Les tendances oligarchiques de l’organisation (2/2)

jeudi 10 octobre 2013
par  LieuxCommuns

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Chapitre deuxième

La démocratie et la loi d’airain de l’oligarchie

Alors que la plupart des écoles socialistes croient qu’il sera possible, dans un avenir plus ou moins éloigné, de réaliser une véritable démocratie et que la plupart de ceux qui professent en politique des idées aristocratiques estiment que la démocratie, malgré les dangers qu’elle présente pour la société, n’en est pas moins réalisable, il existe, d’un autre côté, dans le monde de la science, un courant conservateur qui nie résolument et pour tous les temps une possibilité de ce genre.

Nous avons déjà dit que ce courant jouit d’une faveur particulièrement grande en Italie où il est représenté par un homme de grande valeur, Gaetano Mosca : il proclame qu’un ordre social n’est pas possible sans une « classe politique », c’est-à-dire sans une classe politiquement dominante, une classe de minorité.

Ceux qui ne croient pas dans le Dieu de la démocratie ne se lassent pas de qualifier celle-ci de fable puérile et d’affirmer que toutes les expressions du langage qui impliquent des notions telles que domination des masses, État, droits de citoyen, représentation populaire, nation, énoncent seulement un principe légal, non un état de fait réel.

Ils défendent la théorie d’après laquelle les luttes éternelles entre aristocraties et démocraties, dont nous parle l’histoire, n’auraient jamais été que des luttes entre une vieille minorité défendant sa prédominance et une nouvelle minorité ambitieuse qui cherchait à conquérir le pouvoir à son tour, soit en se mélangeant à la première, soit en prenant sa place.

D’après cette théorie, ces luttes ne consisteraient qu’en une succession pure et simple de minorités au pouvoir. Les classes sociales qui se livrent sous nos yeux des batailles si gigantesques sur la scène de l’histoire, batailles ayant dans les antagonismes économiques leur cause la plus éloignée, pourraient ainsi être comparées à deux groupes de danseurs exécutant un chassé-croisé.

La démocratie se complaît à donner aux questions importantes une solution autoritaire. Elle est assoiffée à la fois de splendeur et de pouvoir. Lorsque les citoyens eurent conquis la liberté, ils mirent toute leur ambition à posséder une aristocratie.

Gladstone a dit un jour que l’amour de la liberté n’a d’égal, chez le peuple, que son amour pour la noblesse. On peut dire de même que le plus grand orgueil des socialistes consiste dans l’aptitude à maintenir une discipline qui, tout en étant jusqu’à un certain point volontaire, n’en signifie pas moins la soumission de la majorité, sinon aux ordres de la minorité, tout au moins aux règlements édictés par celle-ci en exécution des ordres de celles-là.

Vilfredo Pareto a même recommandé le socialisme comme un moyen favorable à la création, au sein de la classe ouvrière, d’une nouvelle élite, et il voit dans le courage victorieux avec lequel les chefs du socialisme affrontent persécutions et colères un indice de leur vigueur et la première condition à laquelle doit satisfaire une nouvelle « classe politique ».

Il convient de dire toutefois que la théorie de la circulation des élites, formulée par M. Pareto, ne peut être acceptée qu’avec des réserves, en ce sens qu’il s’agit bien moins souvent d’une succession pure et simple des élites que d’un mélange incessant, les anciens éléments attirant, absorbant et s’assimilant sans cesse les nouveaux.

La nécessité d’un groupe social dominant est sans doute reconnue depuis bien plus longtemps qu’on ne le suppose.

Gaetano Mosca qui, avec Vilfredo Pareto, est de nos jours l’interprète le plus éminent et en même temps le plus habile et le plus autorisé de cette conception, Mosca, disons-nous, tout en disputant à M. Pareto la priorité scientifique de cette théorie, n’en reconnaît pas moins dans Hippolyte Taine et dans Ludwig Gumplowicz ses précurseurs.

Mais, fait moins connu, bien que non moins intéres­sant, la théorie de Mosca et de Pareto a ses premiers et ses plus considérables ancêtres intellectuels dans l’école même contre laquelle elle dirige de préférence ses flèches, c’est-à-dire parmi les penseurs socialistes et plus particulièrement dans les anciennes théories socialistes françaises : c’est en effet dans celles-ci qu’on peut découvrir les germes de la doctrine que Mosca et Pareto devaient élever plus tard à la dignité d’un système sociologique.

