...Et le pouvoir absolu corrompt absolument

samedi 20 octobre 2012
par  LieuxCommuns

Source : Revue Psychanalyse dans la civilisation

Résumé

Les Chefs d’Etats ou autres « leaders » conservent, tout comme les autres hommes, des parties infantiles dans leur psychisme. Ce qui semble être une évidence est cependant constamment « oublié » par nous tous, qui demandons à nos leaders d’être des surhommes. En effet, même lorsque leur pouvoir est limité, comme c’est la règle dans les Démocraties, ils sont soumis à un environnement qui est assez semblable à celui qui entoure un très petit bébé admiration de ses proches, éloignement des réalités quotidiennes, suppression des critiques, etc. Or ce qui est normal pour un bébé ne l’est pas du tout pour un adulte, et notre psychisme n’est pas conçu pour garder son équilibre intact dans une ambiance de cette sorte. D’où des « fins de règne » le plus souvent difficiles dans les Démocraties, de plus en plus tragiques dans les Pays totalitaires.

Summary

Like all other men, chiefs of state and political leaders retain infantile zones in their psychic make-up. However, we constantly overlook this obvious fact, and expect our leaders to behave at all times like supermen. And in fact, even in democracies in which their power is limited by definition, they live in an environment similar to that of a very young baby, admired by those close to them and protected from the hard facts of everyday life, and from criticism. However, what is normal for a baby is not at all normal for an adult, and our psychic balance is not made to emerge intact from such an environment. This may explain why political leaders often have a difficult time ending their reigns in democracies, and often a tragic one in totalitarian regimes.

Gabrielle Rubin Psychanalyste, Docteur ès Lettres.

Certains philosophes pensent que la supériorité morale que nous attribuons aux Etats respectueux des Droits de l’Homme est sans base théorique et doit donc s’appuyer uniquement sur la puissance de ses tenants. C’est une théorie dangereuse en ce qu’elle ne pose pas de différence de nature entre ceux qui croient à la primauté de la loi sur la force et ceux qui n’y croient pas.

J’avance l’hypothèse que la théorie psychanalytique du « Complexe d’OEdipe » nous indique l’existence de cette différence de nature, et que de plus elle montre que cette différence est naturelle, c’est-à-dire conforme à l’évolution de l’être humain. Elle est en ceci identique au sentiment des Constituants, qui affirmaient que les « Droits de l’Homme » sont des droits naturels.

Le concept de « Complexe d’OEdipe » me semble en effet conforter l’idée que la Démocratie est l’état auquel aspire « naturellement » l’adulte, tandis que le désir du bébé est la toute-puissance. Ce n’est pas le lieu ici de développer cet aspect de la théorie psychanalytique ; je dirai simplement qu’il y a peu d’êtres psychiquement adultes et que même ceux qui le sont risquent à tout moment de régresser vers la mégalomanie.

Cette régression, gênante ou parfois grave dans ses conséquences lorsque c’est l’entourage d’un simple citoyen qui est en cause, devient réellement catastrophique lorsque c’est un Chef d’Etat qui en est la proie. C’est cette idée que j’essayerai de développer ci-dessous.

Une antique plaisanterie dit : « le supplice du pal, qui commence si bien et finit si mal... ». On pourrait en dire autant de n’importe quel pouvoir, qui finit seulement d’autant plus mal qu’il est plus absolu.

Prenons, par exemple, le cas d’un dictateur c’est bien souvent dans un contexte de désordres, de misère, d’humiliations qu’un « chef » s’empare du pouvoir. Le peuple, toutes classes confondues, exaspéré par les conditions de vie qui sont les siennes, ou bien laisse faire, ou bien même accueille favorablement le nouveau leader, et cela d’autant plus volontiers que celui-ci promet, souvent de bonne foi, toutes sortes de prospérités. Mais - très vite ou plus lentement - ce qu’on voit se développer dans une dictature, c’est la suppression des libertés, la corruption, la misère pour les plus faibles, l’opulence pour les favoris du régime et, toujours, la justice bafouée.

