La mystification d’Alan Sokal

jeudi 12 décembre 2013
par  LieuxCommuns

Les penseurs « postmodernes » manquent-ils de rigueur et de culture scientifique ? Pour le savoir, un physicien américain a expérimenté.

Article de Pierre Thuillier, philosophe et historien des sciences, enseignant à Paris VII, paru dans la revue Pour la Science , n° 234, avril 1997, mis en ligne par le site « Et vous n’avez encore rien vu…Critique de la science et du scientisme ordinaire »

« Il faut dénoncer la paresse et l’imposture intellectuelle, d’où qu’elles viennent ». Telle est la justification qu’a fournie le physicien Alan Sokal, de l’Université de New York, après s’être livré à un brillant canular qui a fait couler beaucoup d’encre. Rappelons les faits.

En mai 1996, la revue américaine Social Text a publié un article d’A. Sokal au titre pompeux : « Violer les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravité quantique ». L’un des objectifs prétendus de ce travail était de remettre en cause les fondements de la science orthodoxe.

Le rationalisme occidental a réussi à imposer un « dogme » : il existe un monde extérieur dont les hommes peuvent progressivement découvrir les lois. Or, affirmait A. Sokal, diverses études révisionnistes, féministes et post-structuralistes ont mis à mal cette croyance, en montrant que la réalité physique est essentiellement « une construction sociale et linguistique ». La science moderne n’a donc qu’une « façade d’objectivité » et les privilèges épistémologiques accordés à « la prétendue méthode scientifique » ne sont pas mérités.

Toujours à en croire A. Sokal, il fallait cesser de vénérer le « concept de vérité » et même s’en débarrasser. On pourrait ainsi créer une nouvelle science qui, enfin, serait « postmoderne » et « libératrice ». Non seulement on ferait sauter les « barrières artificielles » qui séparent encore les scientifiques du grand public, mais « on purgerait l’enseignement des sciences et des mathématiques de leurs caractéristiques autoritaires et élitistes ».

On y introduirait, en revanche, des idées empruntées aux partisans du féminisme, de l’homosexualité, du multiculturalisme et de l’écologisme. Il était bien difficile, concédait A. Sokal, de prévoir ce qui serait le nouvel « arbre de la science ». Dans sa conclusion, il risquait pourtant cette prédiction : la théorie du chaos, puisqu’elle jetait de la lumière « sur le mystérieux phénomène de la non-linéarité, aurait une place centrale dans toutes les mathématiques futures ».

Afin d’étayer ses dires, A. Sokal invoquait d’une part, la gravité quantique, « cette nouvelle branche de la physique où sont à la fois synthétisées et dépassées la mécanique quantique de Heisenberg et la relativité générale d’Einstein ». Il citait, d’autre part, une kyrielle d’intellectuels pratiquant la philosophie, la sociologie des sciences ou les cultural studies (une réflexion de type humaniste sur les grands problèmes socio-culturels). Adoptant leur langage, A. Sokal procédait à une vaste « déconstruction » de la pensée scientifique, c’est-à-dire à une remise en question radicale des connaissances les mieux établies. Non sans habileté littéraire, il écrivait par exemple :

« Aussi le groupe d’invariance infini-dimensionnel érode-t-il la distinction entre observateur et observé : le pi d’Euclide et le G de Newton, jadis considérés comme constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité. »

Ou encore, imperturbablement, il proposait ce critère « épistémologique » :

« Les quantités ou les objets qui sont en principe inobservables – tels que les points de l’espace-temps, les positions exactes des particules, ou les quarks et les gluons – ne devraient pas être introduits dans la théorie. »

Au passage, il signalait l’un des inconvénients de cette innovation : elle excluait de la science « une grande partie de la physique moderne »…

Une supercherie bénéfique ?

Ainsi a commencé l’« affaire ». Car, presque en même temps, A. Sokal faisait paraître dans une autre revue américaine, Lingua Franca, un second article révélant qu’il avait composé une parodie, un pastiche.

Délibérément, il avait accumulé des énoncés approximatifs, fantaisistes, souvent faux ou même absurdes. Précisant que les nombreuses citations, empruntées aux auteurs postmodernes, étaient strictement exactes, notre persifleur avouait qu’il avait échafaudé une pseudo-démonstration parfaitement inconsistante. En fait, il s’agissait d’une expérimentation :

« Une revue de pointe consacrée aux Cultural Studies publierait-elle un article pimenté d’absurdités : a) s’il avait de l’allure, b) s’il flattait les présupposés idéologiques de la rédaction ? La réponse, malheureusement, est oui. »

En conséquence, on ne pouvait que déplorer « l’arrogance intellectuelle » et le manque de rigueur des théoriciens de la revue.

