Le pouvoir entre paranoïa et perversion (1/2)

vendredi 30 mai 2014
par  LieuxCommuns

E. Enriquez, Clinique du pouvoir. Les figures du maître, ERES 2007, p.105-122.

Le pouvoir a toujours un visage, il trouve son incarnation dans un individu ou dans un groupe qui médiatise les rapports du peuple avec l’État, des travailleurs avec l’entreprise. C’est ce visage qu’il nous faut maintenant tenter de dévoiler (du moins en partie) pour essayer de comprendre les raisons pour lesquelles les forces de mort agissent avec un tel impact dans la société. Ceci ne signifie pas que notre visée soit psychologique, qu’elle tente de réduire les phénomènes sociaux à l’action de quelques personnes [1]. Notre but est au contraire de tenter de saisir pour­quoi des systèmes sociaux s’identifient, à un moment donné, à certains types d’individus, les acceptent (ou les intronisent) comme chefs, y font écho, les raisons pour lesquelles ils façon­nent les hommes suivant un certain registre et marginalisent ceux qui n’adhèrent pas à ce pattern, pourquoi des sociétés tout entières deviennent folles, même si cette folie apparaît comme parfaitement acceptable à ses membres.
Il nous a semblé que les deux figures essentielles de chefs que nous rencontrons dans le monde moderne, le leader charismatique et le technocrate, pouvaient être décrites et leur action sociale éclairée, en se référant à deux catégories ayant un rapport spécifique avec la loi (le pouvoir institué) et le désir : le paranoïaque et le pervers.

LE PARANOÏAQUE OU LA MISSION SALVATRICE

Le paranoïaque parle. Le discours, l’écriture sont les preuves de son existence, de sa puissance. Ce qu’il énonce, c’est non seulement sa grandeur (ou sa persécution), c’est un message de sauvetage, de rédemption de l’humanité. Le paranoïaque est un messie, envoyé pour remettre de l’ordre et pour assurer le règne de la vraie loi, dont il est seul porte-parole possible. Ce qu’il ’annonce, c’est une nouvelle origine et une nouvelle fondation du système social à partir de son entrée dans le monde.
Son discours s’articule sur trois fantasmes principaux [2] : la culpabilité du monde ; la nécessité de la rédemption (de changement du monde) ; l’engendrement parthénogénétique de la nouvelle société, et se cristallise sur trois positions : la forclusion de la mort ; la relation duelle (exclusion du tiers) ; l’installation dans l’imaginaire (tout est possible).

La culpabilité du monde

Le monde est mauvais. Il est pourri, souillé, que ce soit par les Juifs, les Nègres, les francs-maçons, les bolcheviks, les hippies, les capitalistes, les immigrés, les sorcières, etc. Il existe, en tout état de cause, un groupe ou une série de groupes qui mettent en péril la nation, qui la dominent de façon occulte, afin de l’asservir à leurs propres projets, qui promulguent des lois garantissant leur pouvoir et plaçant les autres dans l’impossibilité de s’exprimer et de contester. En acceptant cette situation, les dominés (la majorité de la population) troque son besoin de réalisation de soi contre le besoin de sécurité, ses capacités agressives contre un sentiment de culpabilité. En intériorisant les normes définies par le système de la loi, en renforçant la conscience morale et le Sur-Moi, ils acceptent de renoncer à leurs désirs et à leur expérience de satisfaction, de prendre en charge le péché et la soumission.
Ce que le paranoïaque introduit, c’est la mise en cause de ce sentiment de culpabilité, c’est la culpabilité d’avoir ce sentiment de culpabilité. Car s’il y a culpabilité, c’est par rapport à l’existence d’une loi. Or, dit le paranoïaque, cette loi est fausse, inique et l’accepter comme vraie, c’est se sentir faussement coupable. Ce qu’il annonce, c’est la vraie loi dont il est l’instrument. Et il doit l’énoncer sinon, à ses propres yeux, il deviendrait le véritable grand coupable : celui qui, ayant pu sauver le monde, aurait démissionné lâchement. C’est donc sur une transformation du sentiment de culpabilité que se fonde le discours paranoïaque : le sentiment de culpabilité lié au développement de la civilisation, à l’adhésion à la loi (chère à Freud) se transforme en sentiment de culpabilité par rapport à la vraie loi, à la loi plus haute qu’il s’agit d’énoncer et de faire exister. Lorsque De Gaulle dit qu’il représente la « légitimité, française depuis vingt ans », lorsque Hitler se définit comme « le tambour de la nation allemande », comme « le représentant de la nature allemande », ils en appel-lent à la loi qu’ils incarnent contre la fausse loi (usurpatrice) qui gouverne le monde.