Ce schéma est constant : dictatures de droite, dictatures de gauche, dictatures du centre, s’il en existe, aucune n’y échappe, ne peut y échapper ; je vais m’efforcer de montrer que, en dehors d’autres raisons de toutes sortes, une cause psychologique rend inévitable une évolution de ce type. (Tout autre est le cas d’un Chef d’Etat librement et démocratiquement élu. Pourtant, si une sage constitution n’a pas limité à un seul et de faible durée le mandat que le peuple lui confie, nous avons vu, voyons et verrons que la fin du règne de ce chef d’Etat sera, elle aussi, peu satisfaisante. Elle n’aura évidemment aucune commune mesure avec les désastres qui marquent la fin d’une dictature, mais cette fin sera assez désagréable pour qu’il vaille la peine de réfléchir aux moyens de l’éviter.

Il faut constamment garder à l’esprit l’idée qu’un Chef est aussi un homme comme un autre - Cela semble aller de soi ? Certes, pour la partie adulte de nous-mêmes, mais non pour la partie infantile/inconsciente qui, peu ou prou, identifie le Chef aux parents tout puissants du premier âge.

Or, et là réside le danger, cet homme, ce Chef d’Etat, conserve, comme chacun d’entre nous, enfouis au plus profond de lui-même, des restes de formations infantiles surmontées. Comme chacun d’entre nous, il recèle aussi, bien refoulées, des pulsions non sublimées : sado-masochisme, voyeuro-exhibitionnisme, etc., ainsi que des noyaux (plus ou moins importants) de psychose et de perversion.

Tout cela, combiné avec des traits de caractère, avec la part névrotico-normale, etc., donne ce que nous appelons un individu normal, c’est-à-dire dont les pulsions sont contenues par le Moi dans des limites raisonnables.

Cette description concerne l’être humain moyen normal, et ces noyaux, ces pulsions, lorsqu’elles sont contrôlées et contenues, sont précisément celles qui se subliment et permettent l’émergence de nos activités les plus hautes.

Voyons maintenant le cas d’un Chef d’Etat. On peut supposer sans grand risque d’erreur que tout en étant normal, un homme (Ou une femme) dont l’ambition ne vise à rien de moins qu’à être le Chef suprême d’un Etat, contient en lui, à l’état latent, un assez fort noyau mégalomaniaque. Mais ce noyau, contenu de façon satisfaisante en temps normal, risque d’échapper au contrôle du Moi du futur Chef d’Etat si les conditions extérieures sont par trop modifiées.

Or, que se passe-t-il après que le pouvoir a été légalement conquis (et a fortiori après un coup d’Etat) ? Tout et tous, autour du Chef vont spontanément à la fois le couper de la réalité quotidienne et l’encenser.

On se souvient peut-être de la question posée par Françoise Giroud à Valéry Giscard d’Estaing, candidat au poste suprême : « Pouvez-vous me dire, avait-elle demandé, quel est le prix du ticket de métro ? ». La question fit rire toute la France, car le futur Président de la République était resté coi. La journaliste avait voulu démontrer, et elle y avait parfaitement réussi, combien il était loin des simples citoyens.

Mais est-il extraordinaire qu’un homme politique de haut niveau, celui-là ou un autre, dispose d’une voiture avec chauffeur et ignore le métro ? Devrait-il aussi faire son marché lui-même pour connaître de près le prix du kilo de carottes, ou laver lui-même son linge pour ne rien ignorer de celui des laveries automatiques ? Et mémoriser les milliers de détails qui font notre vie quotidienne ? Ce serait évidemment absurde, car l’exécution de ces tâches l’éloignerait fâcheusement des affaires de l’Etat auxquelles il doit consacrer tout son temps. Cette anecdote montre bien, cependant, la tension qui se crée dans la personne des chefs d’Etat : sujets aux mêmes faiblesses psychiques que les autres hommes, leur fonction les contraint à une vie totalement différente du citoyen ordinaire ; ce mode de vie très à part, très coupé des réalités quotidiennes, qu’ils sont obligés de mener, facilite déjà par lui-même une certaine distorsion dans la perception de la réalité.

Mais il y a plus : un leader est inévitablement entouré de flatteurs - pas tous intéressés ; certains admirent en toute sincérité le Chef, et on peut d’ailleurs supposer que c’est justement pour cette raison qu’ils sont de ses familiers. Cela n’est au reste pas particulier aux leaders, nous en sommes tous plus ou moins là : « Qui se ressemble s’assemble », dit le lieu commun et il est rare, en effet, que nous choisissions pour amis des personnes qui nous soient systématiquement opposées. La différence, essentielle, vient du fait que ceux qui ne nous aiment pas : indifférents ou ennemis, ont la possibilité de nous le faire savoir - parfois rudement. Alors que l’entourage du Chef d’Etat supprime toute critique s’il s’agit d’un dictateur, en atténue fortement la portée dans les autres cas.

