Le sophisme économiciste

Karl Polanyi
samedi 12 janvier 2013
par  LieuxCommuns

Texte de Karl Polanyi, extrait du livre « La subistance de l’Homme » (The Livelihood of Man Première publication : 1977 (posthume, édité par H.-W Pearson, Academic Press, coll. Studies in social discontinuity, N-Y., San Francisco, Londres ; fr : Bulletin du MAUSS, n° 18, juin 1986) traduit par http://catallaxia.com/Karl_Polanyi,_La_subsistance_de_l%27homme

La subsistance de l’Homme

Chapitre 1. Le sophisme économiciste

Notre génération est confrontée au problème général de l’existence matérielle de l’homme ; toute tentative qui se propose d’offrir une image plus réaliste de ce problème rencontre dès l’origine un obstacle insurmontable : le mode de pensée particulier qui nous vient de l’économie du XIXème siècle, et des conditions de vie qu’elle a créées dans toutes les sociétés industrialisées. Cette mentalité est personnifiée dans l’esprit marchand.

Dans ce chapitre, notre propos sera dans un premier temps de repérer les mystifications répandues par l’esprit marchand, pour ensuite exposer certaines des raisons pour lesquelles elles ont à ce point influencé l’opinion publique.

Tout d’abord, nous définirons la nature de cet anachronisme conceptuel, ensuite nous décrirons les transformations institutionnelles qui ont permis son apparition, et enfin nous mesurerons son influence sur l’ensemble de nos attitudes morales et philosophiques. Nous suivrons les retombées de cette attitude intellectuelle sur les champs organisés de savoir qui constituent les sciences sociales, tels que la théorie économique, l’histoire économique, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, l’épistémologie.

Une telle étude ne devrait laisser subsister aucun doute sur l’impact de l’économisme sur à peu près tous les aspects des questions qui nous préoccupent, en particulier sur la nature des institutions, des politiques, et des principes économiques tels qu’ils apparaissent dans les formes d’organisation passées de l’existence matérielle de l’homme.

Il est rarement pertinent de réduire l’illusion centrale d’une époque à une erreur de logique ; pourtant, d’un point de vue conceptuel, on ne peut, de par la nature des choses, décrire autrement le sophisme de l’économisme. L’erreur logique a été de nature courante et anodine : un vaste phénomène générique a été dans une certaine mesure identifié à une espèce qui nous est familière. C’est ainsi que l’erreur a consisté à poser une équivalence entre l’économie humaine en général et sa forme marchande (erreur qui a sans doute été facilitée par l’ambiguité originelle du terme « économique », sur laquelle nous reviendrons plus tard). L’illusion est alors évidente : la dimension physique des besoins humains fait partie de la condition humaine ; une société ne peut exister sans une forme ou une autre d’économie substantive. D’autre part, le mécanisme de l’offre et de la demande (que l’on appelle couramment marché) est une institution relativement moderne, de structure particulière, qui n’est facile ni à instituer ni à maintenir en état de fonctionnement. Approcher l’économique en termes exclusivement marchands revient à effacer du paysage la plus grande part de l’histoire humaine. D’un autre côté, étendre démesurément la définition du concept de marché au point qu’elle absorbe tous les phénomènes économiques revient à attribuer à ceux-ci des caractéristiques qui n’appartiennent qu’aux phénomènes de marché. Inévitablement, toute réflexion perd ici de sa clarté.

Certains penseurs plus réalistes ont vainement insisté sur la nécessité d’une distinction entre l’économie en général et ses formes marchandes ; de tous temps, cette distinction a été effacée par un “Zeitgeist” qui était à l’économisme. Ces penseurs accentuaient le sens substantif de l’« économique ». Ils identifiaient l’économie avec l’industrie plutôt qu’avec les affaires, avec la technologie plutôt qu’avec un cérémonial avec les moyens de production plutôt qu’avec les titres de propriété, avec le capital productif plutôt qu’avec le capital financier, avec les biens en capital plutôt qu’avec le capital lui-même, en bref, avec la substance économique plutôt qu’avec ses formes et ses terminologies marchandes. Mais les circonstances ont été plus puissantes que la logique, car des forces irrésistibles étaient à l’œuvre dans l’histoire, qui allaient fondre deux concepts hétérogènes en un seul.

