Bonjour, il me semble qu’à force de vouloir vous débarrasser du marxisme-léninisme (peut-être parce que l’auteur de l’article y a cru dans le passé comme on croit à une religion) vous finissez par mettre tout dans le même sac et rendre inutile les distinctions que vous avez faites en début du texte entre le Marx qui croit à la capacité du peuple de s’organiser lui-même et le Marx du sens de l’histoire pour ne retenir que cette dernière comme élément caractéristique de la pensée marxiste. Cela est particulièrement visible dans le traitement très injuste que vous réservez à Lénine : s’il est évident pour tout le monde que dans son action politique il a instauré une dictature bureaucratique et qu’il a voulu détourner l’organisation du travail fordiste au profit du socialisme, tout au long d’écrits comme « L’Etat et la révolution » il énonce clairement l’idée que la machine du pouvoir ne peut pas être simplement détournée de son orientation, mais doit être démantelée et reconstruite par le prolétariat selon ses propres idéaux.
Toujours dans ses écrits, Lénine se montrait franchement opposé à l’idée jacobine que le peuple est ignorant et qu’il doit être constamment guidé par des spécialistes (conception qui sera reprise par Gramsci pour son compte). Voici ce qu’il écrivait en 1901 à propos de la façon de divulguer le savoir auprès du peuple : « La popularisation est toute autre chose que la vulgarisation, de la condescendance. [...] L’écrivain populaire ne présuppose pas que le lecteur ne pense pas, qu’il ne peut ou qu’il ne veut pas penser ; il suppose au contraire en celui-là une intention sérieuse d’utiliser son cerveau et l’aide, le guide dans ses premiers pas, lui apprend à marcher tout seul (je souligne). L’écrivain vulgaire suppose que le lecteur ne pense pas et soit incapable de penser [...], il lui donne les conclusions toutes faites d’une théorie connue de façon que le lecteur n’ait plus à mâcher, mais seulement à avaler ce qu’on lui donne. »
Ce paragraphe montre très clairement que le but du « dirigeant » n’est pas de se substituer à l’individu dans sa pensée et dans son action, mais de l’aider à accomplir ce qu’il était déjà en train de faire et qu’il ne parvient pas à faire tout seul afin qu’il puisse se débarrasser un jour de son maître en le dépassant. Tel est le rôle de toute oeuvre écrite ou de tout discours qui prétend affirmer quelque chose de vrai et le transmettre à un public qui ne maîtrise pas forcément toutes les clés du problème ; s’il n’y avait pas une telle fonction pédagogique on aurait du mal à comprendre pourquoi vous vous donnez autant de peine pour écrire un texte qui analyse dans le détail les défauts du marxisme-léninisme, alors que vous auriez pu tout simplement écrire « le marxisme-léninisme c’est mal » et laisser à la raison individuelle de reconnaître que vous avez raison. Tels des bons aristotéliciens, vous supposez au fond que chaque individu naît avec la pleine maîtrise de son action et de ses connaissances, et en cela rien ne vous distingue de l’idéologie contemporaine du self-made man qui conduit au chacun-pour-soi - que vous introduisez vers la fin de votre texte comme si l’ombre d’un doute vous avait assaillit au sujet du bien fondé de votre propos.
Vous auriez donc mieux fait à insister sur l’hésitation ou carrément la schizophrénie des auteurs considérés plutôt que de les réduire à l’une seule de leurs deux orientations contradictoires, celle évidemment qui est morte depuis longtemps ; c’est ce qu’on appelle justement la critique. Mais on comprend que le texte n’était qu’une façon pour l’auteur de faire son parricide.
Cela étant dit, je partage l’idée que la pensée marxiste-léniniste doit être sortie de l’état d’hibernation à laquelle l’ont réduite les partis communistes en agonie pour être critiquée à la lumière des évolutions récentes de la société. La discipline militaire des organisations de lutte est elle aussi à remettre en question, précisément parce qu’elle pousse les individus à « avaler ce qu’on leur donne » plutôt qu’au développement de leur esprit critique. Mais on ne saurait par contre renoncer à l’impulsion qu’elles donnent à la mobilisation collective : dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie où les idéaux communistes n’exercent plus aucune influence sur la collectivité la tendance au désarroi et à la résignation face à la toute-puissance du néolibéralisme se fait sentir de façon bien plus lourde que là où la tradition a survécu. Que la lutte continue alors !
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