A ces familiers amicaux, il faut ajouter la masse de tous ceux qui ont intérêt à flatter le Chef, principal détenteur de la manne dans les démocraties, seul propriétaire réel des biens et des places dans les dictatures.

Il est donc inévitable que se mette en place ce qui va provoquer, à plus ou moins brève échéance suivant la personnalité du Leader, la régression infantile d’une partie de sa psyché, car l’environnement qui est le sien est très semblable à celui que met en place la mère de l’enfant qui deviendra plus tard un mégalo ou un pervers. Celle-ci admire sans mesure son rejeton, le flatte exagérément, lui laisse croire - parfois le pousse à croire - qu’il est supérieur à son père, et qu’il pourrait même éventuellement le remplacer auprès d’elle.

Or, pour un petit enfant qui ne dispose que d’un univers mental encore limité, le père représente le Monde Extérieur tout entier, auquel il va dès lors se croire supérieur. (C’est un sentiment normal pour un bébé que de se croire le centre du monde, le seul aimé de sa mère, d’être en somme mégalomaniaque : « His Majesty Baby » disait Freud. Mais il en va tout autrement pour un enfant, et encore bien plus pour un adulte, chez lequel la persistance d’un tel sentiment mène au désastre.) Nous savons que dans un Chef d’Etat le noyau mégalomaniaque est important quoi que (généralement) contenu ; mais, placé dans un environnement favorable, ce noyau va s’enfler et déborder son contenant : constamment encensé, admiré, disposant d’un grand pouvoir (d’un pouvoir absolu dans les dictatures), il est inévitable que « His Majesty le Leader » régresse et finisse par perdre la notion (adulte) du relatif pour se remettre à croire de plus en plus à sa toute puissance.

Tous les pays, même les plus démocratiques, connaissent des moments de ce genre, ces actes que nous nommons « Le fait du Prince », que nous acceptons avec réprobation mais sans leur accorder l’importance qu’ils ont pour l’inconscient. En effet, même si le viol de la loi a été minime dans ses conséquences, il y a eu viol, et le Chef d’Etat a bafoué le plus sacré de ses devoirs : être le représentant de la loi. Pour un court instant, il s’est conduit comme un dictateur, comme quelqu’un qui fait la loi, et non plus en garant de la loi, à laquelle il doit être soumis carme chacun d’entre nous.

La sagesse, autrefois, avait placé, auprès du Puissant, un Fou chargé de dire quelques vérités à celui auquel on ne les disait jamais. Hélas, le Fou fut remplacé par le Courtisan... et il l’est toujours. Aussi tel monarque se prit-il pour le Soleil, tel autre se crut le bien-aimé, d’autres se prirent pour Louis XV ou pour Dieu.

(Les Chefs d’Etat ne sont d’ailleurs pas les seuls à courir un tel danger, bien d’autres, à de moindres postes, le sont aussi ; victimes de ce que l’on nomme la « grosse tête », tout un chacun peut se retrouver en état de se croire la Huitième Merveille du Monde.)

Aussi la raison nous demande-t-elle d’établir que la puissance accordée à un leader soit inversement proportionnelle à la durée de son mandat : plus le Chef d’Etat gouverne seul et plus son temps de gouvernement doit être court. C’est l’unique possibilité que nous ayons de le préserver, lui, de la régression infantile vers la mégalomanie, et nous, des conséquences de cette régression.

Bibliographie

Chasseguet-Smirgel, J. Ethique et Esthétique de la Perversion Ed. Champ Vallon.

Freud, Sigmund. Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité Ed. Gallimard.

Freud, Sigmund. La dynamique du Transfert P.U.F.

Freud, Sigmund. Les Pulsions et leur Destin Gallimard.

Freud, Sigmund. Psychologie Collective et Analyse du Moi Ed. Payot.

Freud, Sigmund. Névrose Psychose et Perversion P.U.F.

Klein, Mélanie. « Le Complexe d’oedipe éclairé par les Angoisses précoces » in Essais de Psychanalyse, Payot.

Klein, Mélanie. « Les Tendances criminelles chez les Enfants normaux ». id.

Klein, Mélanie. « le Deuil et ses Rapports avec les Etats maniaco-dépressifs ». id.


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