La nécessité de la rédemption

Contre le chaos, l’anarchie, la honte, la misère, le paranoïaque se dresse. Ce qu’il proclame, c’est la vérité. Chez lui existe une confusion complète entre croyance, savoir et vérité. Ce qu’il croit, ce qu’il pense est nécessairement vrai. Il n’est besoin d’aucune justification, d’aucune vérification scientifique de ses dires. On peut rapprocher sa figure de celle de l’image du souverain que G. Dumézil nomme l’inspiré par rapport à l’autre image opposée et complémentaire qui est celle du légiste (1962). Il est effectivement inspiré par les dieux, la France, la nature. La légitimité lui est fournie par une instance supérieure qui lui a directement parlé et que personne ne pourra interroger (pour cause !). Mais s’il est inspiré, frénétique (parfois), le discours qu’il énonce est toujours celui de l’ordre, ordre nouveau qui purifiera le monde de sa souillure, de sa honte, de sa misère et qui lui permettra, au contraire, de réaliser un grand dessein (le national-socialisme dans le monde, l’indépendance de la France ou l’unité arabe). Il ne s’agit donc pas seulement de « remettre de l’ordre dans la maison », il s’agit surtout de faire des hommes des surhommes, des dominés des dominateurs, des êtres mesquins des individus désirant la « grandeur » de leur pays. La loi promulguée n’est pas celle du « monde calme », c’est la loi nécessaire au triomphe de la Cause. Comme l’a fort bien montré Caillois (1964), le chef qui parle ainsi est simultanément le rédempteur, le sauveur, le Poliorcète et le Pantocrator. Rédempteur, il rachète les fautes passées, il lave ses sujets du sentiment de culpabilité ancien, il purifie. Sauveur, il propose le grand dessein, il prend l’avenir de la nation dans ses mains, il décide et libère ainsi chacun de ses soucis et de ses problèmes. Poliorcète, « on le tient pour l’invincible seigneur de la guerre, celui qui renverse les murailles, qui force les cités et disperse les bataillons ». Pantocrator, il est l’instrument du destin, le « champion » qui doit amener la réussite de la grande entreprise, celui qui est élu de toute éternité.

L’engendrement parthénogénétique de la nouvelle société

Le paranoïaque édifie un nouveau système. Il se réfère et il est porté par un mythe instaurateur : celui des origines. Avant lui, rien ne s’est passé. C’est la préhistoire de l’humanité, le monde avorté. C’est à lui de réenfanter l’univers. Mais un univers qui ne sera que le renvoi d’un double narcissique dans lequel il se mire. Aussi l’engendrement ne passera-t-il pas par la différence des sexes. Le paranoïaque est au-delà de la différence des sexes. Il privilégie les pulsions homosexuelles et évacue tout rapport possible entre hommes et femmes. La fécondation se fera par des voies non naturelles (qu’on se rappelle les voies surnaturelles du Président Schreber). Chez le chef paranoïaque, il s’agira toujours d’une union mystique : le chef dit : « J’existe en vous et vous existez en moi. » Il s’agit d’une communion immédiate, opérée par la voix ou le regard. C’est pourquoi le chef aime les bains de foule, les grands rassemblements de masse. II parle et la parole engendre de nouveaux êtres directement. C’est un monde plein auquel il se réfère. Aucun manque ne doit apparaître, c’est pourquoi aucune Diotime ne viendra jamais au banquet pour questionner le chef sur son pouvoir ; elle poserait alors et l’existence de la castration et la fonction du manque, ce qui serait insupportable puisque la passion dont il est question est une passion sans rupture et sans corps.

