Transformation sociale et création culturelle

 2008

Rédigé pour Sociologie et Sociétés de Montréal en décembre 1978, réédité in « Contenu du socialisme », 1979, Ed. 10/18

I have weighed these times and found them wanting.

Les gènes humains n’ont pas subi – que l’on sache – de détérioration du moins, pas encore. Mais nous savons que les « cultures », les sociétés, sont mortelles. Mort qui n’est pas forcément, et pas généralement, instantanée : la relation à une nouvelle vie, dont elle peut être la condition, est énigme chaque fois singulière. La « décadence de l’Occident » est un thème vieux et, au sens le plus profond, faux. Ce slogan voulait aussi masquer les potentialités d’un monde nouveau que la décomposition de l’ « Occident » pose et libère, en tout cas recouvrir la question de ce monde, et étouffer le faire politique par une métaphore botanique. Nous ne cherchons pas à établir que cette fleur-ci, comme les autres, se fanera, se fane ou est déjà fanée. Nous cherchons à comprendre qu’est-ce qui, dans ce monde social-historique, meurt, comment et, si possible, pourquoi. Nous cherchons aussi à trouver qu’est-ce qui y est, peut-être, en train de naître.

Ni le premier, ni le deuxième volet de cette réflexion ne sont gratuits, neutres ou désintéressés. La question de la « culture » est envisagée ici comme dimension du problème politique ; et l’on peut tout aussi bien dire que le problème politique est une composante de la question de la culture au sens le plus large (par politique je n’entends évidemment ni la profession de M. Nixon, ni les élections municipales). Le problème politique est le problème de l’institution globale de la société. La réflexion est anti-« scientifique » au possible : L’auteur n’a pas mobilisé une armée d’assistants, ni dépensé des dizaines d’heures d’ordinateur pour établir scientifiquement ce que tout le monde connaît déjà d’avance : par exemple, que les concerts de musique dite sérieuse ne sont fréquentés que par certaines catégories socioprofessionnelles de la population. La réflexion est aussi pleine de pièges et de risques. On est plongé dans ce monde – et l’on essaie de le comprendre et même de l’évaluer. Bien évidemment, c’est l’auteur qui parle. À quel titre ? Au titre précisément de partie prenante, d’individu participant à ce monde, au même titre auquel il s’autorise d’exprimer ses opinions politiques, de choisir ce qu’il combat et ce qu’il soutient dans la vie sociale de l’époque.

Ce qui est en train de mourir aujourd’hui, en tout cas, ce qui est profondément remis en question, c’est la culture « occidentale ». Culture capitaliste, culture de la société capitaliste, mais qui dépasse de loin ce régime social-historique car elle comprend tout ce que celui-ci a voulu et pu reprendre dans ce qui l’a précédé, et tout particulièrement dans le segment « gréco-occidental » de l’histoire universelle. Cela meurt comme ensemble de normes et de valeurs, comme formes de socialisation et de vie culturelle, comme type social-historique des individus, comme signification du rapport de la collectivité à elle-même, à ceux qui la composent, au temps et à ses propres œuvres.

Ce qui est en train de naître, péniblement, fragmentairement et contradictoirement, depuis deux siècles et plus, c’est le projet d’une nouvelle société, le projet d’autonomie sociale et individuelle. Projet qui est création politique au sens profond, et dont les tentatives de réalisation, détournées ou avortées, ont déjà informé l’histoire moderne. (Ceux qui veulent tirer de ces détournements ou avortements la conclusion que le projet d’une société autonome est irréalisable sont en plein illogisme. Je ne sache pas que la démocratie ai été détournée de ses fins sous le despotisme asiatique, ni que les révolutions ouvrières chez les Bororos aient dégénéré). Révolutions démocratiques, mouvements des femmes, luttes ouvrières, des jeunes, des minorités « culturelles », ethniques, régionales, témoignent tous de 1’émergence et de la vie continuée de ce projet d’autonomie. La question de leur avenir et de leur « aboutissement » – la question de la transformation sociale en un sens radical – reste évidemment ouverte. Mais reste aussi ouverte, ou plutôt : doit être aussi à nouveau posée, une question certes nullement originale, mais régulièrement recouverte par les modes de pensée hérités, même lorsqu’ils se veulent « révolutionnaires » : la question de la création culturelle au sens strict, l’apparente dissociation du projet politique d’autonomie et d’un contenu culturel, les conséquences mais surtout les présupposés culturels d’une transformation radicale de la société. C’est cette problématique que les pages qui suivent veulent, partiellement et fragmentairement, élucider.

