le totalitarisme, mais sans faire de critique des socié­tés modernes du point de vue de la démocratie.

Aujourd’hui, on ne dis­tingue pas ce qui différencie les dithyrambes des néotocquevilliens sur l’« indétermi­nation » et les théories d’écrivains post­structuralistes ou clai­rement postmo­dernes comme Judith Butler, Lyotard, Fou­cault ou Derrida : leur souci prin­cipal est la critique des grands Récits, l’attaque contre les normes de l’« hé­téronormativité », la déconstruction de la métaphysique occidentale, etc. En d’autres termes, la critique de ce qu’ils appellent, non par hasard, essentia­lisme. Ce qu’ils désignent ainsi, c’est la tendance à sub­stantialiser les traits socialement acquis et à considérer qu’ils proviennent non pas de la société – ce qui voudrait dire qu’ils sont modifiables – mais d’une quelconque essence, et donc qu’ils ont été institués une fois pour toutes.

Il s’agit de la même cri­tique du système des castes qu’on retrouve chez Tocqueville ou Dumont, avec la différence qu’ici, ce modèle est pro­jeté sur l’existence des institu­tions et des règles sociales elles-mêmes.

Cela amène à rejeter la normativité tout court, l’existence même de normes d’où qu’elles viennent. Et finalement, ce libéralisme culturel ne diffère en rien de la conception de la démocratie de nos néotocquevilliens : l’individu se­rait opprimé par les représentations col­lectives et les grandes visions de la société – les fameux « grands récits » dont on célèbre la fin : l’émancipa­tion passerait par leur abolition totale. Cette idée constitue le noyau conceptuel du postmodernisme.

Le postmodernisme est donc l’expression la plus extrême du libéra­lisme culturel. Son objectif est la déconstruction de toute espèce de cohé­rence sociale, politique ou idéologique. L’existence même de cette cohé­rence élé­mentaire est considérée comme une forme d’essentialisme, et est identifiée à la clôture, à l’hétéronomie et au totalitarisme. Ce n’est pas par hasard qu’au niveau poli­tique, une des priorités fondamentales du postmodernisme est la critique de tout projet politique global et l’exaltation d’une attitude sévère­ment négative et défensive qui nie toute normativité.

Les postmodernes re­jettent tout projet global en le dénonçant comme totalitaire. Les néotocque­villiens réduisent quant à eux la démocratie à l’indétermination et considèrent tout projet politique global comme l’expression d’un « rationalisme utopique » poten­tiellement totalitaire. Les deux dé­marches aboutissent aux mêmes conclu­sions [13]. Dans les deux cas, la voie vers le relativisme – voire le nihilisme – po­litique est ouverte.

En France, ce type de délire s’incarne chez quelqu’un comme Pierre­-André Taguieff. Cet auteur s’acharne trop souvent à identifier tout mouve­ment social au « national-populisme ». Son souci d’analyser les ramifica­tions du populisme, et l’attention qu’il porte au phénomène du racisme lui ont ôté toute aptitude à distinguer entre mouvements démocratiques et mou­vements populistes et hétéronomes. Parfois, son souci de démythologiser certaines situations se transforme en volonté de provocation. Dure vie, que celle de l’intellectuel professionnel, qui a souvent du mal à saisir la chose politique ! Il suffit de jeter un œil à ce qu’il a écrit sur les soulève­ments arabes et les mouvements des « indignés » de 2011 [14]. S’y trouvent tous les lieux communs de la droite grecque ou américaine : il ne s’agirait que de mouvements populistes, ne réussissant qu’à remplacer les anciennes dicta­tures par des nouvelles, ne proférant que des stupidités facho-popu­listes les assimilant aux Tea Party et à l’extrême droite européenne, etc. Taguieff ne fait aucune distinction, par exemple, entre la version française des « indi­gnés » – cas le plus hétéronome et politiquement stérile – et ses équivalents espagnol, grec ou américain, qui s’en trouvent discrédités.