A. Sokal se demandait notamment pourquoi la rédaction n’avait pas jugé utile de consulter un physicien, ce qui lui aurait permis d’éviter de nombreux pièges. Il avait, par exemple, présenté la théorie des nombres complexes comme « une branche récente et encore tout à fait conjecturale de la physique mathématique » (les nombres complexes ont été introduits par les algébristes de la Renaissance et Gauss leur donna leur statut de concept mathématique dans les années 1830). Ou encore il avait évoqué « la victoire » remporté par la cybernétique sur la mécanique quantique… Cette victoire, évidemment, est imaginaire. La cybernétique est une discipline spécifique ; en tant que telle, elle ne vise aucunement à supplanter la mécanique quantique. Tout au plus le grand public peut-il la juger plus prestigieuse. Un comité de rédaction attentif n’aurait jamais laissé passer des assertions aussi étranges ; et, même sans l’aide d’experts, il aurait mesuré l’extrême faiblesse de certains arguments. Comment croire, par exemple, que les derniers développements de la mécanique quantique avaient confirmé les spéculations psychanalytiques de Jacques Lacan ?

A. Sokal reconnaît que son expérimentation soulève une question éthique. Les travailleurs intellectuels communiquent dans la confiance et, dans ce cas, il y a tromperie délibérée. Il se justifie, en dernier ressort, en invoquant un motif politique. Affirmant qu’il appartient lui-même à « la gauche », il regrette qu’une certaine gauche américaine trahisse les idéaux progressistes en se ralliant à ce qu’il nomme « le relativisme épistémique ». Autrement dit, elle renonce à distinguer le faux du vrai et jette le discrédit sur la science. Ce n’est pas en retombant dans l’obscurantisme, déclare Sokal, qu’on luttera contre le SIDA ou contre le réchauffement de l’atmosphère. Et comment pourrait-on mener une réflexion critique en économie ou en politique si l’on démissionne intellectuellement ?

Le revue Social Text a eu du mal à se défendre. Dans les médias, du New York Times à Physics Today, les articles se multiplièrent autour de cette question : A. Sokal avait-il eu raison de se livrer à une telle mystification ? En France, il fallu attendre plusieurs mois pour que l’affaire Sokal suscite de vives polémiques.

Dans Le Monde du 3 janvier 1997, le sociologue Denis Duclos reprocha au physicien américain et à ses acolytes d’être des « pistoleros de l’intellectual correctness » et de se livrer à des « autodafés symboliques » à la fois cyniques et stupides. Dénonçant les « simagrées de M. Sokal », il déplorait en particulier, son « chauvinisme anti-européen ».

Sur ce point précis, comme l’a noté Pierre Guerlain, spécialiste de la civilisation américaine, il est difficile d’être d’accord. Il est vrai que beaucoup de Français sont visés : Jacques Lacan, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Julia Kristeva, Jean-François Lyotard, Bruno Latour, Luce Irigaray et quelques autres. De nombreux auteurs américains, toutefois, sont également mis en cause. Les Français ne sont pas critiqués à cause de leur nationalité, mais parce qu’ils ont utilisé de façon maladroite, erronée ou arbitraire des énoncés scientifiques mal assimilés, et parce qu’ils ont exercé une grande influence sur la « nouvelle gauche » américaine. La vraie cible est constituée par le postmodernisme, c’est-à-dire par un courant de pensée qui, toujours selon A. Sokal, manque totalement de rigueur intellectuelle.

Les experts en sciences humaines ont assurément le droit de se référer aux sciences « dures », mais à condition d’éviter les faux-semblants. Si un psychologue ou un linguiste prétend trouver des arguments « sérieux » dans la topologie, alors il doit s’informer de façon également « sérieuse » sur cette branche des mathématiques.

Pour mener à bien sa critique, A. Sokal a d’ailleurs trouvé un allié européen en Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l’Université catholique de Louvain. Ils vont publier ensemble un livre qui devrait s’intituler : Les impostures scientifiques des philosophes (post-)modernes. Leur intention est d’analyser minutieusement divers textes postmodernes afin de mettre au jour des « récupérations » et des « détournements » du théorème de Gödel, de l’hydrodynamique, des relations de Heisenberg et de diverses théories.

Relativisme modéré et relativisme radical

Si important qu’il soit, ce déblayage ne constitue guère qu’un préliminaire. Le principal problème, selon A. Sokal lui-même, concerne le relativisme affiché par les postmodernes. Sous sa forme extrême, rappelons-le, cette doctrine affirme que toutes les connaissances se valent : la science, malgré ses prétentions, n’est jamais qu’un mode de connaissance parmi d’autres et ne se situe donc pas au-dessus de la magie, de l’astrologie ou de la religion. En d’autres termes, les « théories scientifiques » sont seulement des constructions élaborées à partir de quelques présupposés arbitraires et en fonction de divers intérêts économiques, sociaux, politiques ou culturels. Certains « sociologues des sciences » n’hésitent pas à le dire en termes brutaux : les sciences n’existent pas, il n’y a pas de théories, mais seulement des rapports de forces. En France et aux Etats-Unis, du moins dans certains milieux intellectuels, les propos de ce genre ont connu une grande vogue. Il faut bien voir ce qui en résulte : la notion même de science est pratiquement vidée de son contenu.