I. L’économie et le marché

Le concept d’économie naît avec les physiocrates français, en même temps que s’institue le marché en tant que mécanisme de l’offre et de la demande. Le phénomène nouveau, qu’on n’avait jamais connu auparavant, révélait une interdépendance entre des prix fluctuants qui affectait directement des multitudes d’hommes. Cet univers naissant des prix était le résultat d’une extension récente du commerce — institution beaucoup plus ancienne que les marchés, et indépendante de ces derniers — dans les articulations de la vie quotidienne.

Les prix existaient bien sûr auparavant, mais en aucun cas ils ne s’étaient constitués en système. De par la nature des choses, leur sphère d’action était restreinte au commerce et à la finance, dès lors que seuls les marchands et les banquiers utilisaient régulièrement de la monnaie, la plus grande part de l’économie restant par ailleurs essentiellement rurale et non commerciale — une goutte d’eau de marchandises dans une vaste mer inerte de vie de voisinage, que ce fût celle du château seigneurial ou de la maisonnée. Il est vrai que les marchés des villes connaissaient monnaie et prix, mais l’objectif visé en contrôlant ces prix était de les maintenir stables. Ce n’était pas tant leurs fluctuations occasionnelles que leur prédominante stabilité, qui en faisaient un facteur de plus en plus important dans la détermination des profits tirés du commerce, dès lors que ces profits provenaient de différences de prix fixes entre deux points distants plutôt que de fluctuations anormales de prix sur les marchés locaux.

Mais la simple pénétration du commerce dans la vie quotidienne n’aurait pu à elle seule créer une économie, au sens nouveau et spécifique du terme, si n’étaient survenus de nombreux autres développements institutionnels. Parmi ces derniers, il faut noter la pénétration du commerce étranger dans les marchés, qui va les transformer de marchés locaux strictement contrôlés, en marchés créateurs de prix sujets à de plus ou moins amples fluctuations. A quoi succéda l’invention révolutionnaire de marchés à prix fluctuants pour les facteurs de production, le travail et la terre. Cette dernière transformation fut la plus radicale de toutes de par sa nature et ses conséquences. Cependant ce n’est qu’après un certain temps que les différents prix, qui comprenaient dorénavant les salaires, les prix de la nourriture et la rente, ont montré une interdépendance notable, et ont ainsi produit les conditions qui ont conduit les hommes à accepter la présence d’une réalité substantive qui n’avait pas été perçue jusqu’ici. Ce champ de pratiques naissant était l’économie, et sa découverte — une des expériences émotionnelles et intellectuelles qui constitua notre modernité — apparut aux physiocrates comme une illumination et les constitua en secte philosophique. Adam Smith retint d’eux la leçon de la « main invisible », mais il ne suivit pas Quesnay dans les voies du mysticisme. Alors que son maître français avait simplement remarqué l’interdépendance de certains revenus, et leur dépendance générale par rapport aux prix du blé, son disciple le plus célèbre, parce que vivant dans une économie anglaise moins féodale et plus monétarisée, fut capable d’intégrer les salaires et la rente dans l’ensemble des « prix » et fut donc par là le premier à entrevoir la richesse des nations comme un élément intégré aux manifestations diverses d’un système sous-jacent de marchés. Adam Smith devint le fondateur de l’économie politique parce qu’il reconnut, bien que de façon grossière, dans l’interdépendance de ces différentes prix, une tendance à ce que ces prix résultent de marchés concurrentiels.