Ces mouvements sont largement critiquables, mais le Mouvement des Places en Grèce ne se résumait pas au slogan « Nazi-nazi Merkel-Sarkozy », la distinction entre la partie haute et la partie basse de la place de Syntagma était politique, et in­carnait deux perceptions politiques très différentes, etc. [15]. Avec des grilles de lecture aussi grossières, notre auteur n’aurait pas crié « CRS-SS » en Mai 68 : il aurait défilé avec les gaullistes et les libéraux de l’époque, qui rédui­saient le mouvement à une poussée totalitaire parce qu’ils entendaient des étudiants invoquer Mao et la « révo’ cul’ ». Cette réduction de l’évolution et de la réalité social-historique aux idées, aux slogans ou au contenu des livres – et la négligence des facteurs sociaux, économiques, etc. – est un symptôme fréquent du type de pensée antitotalitaire.

Ces conceptions ont des impacts tangibles sur les mouvements sociaux. Ce fut le cas lors du mouvement Occupy Wall Street de 2011. Les adeptes de la French theory y eurent alors une influence considérable. Ces admira­teurs de Foucault et Deleuze militèrent avec succès contre la formulation de toute revendication, l’émergence de tout projet politique, l’élaboration du moindre projet collectif. Puis ils se grisèrent du suc­cès médiatique d’Occupy, mas­quant son échec réel par leur habituel charabia post-structu­raliste [16].

On aurait tort de faire de ces exemples des cas particuliers : c’est le des­tin qui attend tous ceux qui s’enferment dans de telles pseudo-subversions, où qu’ils soient et où qu’ils pensent être. Elles se révèlent n’être, à l’examen, que la version infantile du discours savant dont il est ici question.

Sortir de l’impasse

Résumons-nous. L’approche des néotocquevilliens confond les sociétés de type occiden­tal, en tant qu’elles se sont débarrassées, au moins de droit, des discrimina­tions ontologiques, et un régime démocratique où le peuple prend les déci­sions. Ils confondent donc l’être humain tel que nos sociétés le façonnent avec ce que serait, et était au moins partiellement, un individu participant de plain-pied à la direction et à l’organisation sociale et politique. En assi­milant ainsi les régimes actuels à l’auto-gouvernement, ils en viennent naturelle­ment à avaliser des courants antidémocratiques qui sont le propre de la mo­dernité.

Ainsi, le capitalisme, bien entendu, et surtout son corollaire, le libéra­lisme culturel, érigé en fondement ultime de l’éthique civique contempo­raine, ne sont nullement interrogés. Le prurit de s’élever coûte que coûte dans la hiérarchie des biens et des pouvoirs, le « droit » de jouir tranquille­ment dans son coin des « bienfaits » de la société de consommation, sont vus comme la continuité de la lutte contre l’hétéronomie religieuse, les di­visions sociales héréditaires ou la discrimination sexiste. La liberté conquise dans l’histoire, la possibilité pour un individu et une collectivité de déterminer ses propres normes (auto-nomie), ses propres limites, ne se distingue plus de la volonté d’échapper à toute normativité, toute règle, toute valeur. Et c’est bien cette liberté négative que revendique, en fin de compte, le postmoder­nisme [17]. Le libéralisme culturel et ses avatars postmo­dernes aboutissent à qualifier de démocratiques des éléments de la moder­nité qui ne le sont pas – et même à les encourager. En dernière instance, tout serait démocratique dans la moder­nité occidentale. Même le renverse­ment de la démocratie en son contraire absolu, le totalitarisme, émanerait de la démocratie. Finalement, cette ap­proche confère un caractère méta­physique au projet démocratique. Contrairement aux craintes de Lefort, ce sont précisément l’« indétermina­tion » et l’« ouverture » qui relèvent de l’utopie et qui font du projet démo­cratique une pure forme transcendantale capable de se matéria­liser dans n’importe quelles conditions et de prendre n’importe quel contenu.