Ces trois phantasmes sont mis en œuvre dans le réel, au travers de trois positions centrales :

— la forclusion de la mort. — S’il peut engendrer sans médiation, s’il peut être la nouvelle origine, le héros créateur ; le seul, le vrai, celui qui n’a pas eu de père, celui qui s’est créé tout seul (ou qui a été engendré par la vraie loi), c’est que le paranoïaque se veut tout-puissant, sans angoisse de castration, définitivement inattei­gnable, délivré de la menace de la mort. Ce qu’il fait, il l’accomplit en toute impunité. Car il croit en son immortalité. Il n’existe chez lui aucune référence à sa mort possible. Il ne s’agit pas seulement d’une négation ou d’une méconnaissance mais d’un rejet total. C’est lui le garant du nouvel ordre. C’est pour­quoi il se conduit effectivement comme s’il était immortel. Il veut fonder l’Empire universel, mais cet Empire est lié à sa propre personne. C’est pourquoi il ne croit pas en l’histoire. Après son passage, l’histoire s’arrête. C’est lui qui fait l’histoire. Après le passage de « l’âme du monde » (Hegel), c’est soit le retour au chaos, soit le temps immobile du gouvernement mondial, la fin de l’histoire. La société n’a plus qu’à vaquer aux affaires courantes. Cette impossibilité de se représenter la mort, de se représenter le réel, a pour conséquence que la mort sera continuellement agie. Il faut détruire le vieux monde, les vieilles valeurs, les coutumes absurdes : aussi faut-il porter le fer partout où se marquent des résistances : les liquidations massives, la guerre totale, le camp de concentration seront le signe qu’il est toujours possible de donner la mort sans jamais y être soumis ;

— la relation duelle. — De même qu’il n’y a aucune référence à la mort, de même il n’y a aucune référence au tiers. Le tiers, c’est la reconnaissance de la faille, de l’existence humaine. C’est ce qui nous questionne sur notre être, sur notre virilité, ce qui amène le manque où croyait se trouver le plein. Une fois le tiers exclu, alors peut exister la relation duelle pure, l’union mystique, la communion parfaite. Le chef prend ses troupes dans ses mailles totalement [3], et ceux-ci s’identifient à lui. Relation quasi hypnotique, relation de participation totale : pour être un véritable homme, il est nécessaire d’être comme le chef. Non seulement de lui être soumis et fidèle, de le prendre comme exemple, mais d’être exactement le fils qu’il a souhaité. Par la relation duelle, le paranoïaque devient le géniteur adoré ;