Tout en estimant que le concept de classe sera un jour dépouillé de tout attribut économique, l’école de Saint-Simon ne se figurait pas un avenir sans classes.

Elle rêvait la création d’une nouvelle hiérarchie, fondée non sur des privilèges de naissance, mais sur des privilèges acquis, les hommes possédant ces privilèges étant « les plus aimants, les plus intelligents et les plus forts, personnification vivante du triple progrès de la société » et « capables de diriger celle-ci dans une plus vaste carrière ».

A la tête de leur État socialiste, les saint-simoniens voulaient mettre ceux qu’ils appelaient les « hommes généreux », ayant la faculté d’assigner à chaque personne son quantum de travail social ; et pour tenir compte des aptitudes spéciales de chacun, on s’en remettait au jugement discrétionnaire de ces surhommes.

Un des disciples les plus convaincus de Saint-Simon, partisan enthousiaste de la « nouvelle dynastie », obligé de se défendre de l’accusation de vouloir par sa doctrine préparer le terrain au despotisme, n’hésita pas à affirmer que la majorité des hommes doit obéir aux ordres des plus capables : ils le doivent, disait-il, aussi bien par amour de la divinité que par égoïsme personnel, et pour cette raison encore que l’homme, alors même qu’il pourrait vivre isolé, aurait toujours besoin d’un pobvoir social sur lequel il puisse s’appuyer.

La nécessité du commandement, d’un côté, et celle de l’obéissance de l’autre, sont justifiées par des raisons métaphysiques. L’autorité ne serait qu’une « transformation politique de l’amour qui unit tous les hommes en Dieu. Et pouvez-vous lui préférer cette triste indépendance qui aujourd’hui isole les sentiments, les opinions, les efforts et qui, sous un nom pompeux, n’est pas autre chose que l’égoïsme accompagné de tous les maux qu’il enfante ? »

Le système des saint-simoniens est d’un bout à l’autre autoritaire et hiérarchique. Les disciples de Saint-Simon ont été si peu choqués par le césarisme de Napoléon III que la plupart d’entre eux y adhérèrent avec joie, croyant y voir la réalisation des principes de socialisation économique. L’école de Fourier alla plus loin encore. Avec une minutie qui frisait le pédantisme et qui avait plus d’un trait grotesque, Fourier avait imaginé tout un système vaste et complexe et a construit, sous la forme de tableaux appropriés, une hiérarchie sphérique « de mille degrés », comprenant toutes les formes possibles de gouvernement, depuis l’ « anarchie » jusqu’à l’ « omniarchie », chacune avec ces « hautes dignités » et ses « hautes fonctions » spéciales.

Sorel a relevé avec raison le lien étroit qui rattache le socialisme antérieur à Louis-Philippe à l’ère du grand Napoléon et montré que les utopies saint-simoniennes et fouriéristes ne purent naître et prospérer que sur le terrain de l’idée d’autorité à laquelle le grand Corse avait réussi à donner une nouvelle splendeur. Et d’après Berth, le système entier de Fourier, pour pouvoir fonctionner, exigerait l’ubiquité invisible, mais réelle et indispensable, de Fourier lui-même qui seul serait capable, tel le Napoléon du socialisme, de mettre en action et en harmonie les diverses passions humaines.

Les socialistes de la période suivante, et avant tout les socialistes révolutionnaires, sans nier, pour un avenir éloigné, la possibilité d’un gouvernement démocratique de majorité, contestaient absolument sa possibilité dans le présent.

Bakounine était l’adversaire de toute participation de la classe ouvrière aux élections. Il était en effet convaincu que dans une société où le peuple est dominé, sous le rapport économique, par une majorité possé­dante, le plus libre des systèmes électoraux ne peut être qu’une vaine illusion. « Qui dit pouvoir, dit domination, et toute domination présume l’existence d’une masse dominée. »

La démocratie est même réputée le pire de tous les régimes bourgeois.

La république, qui nous est présentée comme la forme la plus élevée de la démocratie bourgeoise, possède au plus haut degré, selon Proudhon, ce « zèle gouverne­mental », fanatique et mesquin, qui croit pouvoir tout oser impunément, parce qu’il est toujours à même de justifier ses actes de despotisme par le commode prétexte du bien de la république et de l’intérêt général. La révolution politique elle-même n’est autre chose qu’un « déplacement de l’autorité ».