Bien qu’à l’origine cette interprétation de l’économie en termes de marché n’ait été qu’une façon raisonnable de lier de nouveaux concepts à de nouveaux faits, il nous paraît difficile de comprendre pourquoi il a fallu des générations entières pour que l’on réalise que ce que Quesnay et Smith avaient réellement découvert, constituait un champ de phénomènes indépendant de l’institution de marché, dans laquelle ils se manifestaient à cette époque. Mais, ni Quesnay ni Smith n’avaient l’intention de faire de l’économie une sphère d’existence sociale qui transcenderait le marché, la monnaie, ou les prix — et dans la mesure où ils le firent, ils échouèrent. Ils ne dégagèrent pas tant l’universalité de l’économie que la spécificité du marché. En effet, la représentation traditionnelle de l’unité des affaires humaines déformait encore leurs pensées, et les rendait hostiles à une notion de sphère économique séparée de la société, bien qu’elle ne les ait pas par ailleurs empêchés d’affubler l’économie de caractéristiques propres au marché. Adam Smith introduisit les méthodes du commerce dans la caverne de l’homme primitif, en projetant son fameux penchant à trafiquer, troquer et échanger dans l’arrière cour du Paradis. L’approche de l’économie par Quesnay n’était pas moins catallactique. Son économie était une économie du « produit net », qui représentait peut-être une notion réelle du point de vue de la comptabilité seigneuriale, mais un simple fantôme en ce qui concerne le procès entre l’homme et la nature dont l’économie est un aspect. Le prétendu « surplus » dont il attribuait la création au sol et aux forces de la nature, n’était rien d’autre qu’un transfert à l’« Ordre Naturel » de l’habituelle supériorité du prix de vente sur les coûts de production. L’agriculture en vint alors à occuper le devant de la scène parce que les revenus de la classe féodale dirigeante étaient en jeu, mais par la suite, la notion de surplus vint définitivement hanter les écrits des économistes classiques. Le « produit net » est l’ancêtre de la plus-value marxiste, et de tous ses dérivés. C’est ainsi que l’économie fut imprégnée d’une notion étrangère au processus général dont elle participe, ce processus ne connaissant ni coûts ni profits, et n’étant pas constitué par une série d’actions productrices de surplus. Les forces physiques et psychologiques ne sont pas non plus déterminées par l’urgence d’assurer un surplus au-delà d’elles-mêmes. Ni les lis des champs, ni les oiseaux dans les airs, ni les hommes dans les pâturages, les champs, les usines — gardant le bétail, moissonnant, ou déclenchant les robots d’une chaîne de montage — ne produisent de surplus au-delà de leur propre subsistance. Le travail, comme le loisir et le repos, n’est qu’un moment dans la vie autosuffisante de l’homme. La construction de la notion de surplus n’a été que la projection du modèle de marché sur un aspect fondamental de cette existence — l’économie [1].

Si, à l’origine, l’identification logiquement fallacieuse des « phénomènes économiques » aux « phénomènes de marché » était compréhensible, elle devint par la suite une exigence pratique dans cette nouvelle société et ce nouveau mode de vie qui apparurent dans les déchirures de la Révolution Industrielle. Le mécanisme de l’offre et de la demande dont la première apparition avait produit le concept prophétique de « loi économique », crût rapidement en une des forces les plus puissantes qui ait jamais pénétré la scène humaine. En l’espace d’une génération — disons de 1815 à 1845, les “Thirty Years’Peace” de Harriet Martineau — les marchés créateurs de prix, qui n’existaient auparavant que comme enclaves dans certains ports de commerce et bourses d’échange, montrèrent leur capacité résolue à organiser les êtres humains comme s’ils étaient des débris de matière première que les marchés combinaient à la surface de la terre-mère ; tout pouvait désormais être librement mercantilisé, et organisé en unités industrielles aux ordres de personnes privées engagées essentiellement dans un procès d’achat et de vente visant le profit. En un temps extrêmement bref, la fiction de la marchandise, appliquée au travail et à la terre, transforma la substance véritable des sociétés humaines. Tel fut le résultat pratique de l’identification de l’économie au marché. La dépendance des hommes vis-à-vis de la nature, en ce qui concerne leurs moyens de subsistance, tomba sous le contrôle du marché, création institutionnelle toute nouvelle dotée d’un pouvoir irrésistible et qui venait de surgir brusquement de la nuit obscure. Cette nouveauté (ce gadget) institutionnelle, qui devint rapidement la force dominante de l’économie — dès lors uniquement définie comme « économie de marché » —, impulsa alors une autre transformation encore plus considérable : une société entièrement encastrée dans sa propre économie — une « société de marché ».

Ce point de vue nous permet de discerner clairement pourquoi ce que nous avions appelé le sophisme de l’économisme était principalement une erreur de nature théorique. D’un point de vue pratique, l’économie désormais consistait effectivement en marchés, le marché englobait réellement la société.