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Je prends ici le terme culture dans une acception intermédiaire entre son sens courant en français (les « œuvres de l’esprit » et l’accès de l’individu à celles-ci), et son sens dans l’anthropologie américaine (qui couvre la totalité de l’institution de la société, tout ce qui différencie et oppose société d’une part, animalité et nature d’autre part). J’entends ici par culture tout ce qui, dans l’institution d’une société, dépasse la dimension ensembliste-identitaire (fonctionnelle-instrumentale) et que les individus de cette société investissent positivement comme « valeur » au sens le plus général du terme : en somme, la paideia des Grecs. Comme son nom l’indique, la paideia contient aussi indissociablement les procédures instituées moyennant lesquelles l’être humain, au cours de sa fabrication sociale comme individu, est conduit à reconnaître et à investir positivement les valeurs de la société. Ces valeurs ne sont pas données par une instance externe, ni découvertes par la société dans des gisements naturels ou dans le ciel de la Raison. Elles sont, chaque fois, créées par la société considérée comme noyaux de son institution, repères ultimes et irréductibles de la signifiance, pôles d’orientation du faire et du représenter sociaux. Il est donc impossible de parler de transformation sociale sans affronter la question de la culture en ce sens - et, en fait, on l’affronte et on y « répond » quoiqu’on fasse. (Ainsi en Russie, après Octobre 1917, l’aberration relative du Proletkult a été écrasée par l’aberration absolue de l’assimilation de la culture capitaliste et cela a été une des composantes de la constitution du capitalisme bureaucratique total et totalitaire sur les ruines de la révolution).

Nous pouvons expliciter de manière plus spécifique la liaison intime de la création culturelle et de la problématique sociale et politique de notre temps. Nous pouvons le faire moyennant certaines interrogations, et ce que celles-ci présupposent, impliquent ou entraînent – comme constatations de fait, fussent-elles discutables, ou comme articulations de sens :

  • Le projet d’une société autonome ne reste-t-il pas (autant que la simple idée d’un individu autonome) en un sens, « formel », ou « kantien », pour autant qu’il apparaît n’affirmer comme valeur que l’autonomie elle-même ? Plus précisément : une société peut-elle « vouloir » être autonome pour être autonome ? Ou encore : s’autogouverner – oui ; mais pour quoi faire ? La réponse traditionnelle est, le plus souvent : pour mieux satisfaire les besoins. La réponse à la réponse est : quels besoins ? Lorsque l’on ne risque plus de mourir de faim, qu’est-ce que vivre ?
  • Une société autonome pourrait « mieux réaliser » les valeurs ou « réaliser des valeurs autres » (sous-entendu : meilleures) ; mais lesquelles ? Et que sont des valeurs meilleures ? Comment évaluer les valeurs ? Interrogation qui prend son plein sens à partir de cette autre question « de fait » : dans la société contemporaine, existe-t-il encore des valeurs ? Peut-on encore parler, comme Max Weber, de conflit des valeurs, de « combat des dieux » ou y a-t-il plutôt effondrement graduel de la création culturelle, et ce qui, pourrait être devenu lieu commun n’est pas nécessairement faux, à savoir décomposition des valeurs ?
  • Certes, il serait impossible de dire que la société contemporaine est une « société sans valeurs » (ou « sans culture »). Une société sans valeurs est simplement inconcevable. Il y a de toute évidence, pôles d’orientation du faire social des individus et finalités auxquelles le fonctionnement de la société instituée est asservi. Il y a donc des valeurs au sens transhistoriquement neutre et abstrait indiqué plus haut (au sens où dans une tribu de chasseurs de têtes, tuer est valeur sans laquelle cette tribu ne serait pas ce qu’elle est). Mais ces « valeurs » de la société instituée apparaissent, et sont effectivement, avec ou contraires à ce qu’exigerait, une société autonome. Si le faire est essentiellement orienté vers la maximisation antagonique de la consommation, du pouvoir, du statut et du prestige (seuls objets d’investissement socialement pertinents aujourd’hui) ; si le fonctionnement social est asservi à la signification imaginaire de l’expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle » (technique, science, production, organisation comme fins en soi) ; si cette expansion est à la fois vaine, vide et intrinsèquement contradictoire, comme, elle l’est manifestement, et si les humains ne sont astreints à la servir que moyennant la mise en œuvre, la cultivation et l’utilisation socialement efficace de mobiles essentiellement « égoïstes », dans un mode de socialisation où coopération et communauté ne sont considérées et n’existent que sous le point de vue instrumental et utilitaire, bref, si la seule raison pour laquelle nous ne nous tuons pas les uns les autres lorsque cela nous arrangerait est la peur de la sanction pénale – alors, non seulement il ne peut être question de dire qu’une nouvelle société pourrait « mieux réaliser » des valeurs déjà établies, incontestables, acceptées par tous, mais il faut bien voir que son instauration, présupposerait la destruction radicale des « valeurs » contemporaines, et une création culturelle nouvelle concomitante à une transformation immense des structures psychiques et mentales des individus socialisés.