Mais en faisant de « démocratie » le synonyme de « modernité », on en dénature le sens. La démocratie n’est pas toute la modernité occidentale ; elle n’en est qu’une des composantes et a combattu farouchement les autres. Le régime d’hétéronomie brisée dans lequel nous sommes est entremêlé avec l’émergence de la modernité, mais il ne doit en aucun cas être confondu avec elle – le cas de l’Antiquité grecque est là pour le rappeler.

Repenser la démocratie à nouveaux frais

Nous voulons reprendre à notre compte la distinction entre régime poli­tique et état social – ou, mieux, entre régime poli­tique et régime anthropo­logique. Nous disons que la démocratie est le régime politique qui a comme corrélat anthropologique l’état social que C. Castoriadis appelait « autono­mie ». En d’autres termes : il ne peut y avoir de réelle démocratie sans auto­nomie individuelle et collective. Et il ne peut y avoir de réelle autonomie individuelle et collective sans démocratie [18]. En apparence tautologique, cette assertion a un arrière-fond complexe et des implications lourdes.

Il y a d’abord la conscience de l’interpénétration de la culture du peuple et de la nature de son régime, que les soulèvements populaires rendent évidente. Il y a ensuite, pour un tel projet démocratique, l’incontournable néces­sité d’une reprise de l’institution sociale dans sa totalité, ce qui exige à la fois l’implication de tous et le décloisonnement de la pensée comme des pra­tiques. Il y a enfin la conscience que la démocratie n’est pas une simple forme minimale de l’exercice du pouvoir (qui se matérialiserait, par exemple, dans une Constitution, aussi soignée soit-elle), mais aussi et sur­tout un état de la société et un type d’individu porteurs de traits anthropo­logiques, moraux, éthiques, culturels qui s’opposent catégoriquement aux valeurs dominantes actuelles.

D’un autre côté, cette prise de conscience nous permet de dissiper certains fantasmes. Et d’abord celui du militant de « gauche », pour qui un change­ment de société consiste simplement en un changement de clique au pouvoir et quelques réformes idoines dans la production, les rémunérations et l’imposition fiscale. Celui, ensuite, du soi-disant « révolutionnaire » en géné­ral, qu’il soit d’extrême gauche ou anarchiste, pour qui le type anthropolo­gique, la mentalité, la culture, ne sont que des traits conjoncturels modifiables à volonté ou, mieux encore, qui s’évaporeraient dans la fièvre révolu­tionnaire. Ou encore celui de l’Occidental urbanisé et frustré, fasciné par les so­ciétés « primitives » dites « sans État », selon l’expression de P. Clastres [19]. Et enfin – c’était l’objet de ce texte – celui du néotocquevillien satisfait par les régimes occidentaux contemporains parce que tout sim­plement l’individu y grandit dans une certaine autonomie, sans se demander pour combien de temps encore.

Notre démarche ne se réduit donc pas simplement à imaginer des modèles de société qui rempliraient la pure forme que serait une « démocra­tie » à laquelle il ne manquerait qu’un contenu substantiel. Elle ne consiste pas davantage à chercher – du côté de Rousseau – à articuler n’importe quelle culture populaire avec un régime analogue. Il y aurait à promouvoir l’invention conjointe (et comment ne le serait-elle pas ?) d’une culture, d’une organisation sociale et économique et d’un régime politique cohé­rents et démo­cratiques.

Collectif Lieux Communs Juin 2012 – avril 2013


[1C. Castoriadis, Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS, Mille et une nuits, 2010, p. 41. Cela ne doit pas nous étonner. La manière dont Cl. Lefort définit la démo­cratie est essentiellement conditionnée par sa thèse politique fondamentale, selon laquelle l’existence d’un projet politique « positif », qui se prononce pour une société autonome et démocratique, est une forme de clôture qui met en péril l’ « indétermi­nation » démo­cratique. Castoriadis disait à propos des divergences politiques qui provoquèrent le départ de Lefort du groupe Socialisme ou Barbarie en 1958 qu’elles « aboutissaient, sans le dire, à refuser, ou à rejeter, la dimension politique de l’organisation » (C. Castoriadis, « Pourquoi je ne suis plus marxiste », [1974], Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Seuil, 2005, p. 34). Lefort, pour sa part, dans l’entretien qu’il accorde à l’Anti-mythes en 1975, voyait « avec terreur » les constructions échafaudées par Castoriadis, « magnifiques de cohérence et de rationa­lité » mais qui devaient être rejetées comme des « illusions rationalistes » (H. Poltier, Claude Lefort. La découverte du poli­tique, Michalon, 1997, p. 13). Textes disponibles sur notre site.