A partir de ce dernier constat, il devrait paraître évident que ce qui est significatif dans l’économisme, c’est précisément cette capacité qu’il a de donner naissance à un ensemble unifié de causes et de valeurs, qui permet dans la pratique ce qu’il n’avait d’abord fait que pressentir idéalement, l’identité entre le marché et la société. En effet, ce n’est que lorsqu’un mode de vie est organisé dans tous ses aspects pertinents, ce qui comprend une certaine image de la nature de l’homme et de société — une philosophie de la vie quotidienne qui comporte des critères de ce que sont des comportements normaux, des risques raisonnables, et une morale applicable —, que devient disponible cette sorte d’« abrégé » de doctrines théoriques et pratiques qui, seul peut produire une société, ou, ce qui revient au même, transformer une forme donnée de société en une autre en l’espace d’une ou deux générations.

C’est une telle transformation qui fut accomplie, pour le meilleur et pour le pire, par les pionniers de l’économisme. C’est dire à quel point l’esprit marchand contenait en lui-même les germes d’une culture entière — avec toutes ses possibilités et ses limites ; on comprend alors pourquoi la vie dans une économie de marché induisait une certaine image de l’homme et de la société, et pourquoi elle se calquait nécessairement sur la structure d’une communauté humaine organisée par le marché.

II. La transformation économiciste

L’avènement de cette structure a représenté une rupture violente avec les conditions antérieures. Ce qui n’avait été jusque là qu’une fine pellicule de marchés isolés fut désormais transformé en un système de marchés autorégulés. L’étape décisive fut la transformation du travail et de la terre en marchandises ; plus précisément, ils furent traités comme s’ils avaient été produits pour être vendus. Bien entendu, il ne s’agissait nullement de marchandises véritables puisqu’ils n’avaient été soit pas produits du tout (comme la terre), soit produits pour être vendus (comme le travail). Et pourtant, jamais fiction douée d’une telle effectivité ne fut inventée. Parce que le travail et la terre étaient librement achetés et vendus, le mécanisme du marché leur fut appliqué. Il existait dorénavant une offre et une demande pour le travail ; une offre et une demande pour la terre. En conséquence, il existait également un prix de marché pour l’usage de la force de travail, appelé salaire, et un prix de marché pour l’usage de la terre, appelé rente. Terre et travail furent dotés de marchés spécifiques, similaires à ceux des marchandises véritables qui étaient produites grâce à eux.

Pour évaluer la portée profonde d’une telle mutation, il faut se rappeler que le « travail » n’est qu’un autre nom pour l’homme, et la « terre » un autre nom pour la nature. La fiction marchande remit le sort de l’homme et de la nature entre les mains d’un automate mû par sa propre logique et dirigé par ses propres lois. Cette machine à produire de la prospérité matérielle n’était animée que par deux motivations, celle de la faim ou du gain — ou, plus précisément, par la peur d’être privé des choses nécessaires à la vie, ou bien par l’attente d’un profit. Aussi longtemps qu’aucun non propriétaire ne put satisfaire ses besoins en nourriture sans, au préalable, vendre son travail sur un marché ; aussi longtemps qu’aucun propriétaire ne put être empêché d’acheter au prix le plus bas et de vendre au prix le plus élevé, le moulin aveugle continua de moudre des quantités toujours croissantes de marchandises au bénéfice de l’espèce humaine. La peur de mourir de faim, du côté des travailleurs, et l’appât du gain, du côté des employeurs, maintenaient le vaste mécanisme fonctionnement.

C’est cet utilitarisme pratique, ainsi généralisé, qui a forgé, de manière décisive, la compréhension qu’a l’homme occidental de lui-même et de sa société. En ce qui concerne l’Homme, nous fûmes amenés à accepter l’idée que ses motivations sont soit « matérielles » soit « idéales » et que les forces qui contribuent à l’organisation de la vie quotidienne dérivent nécessairement des motivations matérielles. Il est clair que dans les conditions qui prévalaient alors, l’homme devait sembler déterminé de toute évidence par ces motivations matérielles. Choisissez, par exemple, une motivation quelconque, et organisez la production de manière qu’elle incite effectivement les individus à produire ; vous aurez, en même temps, créé une image de l’Homme telle qu’il semblera totalement réduit à cette seule motivation. Supposons que cette motivation soit religieuse, politique ou esthétique ; ou qu’il s’agisse de l’orgueil, du préjugé, de l’amour ou de l’envie ; l’Homme apparaîtra alors essentiellement religieux, politique ou esthète, orgueilleux ou bardé de préjugés, débordant d’amour ou d’envie. Par comparaison, les autres motivations sembleront lointaines et obscures — purement idéales — puisqu’il est impossible de faire fond sur elles pour mettre en branle le cycle vital de la production. La motivation choisie dessinera la figure de l’Homme « réel ».