La seule doctrine scientifique qui puisse se vanter d’avoir une réponse sérieuse à toutes les théories, vieilles ou nouvelles, qui affirment la nécessité immanente d’une « classe politique », est la doctrine marxiste.

Elle identifie (et Bakounine, disciple de Marx, tira de cette identification les extrêmes conséquences) l’État avec la classe dominante. Celui-là n’est que le comité exécutif de celle-ci ; ou, pour nous servir de l’expression d’un néo-marxiste moderne, l’État n’est qu’un « syndicat formé pour défendre les intérêts du pouvoir existant », opinion dont la théorie conservatrice de Gaetano Mosca se rapproche beaucoup.

Celui-ci a en effet tiré des mêmes données diagnos­tiques le même pronostic, tout en s’abstenant de lamen­tations et de récriminations à propos d’un fait qu’il considère, conformément à sa doctrine, non seulement comme inévitable, mais même comme avantageux pour la société.

Un socialiste français qui, notons-le en passant, a su trouver le chemin qui conduit au gouvernement, a poussé la notion marxiste de l’État jusqu’à ses extrêmes limites : il a notamment conseillé aux ouvriers d’aban­donner les luttes économiques isolées et locales, les grèves partielles, pour donner à l’État un assaut d’ensemble, à l’aide de la grève générale, car, disait-il, pour frapper la bourgeoisie, il faut détruire l’État (Briand).

La théorie marxiste de l’État, s’ajoutant à la foi dans l’énergie révolutionnaire des masses et dans les effets démocratiques de la socialisation des moyens de production, aboutit logiquement à la conception d’un nouvel ordre social que l’école de Mosca doit trouver utopique.

D’après les marxistes, le mode capitaliste de produc­tion transforme la grande majorité de la population en prolétaires et prépare ainsi ses propres fossoyeurs. A peine devenu adulte et mûr, le prolétariat ne tardera pas en effet à s’emparer du pouvoir politique et à proclamer la transformation de la propriété privée en propriété de l’État. Mais par cet acte il s’élimine lui-même, puisqu’il supprime ainsi toutes les différence sociales et, par conséquent, tous les antagonismes de classes. En d’autres termes, le prolétariat annule l’État dans ce qui le caractérise comme l’État. La société capitaliste divisée en classes, avait besoin de l’État en vue de l’orga­nisation de la classe dominante et afin d’assurer à celle-ci le maintien du système de production fondé sur l’exploitation du prolétariat répondant à ses besoins et à ses intérêts. La fin de l’État signifie donc tout simplement la fin de l’existence de la classe dominante.

Mais la nouvelle société collectiviste, la société sans classes, qui s’édifiera sur les ruines de l’ancien État, aura besoin, elle aussi, de représentants élus.

On nous dira que, grâce à l’observation des règles préventives formulées par Rousseau dans le Contrat social et reprises plus tard par la Déclaration des Droits de l’Homme, grâce notamment à l’application rigoureuse du principe de révocabilité constante de toutes les charges, l’activité de ces représentants pourra être maintenue dans des limites très étroites. Mais il n’en reste pas moins que la richesse sociale ne pourra être administrée d’une façon satisfaisante que par l’intermédiaire d’une bureaucratie étendue.

Or, ici surgissent des objections qui conduisent, si on raisonne logiquement, à nier purement et simplement la possibilité d’un État sans classes.

L’administration d’une fortune énorme, surtout lorsqu’il s’agit d’une fortune appartenant à la collectivité, confère à celui qui l’administre une dose de pouvoir au moins égale à celle que possède le possesseur d’une fortune, d’une propriété privée. Aussi les critiques anticipés du régime social marxiste se demandent-ils s’il n’est pas possible que l’instinct qui pousse les propriétaires, de nos jours, à laisser en héritage à leurs enfants les richesses amassées, incite également les administrateurs de la fortune et des biens publics dans l’État socialiste, à profiter de leur immense pouvoir pour assurer à leurs fils la succession dans les charges qu’ils occupent.

La formation d’une nouvelle minorité dominante sera encore grandement favorisée par la façon spéciale dont, selon la conception marxiste de la révolution, s’opérera la transformation sociale.

Marx prétend qu’entre la destruction de la société capitaliste et l’établissement de la société communiste, il y aura une période de transition révolutionnaire, période économique, à laquelle correspondra une période de transition politique et « pendant laquelle l’État ne pourra être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » ; ou, pour employer une expression moins euphémique, nous assisterons alors à la dictature des chefs qui auront eu l’astuce et la force d’arracher aux mains de la société bourgeoise mourante, au nom du socialisme, le sceptre de la domination.