Il est à peine besoin de dire que cette « sociologie » a donné lieu à de multiples discussions. Est-il bien raisonnable, par exemple, de réduire à néant toute l’activité expérimentale des physiciens et des biologistes et de soutenir que le « vrai » et le « faux » doivent s’expliquer de la même façon (c’est-à-dire sociologiquement) ? On peut, comme A. Sokal, en douter. Son opinion n’est cependant pas aussi tranchée qu’on pourrait le croire de prime abord. Pour saisir correctement sa pensée, il est utile de distinguer les formes modérées et les formes radicales que peut revêtir le relativisme.

En effet, bien avant que la nouvelle « sociologie des sciences » ne soit à la mode, de nombreux philosophes et historiens des sciences ont explicitement noté que le fonctionnement de la « méthode expérimentale » était beaucoup plus complexe et beaucoup moins transparent que ne le voulait une certaine tradition. Divers hommes de science ont eux-mêmes expliqué, parfois avec humour, que les purs arguments rationnels ne suffisent pas à rendre compte du succès des théories. Max Planck, prix Nobel de physique en 1918, écrivait dans son Autobiographie :

« Une vérité nouvelle en science n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité et familière. »

Même en science, il y a des modes, des pressions sociales, des égarements divers dus à des causes également diverses : publication précipitée de résultats mal confirmés, « oubli » plus ou moins délibéré de certains faits gênants, petites ou grosse tricheries, etc. En outre, il est devenu de plus en plus clair que toute théorisation met en oeuvre des choix et des présupposés susceptibles d’être contestés et révisés. C’est ce qu’on peut appeler le relativisme modéré : il met en évidence les limites de la « science », mais se garde de nier radicalement sa spécificité et son efficacité cognitive.

Toue en demeurant vigilant, A. Sokal fait de larges concessions à cette forme de relativisme. Dans un texte postérieur à sa parodie, par exemple, il a déclaré qu’il serait injuste de critiquer indistinctement tous les relativistes. Certains d’entre eux ont assez de bon sens pour reconnaître que certains énoncés empiriques ont une valeur objective ; ils formulent à l’égard des théories des critiques dignes de considération. A. Sokal admet également que le scepticisme, à condition d’être « informé », a une fonction positive. Ce qu’il récuse, c’est le relativisme radical. A la fois peu rigoureux et hypercritiques, les tenants de cette doctrine finissent par dévaluer non seulement les sciences, mais les normes élémentaires du travail intellectuel (rigueur, cohérence, vérification des informations, etc.).

Nous sommes ainsi ramenés au projet initial d’A. Sokal : établir « expérimentalement » que tout un secteur de la gauche américaine s’est fourvoyé dans le postmodernisme. Il n’a pas démontré, à proprement parler, que cette dérive était politiquement dangereuse. Autant qu’on puisse juger, il a du moins réussi à dévoiler les faiblesses et même la vacuité d’un certain type de productions intellectuelles. On peut espérer que, des deux côtés de l’Atlantique, les divagations pseudo-scientifiques des postmodernes se feront plus rares. Des questions importantes demeurent toutefois ouvertes ; il serait regrettable que certains propos d’A. Sokal les fassent oublier.

A diverses reprises, il a par exemple affirmé qu’il ne fallait pas mêler les questions épistémologiques et les questions éthiques, les questions factuelles et les questions relatives aux valeurs. L’idée est certainement juste, du moins si elle signifie qu’on ne doit pas condamner une théorie scientifique sous le prétexte qu’elle a été utilisée par l’armée ou par les entreprises capitalistes… A. Sokal ne nie pas pour autant la nécessité de s’interroger sur le fonctionnement social de la science. Au cours de la controverse avec Social Text, il l’a dit en toute netteté :

« La science et la technologie soulèvent des centaines de questions politiques et économiques importantes. La sociologie des sciences, à son meilleur niveau, a d’ailleurs beaucoup contribué à les clarifier. »

Les présupposés philosophiques sur lesquels reposent les diverses disciplines, évidemment, peuvent aussi faire l’objet de discussions. Bref, la dénonciation des jongleries intellectuelles n’implique aucunement une démission de l’esprit critique en politique et en philosophie, fût-ce au sujet de la science.

En principe, il ne devrait pas y avoir de malentendu ; mais, concrètement, les remous causés par « l’affaire » n’ont pas toujours favorisé le dialogue et la lucidité. Il faut bien l’avouer : l’« expérimentation » d’A. Sokal se révèle pédagogiquement efficace, mais elle est brutale et risque de causer des blocages. Comme le montrent les réactions de certains représentants des sciences sociales, elle a parfois été ressentie comme une agression et même une humiliation. Ainsi s’explique le réflexe de défense de Denis Duclos :

« Ce n’est pas parce qu’une revue de sciences sociales se laisse piéger par des erreurs en physique que les questions sociales cessent d’avoir leur autonomie radicale. »

Plus généralement, la mystification d’A. Sokal a pu faire craindre le retour d’un certain « terrorisme » scientiste : la science, seule détentrice de la vérité, devrait être considérée par tous et en tous les domaines comme l’autorité suprême… Un tel projet, disons-le fermement, ne correspond certainement pas aux intentions d’A. Sokal. Il ne demande pas que la science soit idolâtrée ; il souhaite seulement que les postmodernes renoncent à leur laxisme intellectuel.


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