En réalité les êtres humains sont susceptibles de travailler pour tout un ensemble de raisons différentes, pour autant qu’ils appartiennent à un groupe social déterminé. C’est pour des raisons religieuses que les moines pratiquaient le commerce, ce qui n’empêcha pas les monastères de devenir les plus grands établissements commerciaux d’Europe. La kula des Trobriandais, une des modalités de troc les plus complexes que l’on connaisse, visait principalement des finalités esthétiques. L’économie féodale reposait essentiellement sur la coutume et la tradition. Chez les Kwakiutl, l’objet de l’activité industrieuse semble être de satisfaire un point d’honneur. A l’époque du despotisme mercantiliste, l’industrie fut souvent organisée de manière à concourir à la puissance et à la gloire. En conséquence de quoi nous avons tendance à imaginer que les moines étaient régis par la religion, les Mélanésiens occidentaux par l’esthétique, les villains par la coutume, les kwakiutl par l’honneur, et les hommes d’État du XVIIème siècle par la politique de puissance. La société du XIXème siècle a été organisée de telle manière que la faim ou l’appât du gain devinrent les seuls motifs qui amenaient les individus à participer à la vie économique. L’image de l’Homme qui en résulta, celle selon laquelle il n’obéit qu’à des incitations matérialistes était entièrement arbitraire.

En ce qui concerne la société, une doctrine apparentée fut proposée, celle qui veut que ses institutions soient « déterminées » par le système économique. Le mécanisme de marché créait ainsi l’illusion d’un déterminisme économique qui constituerait la loi commune à toutes les sociétés humaines. Dans le cadre d’une économie de marché, bien sûr, cette loi tient bon. Dans ce cas de figure, effectivement, le fonctionnement du système économique ne se borne pas à « influencer » le reste de la société. Il la détermine bel et bien — au même titre que, dans un triangle, les côtés font plus qu’influencer les angles et les déterminent.

Du point de vue de la stratification en classes, l’offre et la demande qui se manifestaient sur le marché du travail, étaient identiques, respectivement, à la classe des travailleurs et à celle des employeurs. Les classes sociales, celles des capitalistes, des propriétaires fonciers, des fermiers, des agents de change, des marchands etc. étaient délimitées par les marchés de la terre, de l’argent et du capital, ainsi que ceux de leurs divers usages. Le revenu de ces classes sociales était fixé par le marché. Leur rang et leur position dépendaient de leur revenu.

Si les classes sociales étaient ainsi déterminées directement par le marché, d’autres institutions n’étaient affectées qu’indirectement par lui. L’État et le gouvernement, le mariage et l’éducation des enfants, les arts, l’organisation de la science, de l’éducation ou de la religion, le choix de la profession, les modes d’habitation, la forme des propriétés, l’esthétique même de la vie privée, — toutes ces choses durent composer avec le modèle utilitariste ou, au minimum, ne pas obstruer le fonctionnement des mécanismes de marché. Mais comme il n’existe que très peu d’activités humaines qui puissent s’exercer dans le vide (même les stylites ont besoin d’une colonne), les effets indirects du système de marché ne furent pas loin de déterminer l’ensemble de la société. Il devint donc à peu près impossible d’échapper à la conclusion erronée que, de même que l’homme « économique » est l’homme « réel », de même le système économique constitue la société « réelle ».

(.../...)


[1Voir H.W. Pearson, « L’économie n’a pas de surplus : critique d’une théorie du développement » in Systèmes économiques, éd. K. Polanyi, C. Arensburg et H. Pearson, trad. fr. 1975, Larousse, Paris


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