[2Cf. sur ce point sa conférence, La démocratie d’une crise à l’autre, Nantes, C. Defaut, 2006.

[3Comme le confiait Tocqueville à son ami Louis de Kergorlay : « Il y a trois hommes avec lesquels je vis un peu tous les jours, c’est Pascal, Montesquieu et Rousseau » (lettre du 10 novembre 1836, citée par L. Guellec, op. cit., p. 37). Sa véritable originalité est qu’il ne cherche pas à mettre à jour les prétendus corrélats culturels et anthropologiques d’une forme de gouvernement déjà connue et définie, mais plutôt à faire une étude directe­ment sociologique, c’est-à-dire d’étu­dier un état social indépendamment de toute consi­dération de catégories politiques traditionnelles.

[4C. B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif : de Hobbes à Locke (1962), Gallimard, 2004.

[5« Quand les membres particuliers de la république se lassent de participer aux assem­blées publiques, à cause du fait qu’ils habitent très loin où à cause de l’attention qu’ils prêtent à leurs affaires privées [private businesses], et deviennent, généralement, mécon­tents du gouvernement populaire, ils se rassemblent pour établir une aristocratie » (De Corpore Politico, ch. XXI, § 6).

[6Cf. sur ce point la critique que fait Tocqueville du régime social de la monarchie de Juillet (1830-1848), dans les premiers chapitres de ses Souvenirs (1851), ainsi que l’ana­lyse des rapports entre despotisme et « amour du gain et des jouissances matérielles » dans la préface du premier volume De la démocratie en Amérique et de l’Ancien ré­gime et la révolution, et dans la quatrième partie du deuxième volume de la Démocratie.

[7Cf. notamment la quatrième partie, « De l’influence qu’exercent les idées et les senti­ments démocratiques sur la société politique ».

[8Comme, par exemple, le disait dans un dialogue fictif un des interlocuteurs d’une ouvrière américaine révoltée qui voulait quitter son travail à cause de la discipline insup­portable imposée par la direction de son usine : « Je ne pense pas qu’il existe d’autre lieu capable d’offrir tant d’avantages à la classe des gens laborieux. Ici il existe tant d’égalité, si peu de dis­tinctions aristocratiques, tant de camaraderie, tant de bonnes choses ! Il suffit à quelqu’un d’être honnête, travailleur et moral, afin qu’il assure, im­médiatement le respect des bons et vertueux, même s’il est absolument pauvre » (Almira, « The Spirit of Discontent », The Lowell Offering, série 1, n° 4, juillet 1841, p. 112 – il s’agit de la revue de la communauté des ouvrières textiles de la ville de Lowell dans le Massachusetts – disponible sur le lien : http://www.cs.arizona.edu/patterns/... periodicals/lo_07_41.pdf).

[9De telle sorte que « le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouis­sance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique » (B. Constant, « De la liberté des anciens comparée a celle des modernes » [1819], Écrits politiques, Gallimard, 1997, p. 616).

[10Cet argument, qui identifie égalité et homogénéité, et qui a toujours été utilisé contre l’égalité démocratique, fut repris même par le camarade Staline contre certains milieux de la « vieille garde » bolchevique, qui étaient pour l’égalité des salaires et des revenus : « On ne saurait en effet exiger des hommes qu’ils aient tous les mêmes besoins et les mêmes goûts, que dans leur vie personnelle ils adoptent un stan­dard unique […]. Ces gens pensent, apparemment, que le socialisme exige l’égalisation, l’égalitarisme, le nivellement des besoins et de la vie personnelle des membres de la so­ciété » (Staline, Rap­port au XVIIe Congrès du PCUS, janvier 1934, cité in K. Papaïoan­nou, Les Marxistes, Paris, J’ai lu, 1965, p. 450 – republié comme : K. Papaïoannou, Marx et les mar­xistes, Paris, Gallimard, 2001).