La dictature révolutionnaire a été également prévue dans le programme minimum du parti républicain de Giuseppe Mazzini. Ce point avait même provoqué la rupture entre la Jeune Italie et les éléments socialistes des carbonari.

L’ami et biographe de Gracchus Babeuf, le Florentin Filippo Buonarotti, s’opposait de toutes ses forces au projet de concentrer le pouvoir des carbonari entre les mains d’un seul. Ayant pris pendant quelque temps une part héroïque à la Révolution française, il a eu l’occasion de voir de près les révolutionnaires victorieux, cherchant à maintenir l’inégalité et à former une nouvelle aristocratie. La principale raison par laquelle il justifiait sa conduite était que la dictature individuelle n’était qu’un marchepied qui permet d’arriver à la monarchie.

Il objectait à Mazzini et à ses amis que tous les changements politiques qu’ils rêvaient étaient de nature purement formelle et visaient seulement à la satisfaction de leurs besoins personnels, et avant tout à l’acquisition et à l’exercice d’une autorité illimitée.

C’est pourquoi Buonarotti s’opposa au soulèvement armé organisé par Mazzini dans le Piémont en 1833, et cela par un décret secret dans lequel il défendait à ses camarades carbonari de prêter main-forte aux insurgés, dont le triomphe éventuel ne pouvait, d’après lui, que donner naissance à une nouvelle aristocratie ambitieuse. « La république idéale de Mazzini, écrivait-il encore, ne différait de la monarchie qu’en ce qu’elle comportait une dignité en moins et une charge élective en plus. »

Par ses effets, la dictature d’un individu ne se distingue pas essentiellement de celle d’un groupe d’oligarques. Or, il est de toute évidence que le concept de dictature est aux antipodes de celui de démocratie. Vouloir mettre celle-là au service de celle-ci, c’est comme si on voulait se servir de la guerre comme du moyen le plus efficace pour défendre la paix ou de l’alcool pour lutter contre l’alcoolisme.

Il est tout à fait probable qu’un groupe social, en possession des instruments du pouvoir collectif, fera tout son possible pour les conserver. Théophraste avait déjà noté que le plus fort désir des hommes qui se trouvent au sommet d’un État populaire, consiste moins à acquérir des richesses qu’à fonder peu à peu, aux dépens de la souveraineté populaire, leur propre souveraineté.

Il est, en effet, à craindre que la révolution sociale ne substitue à la classe dominante visible et tangible, qui existe de nos jours et agit ouvertement, une oligarchie démagogique clandestine, opérant sous le faux masque de l’égalité.

On doit reconnaître que les marxistes possèdent une doctrine économique et une philosophie de l’histoire susceptibles d’exercer sur ceux qui pensent une très grande attraction. Mais l’une et l’autre les laissent en défaut, dès qu’ils s’engagent dans le domaine du droit public et administratif, sans parler du domaine psychologique.

Toutes les fois que la théorie socialiste avait voulu entourer de garanties la liberté personnelle, elle a abouti aux nébulosités de l’anarchisme individualiste ou à des propositions qui, à l’encontre des bonnes intentions de leurs auteurs, ne pouvaient faire de l’individu que l’esclave de la masse. Citons un exemple : pour assurer à la société socia­liste une littérature élevée et morale et pour éliminer a priori toute production littéraire licencieuse, August Bebel propose de nommer une commission compétente, laquelle déciderait ce qui doit être imprimé et ce qui ne le doit pas. Mais pour prévenir tout danger d’injustice et pro­téger la libre manifestation de la pensée, Bebel ajoute à cette proposition une autre, à savoir que chaque écrivain ait le droit d’en appeler à la collectivité. Inutile de dire qu’une telle procédure présenterait pour la société une impossibilité technique et intellectuelle, parce qu’elle exige que les plus gros volumes soient imprimés à des millions d’exemplaires et distribués au public, afin que celui-ci puisse juger si l’ouvrage est ou non digne d’être publié.

Le problème du socialisme n’est pas seulement un problème économique. Autrement dit, le socialisme ne cherche pas seulement à résoudre la question de savoir si et jusqu’à quel point il est possible de réaliser une distribution équitable et économiquement productive des richesses. Il implique encore un problème d’administration, un problème de démocratie, aussi bien au sens technique et administratif qu’au sens psychologique.