— l’installation dans l’imaginaire. — Tout est possible à qui veut transformer le monde. Les rêves les plus démesurés, les mensonges les plus grossiers, les simplifications les plus outrancières, les entreprises les plus délirantes, voilà ce que propose le paranoïaque, en indiquant que le paradis est sur cette terre, que le réel c’est ce que nous voulons imaginer et mettre en œuvre, que l’exigence sacrificielle sera payée cent fois plus tard. On peut comprendre que ce discours grandiloquent soit toujours écouté. Car ce qu’il promet, c’est la grandeur, la pureté, l’exigence, le culte du héros, la rigueur dans l’obéissance (perinde ac cadaver). C’est la promesse d’un monde réconcilié, d’un banquet triomphal où ne s’assiéront que les élus, de l’acting-out permanent, du renversement de l’ordre des choses, de la négation de toute limite. Et cette promesse sera tenue dans l’ordre. Il n’y a donc plus d’antinomie possible : imaginaire et réel ne sont plus contradictoires, ni ordre et changement. Comment résister à un tel programme qui donne tout et de façon constante ? Sera quelque peu cachée la dette à payer : le sacrifice de certaines générations, la dureté de l’entreprise (la conquête du monde se fera par le blitzkrieg, la grandeur de la France existe une fois que cette grandeur est nommée). En fait, ce que promet le vrai paranoïaque : c’est la guerre totale encore et toujours jusqu’à la création du gouvernement mondial sous son égide, c’est la société portée à son paroxysme, à son état de fusion. Par la guerre, « l’État s’affirme et se justifie, s’exalte et se renforce en affrontant une autre rafale. C’est pourquoi la guerre ressemble à la fête, constitue son égal paroxysme, apparaît à son exemple comme un absolu et suscite à la fin, avec le même vertige, la même mythologie » (Caillois, 1964). L’installation dans l’imaginaire [4], c’est l’instauration de la guerre et de la prééminence absolue de l’État sur ses citoyens.
Le pouvoir paranoïaque nous révèle ainsi son véritable visage : impossibilité de dépasser le stade du narcissisme le plus mortel, où les objets sociaux ne sont là que pour témoigner de la toute-puissance du maître, discours de l’amour et de la pulsion de vie qui n’est que celui de la fascination et du vertige, discours de l’ordre qui n’est en réalité que le discours de la violence nue et de la destruction, incapacité à discerner loi symbolique et loi incarnée (le paranoïaque est la loi), insistance sur la paternité et la filiation (le paranoïaque est le père, non engendré, qui a procréé des millions de fils semblables à lui sans avoir besoin de la médiation de la femme), possession du savoir absolu (il possède toutes les réponses à toutes les questions possibles). Ajoutons un élément que nous n’avons pas eu l’occasion de souligner : le pouvoir paranoïaque a besoin d’espace pour se déployer (espace vital cher à Hitler, annexion de territoires par l’Union soviétique, désir de conquête de l’Asie par le Japon...). Dans la mesure même où il vise le gouvernement mondial, et où il impose sa volonté d’un monde peuplé d’êtres uniformes (semblables à lui) et d’esclaves, il a besoin de pouvoir compter concrètement les arpents de terre et les têtes. Aussi, la guerre qu’il engagera sera une guerre de conquêtes, d’annexions et non une guerre dont les résultats prévus pourraient être comptabilisables abstraitement (économiquement). Le paranoïaque vit de la foule et par la foule, et il aura toujours besoin de nouvelles foules pour l’acclamer et le porter plus loin.
Proposant un ordre, une loi intangible qui a réponse à tout, une grande entreprise, le savoir paranoïaque produit des systèmes sociaux. Tout système social n’a-t-il pas besoin d’un but, d’une croyance, de règles de fonctionnement ? Le savoir paranoïaque les fournit et il donne en supplément la réassurance narcissique, l’abandon du risque, un culte commun, la suppression de tout sentiment de culpabilité. Certes les systèmes sociaux qu’il fonde sont fragiles, mais que le paranoïaque se rassure, il va trouver son action prolongée par son compère différent de lui et en même temps, ô combien ! semblable : le pervers.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1Malgré tout, comme le dit Lagache (1950) : « Le rôle des personnalités indi­viduelles dans l’histoire ne peut être écarté a priori. »

[2Micheline Enriquez a pointé l’existence de trois phantasmes dans la paranoïa : un phantasme d’émasculation, un de rédemption du monde, un de procréation. Cf. Micheline Enriquez (1984).

[3« Alors vint le grand frisson de bonheur. Je le (Hitler) regardai dans les yeux, il me regarda dans les yeux, et je n’eus plus qu’un désir : rentrer chez moi pour rester avec cette impression immense dont j’étais écrasé. » R. Caillois (1964)

[4En tant que leurre et couverture des relations sociales réelles.


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