[11Cf. un abrégé de sa théorie dans son important livre Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983. Les concep­tions de Dumont ne sont sans doute pas étrangères au fait qu’il a débuté comme anthro­pologue spécialiste de la civilisation hindoue (cf. son ouvrage classique, Homo hierar­chicus, Essai sur le système des castes, Paris, 1966). Or, les castes ne jouent aucun rôle dans d’autres civilisations non-occidentales, comme par exemple la civilisation chinoise. Cela implique que l’absence de castes ne peut nullement être considérée comme le propre, voire l’essence, de la modernité occidentale ou, pire encore, de sa composante démocratique.

[12Voir Cl. Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 159.

[13Rappelons aussi que lors des grandes grèves de 1995 contre le plan Juppé de réforme du système de sécurité sociale, Lefort a dénoncé les revendications les plus « extrêmes » et soutenu publiquement la secrétaire générale de la CFDT, Nicole Notat, favorable à la réforme, et qui avait demandé aux grévistes de la SNCF de reprendre le travail. Curieuse attitude de la part d’un homme qui s’est battu toute sa vie contre la bureaucratie syndi­cale et qui finit par s’aligner sur elle, par peur de l’« extrémisme » ou du « totalita­risme ». Mais quand la démocratie est réduite à l’« ouverture » et à l’indétermination idéologique, il est évident que la question des structures politiques et organisationnelles devient secondaire ; le résultat est que même une structure bureaucratique (et, en consé­quence, hiérarchique et oligarchique) peut être qualifiée de démocratique, ou en tout cas apparaître comme la seule solution face au « paléomarxisme » et au « stalinisme » contre lesquels tonne Lefort, et à raison, dans son article « Les dogmes sont finis » (Le Monde, 4/1/1996).

[14P.-A. Taguieff, Le nouveau national-populisme, Paris, CNRS, 2012.

[15On lira ainsi notre brochure, certes pas plus optimiste, mais moins caricaturale, Le mou­vement grec pour la démocratie directe, septembre-octobre 2011.

[16Cf. l’article de Thomas Frank, « Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même – l’échec d’une contestation sans revendication », Monde diplomatique, janvier 2013, disponible sur notre site.

[17Cf. sur ce sujet l’excellente critique que fait Martha Nussbaum de Judith Butler et de Michel Foucault (« Le professeur de parodie » [1999], Raisons politiques, n° 12, novembre 2003, notamment les pages 137-143), disponible sur notre site, ainsi que l’article de Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le débat, no 3 juillet-août 1980, repris dans Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.

[18Cf. sur ce sujet le texte de Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime » (1994), La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, coll. « Points », 2007.

[19Les malentendus à propos de l’œuvre de P. Clastres sont, depuis longtemps, légion. Un des derniers en date à les entretenir est « l’anthropologue anarchiste » David Graeber qui, dans « La démocratie des interstices » (Revue du MAUSS 2/2005 (n° 26), p. 41-89) fait l’éloge des « démocraties non occidentales » dans l’histoire afin de mieux décons­truire ce qui serait un ethnocentrisme coupable. Les arguments avancés, d’une confon­dante naïveté, reposent tous sur une conception de la démocratie comme « consensus », et l’on comprend le succès d’un tel postulat chez des militants occidentaux terrorisés à la simple évocation d’un projet qui ne soit pas unanime. A l’opposé, nous considérons la dé­mocratie comme le seul régime à assumer et travailler explicitement ses divisions ou, autre face du même, à mettre en question la nature, le fondement et le contenu des lois. Cf. également « La confusion occidentale », op. cit.


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