C’est dans la question individualiste que gît le noyau le plus résistant de tout cet ensemble de questions dont le socialisme a entrepris la solution.

Le socialisme fera naufrage pour n’avoir pas aperçu l’importance que présente pour notre espèce le problème de la liberté ; de même qu’ont fait naufrage toutes les conceptions antérieures au socialisme qui, éblouies par la splendeur du spectacle qu’offrait à leurs yeux l’effet total, oublièrent d’analyser toutes les nombreuses sources de lumière qui concoururent à produire cet effet. Le jeune parti ouvrier allemand ne se fut pas plutôt détaché, au prix d’âpres luttes, de la démocratie bourgeoise qui l’avait jusqu’alors traîné à sa suite, qu’un de ses plus sincères amis le mit en garde contre les dangers au-devant desquels il courait.

Dans sa lettre ouverte au comité de l’Association allemande de Leipzig, Rodbertus écrivait ceci : « Vous vous séparez d’un parti politique parce que celui-ci, comme vous le pensez avec raison, ne représente pas suffisamment vos intérêts sociaux. Or, vous avez l’inten­tion de fonder à votre tour un nouveau parti politique. Fort bien. Mais qui vous garantit que les adversaires de votre classe (die antisozialen Elemente) ne finiront pas un jour par s’infiltrer dans le parti que vous fondez et par s’en emparer ? »

Cette observation de Rodbertus résume l’essence même du parti politique. Pour voir jusqu’à quel point il était dans le vrai, il convient d’examiner les éléments qui entrent dans la composition d’un parti.

Un parti n’est ni une unité sociale, ni une unité économique. Sa base est formée par son programme. Celui-ci peut bien être l’expression théorique des intérêts d’une classe déterminée. Mais, dans la pratique, chacun peut adhérer à un parti, que ses intérêts privés coïncident ou non avec les principes énoncés dans le programme.

C’est ainsi, par exemple, que le parti socialiste est le représentant idéologique du prolétariat. Mais il n’est pas pour cela un organisme de classe : il est plutôt, au point de vue social, un mélange de classes, composé qu’il est d’éléments qui ne remplissent pas la même fonction dans le processus économique. Mais le pro­gramme, étant celui d’une classe, exige néanmoins une apparente unité sociale.

Tous les socialistes comme tels, quelle que soit leur situation économique dans la vie privée, admettent en théorie l’absolue prééminence d’une grande classe : celle du prolétariat. Même les éléments non-pro­létariens ou non purement prolétariens, qui sont affiliés au parti adoptent l’angle visuel de la classe ouvrière et reconnaissent celle-ci comme une classe prépon­dérante.

Il est donc tacitement convenu que les membres du parti n’appartenant pas à la classe que ce parti repré­sente, renonceront à leur intérêt personnel, toutes les fois qu’il se trouvera en conflit avec l’intérêt de cette classe. Les éléments hétérogènes se soumettent en prin­cipe à « idée » d’une classe qui leur est étrangère.

Telle est la théorie. Dans la pratique, l’acceptation du programme ne suffit pas à aplanir le profond conflit d’intérêts qui existe entre le capital et le travail.

Or, parmi les membres des couches sociales supérieures ayant adhéré à l’organisation politique des ouvriers, il s’en trouvera quelques-uns qui sauront à l’occasion se sacrifier, c’est-à-dire se « déclasser ». Mais la plupart continueront, malgré l’extérieure communauté d’idées avec le prolétariat, à avoir leurs racines économiques dans des intérêts opposés.

Ce qui décide entre les intérêts, c’est leur force respective, c’est-à-dire hs rapports qu’ils présentent avec les principales nécessités de la vie. De sorte que rien ne s’oppose a priori à ce qu’il naisse entre les mem­bres bourgeois et les membres prolétariens du parti un conflit économique et que celui-ci, en s’amplifiant, aboutisse à des dissensions politiques. L’antagonisme économique étouffe la superstructure idéologique. Le programme devient alors lettre morte, et sous la bannière « socialiste » il se déroule, au sein du parti, une véritable lutte de classes.

L’expérience nous enseigne que dans leur conduite à l’égard des personnes qui sont à leur service, les bourgeois-socialistes ne subordonnent pas toujours leurs intérêts particuliers à ceux de leur classe adoptive. Malgré toute leur bonne volonté personnelle et malgré la pression que le parti exerce sur eux, les socialistes patrons et industriels ne se comportent pas à l’égard de leurs employés et ouvriers autrement que leurs collègues dont les convictions sont en rapport avec leur fonction économique, c’est-à-dire qui pensent non en socialistes, mais en « bourgeois ».

Mais il existe un autre danger encore : la direction du parti socialiste peut tomber entre les mains d’hommes dont les tendances pratiques sont en opposition avec le programme ouvrier. Il en résultera que le mouvement ouvrier sera mis au service d’intérêts diamétralement opposés à ceux du prolétariat. Ce danger est particu­lièrement grand dans les pays où le parti ouvrier ne peut se passer de l’aide (et de la direction) de capitalistes qui n’en dépendent pas économiquement ; il est minime dans les pays où le parti n’a pas besoin de ces éléments ou est tout au moins en mesure de les tenir à l’écart de la direction de ses affaires.

Quand les chefs, qu’ils soient d’origine bourgeoise ou ouvrière, sont, en qualité d’employés, rattachés à l’organisme même du parti, leur intérêt économique coïncide en règle générale avec l’intérêt de celui-ci. Mais avec cela ne se trouve éliminé qu’un seul aspect du danger. L’autre aspect, plus grave, parce que géné­ral et inévitable, réside dans l’opposition qui se déclare entre la masse des adhérents et le groupe des chefs, à mesure que le parti grandit.

Le parti, en tant que formation extérieure, mécanisme, machine, ne s’identifie pas nécessairement avec l’ensem­ble des membres inscrits, et encore moins avec la classe. Devenant une fin en soi, se donnant des buts et des intérêts propres, il se sépare peu à peu de la classe qu’il représente. Dans un parti, les intérêts des masses organisées qui le composent sont loin de coïncider avec ceux de la bureaucratie qui le personnifie.

L’intérêt, toujours conservateur, du corps des employés peut exiger dans des situations politiques données une politique défensive, voire régressive, alors que les intérêts de la classe ouvrière exigeraient une politique audacieuse et agressive. Dans d’autres cas, assez rares il est vrai, c’est l’inverse qui peut se produire.

Or, c’est une loi sociale inéluctable que tout organe de la collectivité, né de la division du travail, se crée, dès qu’il est consolidé, un intérêt spécial, un intérêt qui existe en soi et pour soi. Mais des intérêts spéciaux ne peuvent exister au sein de l’organisme collectif, sans se trouver aussitôt en opposition avec l’intérêt général. Plus que cela : des couches sociales remplissant des fonctions différentes tendent à s’isoler, à se donner des organes aptes à défendre leurs intérêts particuliers et à se transformer finalement en classes distinctes.

Les phénomènes sociologiques, dont nous avons esquissé ici et dans les chapitres précédents les traits généraux, offrent donc aux attaques des adversaires de la démocratie de nombreux points vulnérables.

Ils semblent démontrer jusqu’à l’évidence que la société ne peut subsister sans une classe « dominante », que celle-ci est la condition nécessaire de celle-là et que la classe dirigeante, tout en étant sujette dans sa compo­sition à un fréquent renouvellement partiel, n’en consti­tue pas moins l’unique facteur dont l’action se manifeste suffisamment durable dans l’histoire du développement humain.

Conformément à cette conception, le gouvernement ou, si l’on préfère, l’État ne saurait être autre chose que l’organisation d’une minorité. Et cette minorité impose au reste de la société l’ « ordre juridique », lequel appa­raît comme une justification, une légalisation de l’exploi­tation à laquelle elle soumet la masse des ilotes, au lieu d’être l’émanation de la représentation de la majorité.

Cette dernière se trouverait toujours dans l’impossi­bilité, voire peut-être dans l’incapacité de se gouverner elle-même.

Alors même que les foules mécontentes réussissent à dépouiller les bourgeois de leur pouvoir, il ne s’agirait là, d’après Mosca, que d’une apparence : il surgit tou­jours et nécessairement, au sein des masses, une nouvelle minorité organisée qui s’élève au rang d’une classe dirigeante. Éternellement mineure, la majorité des hommes se verrait ainsi obligée, voire prédestinée par la triste fatalité de l’histoire, à subir la domination d’une petite minorité issue de ses flancs et à servir de piédestal à la grandeur d’une oligarchie.

Le principe d’après lequel une classe dominante se substitue fatalement à une autre, et la loi que nous en avons déduite, à savoir que l’oligarchie est comme la forme préétablie de la vie en commun des grands agré­gats sociaux, ce principe et cette loi, loin d’affaiblir la conception matérialiste de l’histoire ou de se substituer à elle, la complètent et la renforcent.

Il n’existe aucune contradiction essentielle entre la doctrine d’après laquelle l’histoire ne serait qu’une continuelle lutte de classes, et cette autre d’après laquelle les luttes de classes aboutiraient toujours à la création de nouvelles oligarchies se fusionnant avec les anciennes.

L’existence d’une classe politique n’est pas un fait qui aille à l’encontre du marxisme considéré comme une philosophie de l’histoire : dans chaque cas particulier, ce fait n’est en effet que la résultante des rapports existant entre les différentes forces sociales qui se dis­putent la suprématie, ces forces étant naturellement considérées non au point de vue quantitatif mais au point de vue dynamique.

Le socialiste russe Alexandre Herzen, dont les œuvres présentent un grand intérêt psychologique, pré­tendait qu’à partir du jour où l’homme est devenu un accessoire de la propriété, et sa vie une lutte continuelle pour l’argent, les groupes politiques du monde bourgeois se sont divisés en deux camps : les propriétaires se cram­ponnant avec ténacité à leurs millions, et les citoyens ne possédant rien, qui voudraient bien exproprier les premiers, mais ne disposent pas pour cela de la force nécessaire. D’où d’un côté les avares, de l’autre les envieux.

L’évolution historique ne serait qu’une succession ininterrompue d’oppositions, au sens presque parle­mentaire du mot, qui e parviendraient l’une après l’autre à la possession du pouvoir, passant ainsi rapide­ment de l’envie à l’avarice ».

C’est ainsi que la révolution sociale n’apporterait aucune modification à la structure intérieure de la masse. La victoire des socialistes ne sera pas celle du socialisme, lequel périra au moment même où triomphe­ront ses sectateurs.

On est tenté de qualifier ce processus de tragicomédie, attendu que les masses, après avoir accompli des efforts titaniques, se contentent de substituer un patron à un autre. Il ne reste aux ouvriers que l’honneur de « parti­ciper au recrutement gouvernemental ». Résultat assez modeste, si l’on tient compte de ce phénomène psycho­logique que même le plus pur des idéalistes est impuis­sant à se soustraire, pendant les quelques années de sa carrière de chef, à la corruption du pouvoir.

Il existe, dans les milieux ouvriers français, le pro­verbe : « Homme élu, homme foutu. » La révolution sociale se réduirait, comme la révolution politique, à une opération consistant, comme le dit le proverbe italien, à changer de maître de chapelle, la musique restant la même.

Fourier a défini la société moderne comme un méca­nisme où règne la licence individuelle la plus effrénée et qui n’offre aucune garantie, ni à l’individu contre les usurpations des masses, ni aux masses contre les usurpa­tions de l’individu.

L’histoire semble nous apprendre qu’il n’est pas de mouvement populaire, quelque énergique et vigou­reux qu’il soit, qui soit capable de provoquer dans l’organisme social du monde civilisé des transformations profondes et permanentes. C’est que les éléments prépon­dérants du mouvement, à savoir les hommes qui le diri­gent et l’alimentent, finissent par s’éloigner peu à peu des masses et par être attirés dans l’orbite de la « classe politique » dominante. Ils apportent peut-être à celle-ci peu d’ « idées nouvelles », mais en revanche d’autant plus de force créatrice et d’intelligence pratique et lui insufflent ainsi une jeunesse nouvelle.

La « classe politique », pour nous servir toujours de l’expression de Mosca, possède incontestablement un sentiment très fin de ses possibilités et de ses moyens de défense. Elle déploie une force d’attraction et une capacité d’absorption puissantes et qui restent rarement sans effet, même sur ses adversaires les plus acharnés et les plus intransigeants. Au point de vue historique, les antiromantiques sont tout à fait dans le vrai, lorsqu’ils résument leur scepticisme dans cette satire caustique : « Qu’est-ce qu’une révolution ? Des gens qui se tirent des coups de fusil dans une rue : cela casse beaucoup de carreaux ; il n’y a guère que les vitriers qui y trouvent du profit. Le vent emporte la fumée. Ceux qui restent dessus mettent les autres dessous... C’est bien la peine de remuer tant d’honnêtes pavés qui n’en pouvaient mais. » (Th. Gautier).


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