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Que l’instauration d’une société autonome exigerait la destruction des « valeurs » qui orientent actuellement le faire individuel et social (consommation, pouvoir, statut, prestige – expansion illimitée de la maîtrise rationnelle ») ne me paraît pas une requérir une discussion particulière. Ce qui serait à discuter, à cet égard, est de savoir dans la destruction ou l’usure de ces « valeurs » est déjà avancée, et dans quelle mesure les nouveaux style de comportement que l’on observe, sans doute chez des fragmentairement et transitoirement, chez des individus et des groupes (notamment de jeunes), sont-ils annonciateurs de nouvelles Orientations et de nouveaux modes de socialisation. Je n’aborderai pas ici ce problème capital et immensément difficile. Mais le terme de « destruction des valeurs » peut choquer et paraître inadmissible, s’agissant de la « culture » au sens plus spécifique et plus étroit : des « œuvres de l’esprit » et de leur relation à la vie sociale effective. Il est bien évident que je ne propose pas de bombarder les musées ou de briller les bibliothèques. Ma thèse est plutôt que la destruction de la culture, en ce sens spécifique et étroit, est déjà largement en cours dans la société contemporaine, que les « œuvres de l’esprit » y sont déjà amplement transformé en ornements ou monuments funéraires que seule une transformation radicale de la société pourra faire du passé autre chose qu’un cimetière visité rituellement, inutilement et de moins en moins, fréquemment par quelques parents maniaques et inconsolés.

La destruction de la culture existante (incluant le passé) est déjà en cours dans l’exacte mesure où la création culturelle de la société instituée est en train de s’effondrer. Là où il n’y a pas de présent, il n’y a pas davantage de passé. Le journalisme contemporain invente tous les trimestres un nouveau génie et une nouvelle « révolution » dans tel ou tel domaine. Efforts commerciaux efficaces pour faire tourner l’industrie culturelle mais incapables de masquer le fait flagrant : la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. Lorsqu’une époque n’a pas ses grands hommes, elle les invente. Que se passe-t-il d’autre actuellement dans les différents domaines de l’ « esprit » ? On prétend faire des révolutions, en copiant et en pastichant – mal moyennant aussi l’ignorance d’un public hyper-civilisé et néo-analphabète – les derniers grands moments créateurs de la culture occidentale, soit ce qui s’est fait il y a plus d’un demi-siècle (entre 1900 et 1925-1930). Schönberg, Webern, Berg avaient créé la musique atonale et sérielle avant 1914. Combien parmi les admirateurs de la peinture abstraite connaissent les dates de naissance de Kandinsky (1866) et de Mondrian (1872) ? En 1920, dada et surréalisme étaient déjà là. Quel est le romancier que l’on pourrait ajouter à l’énumération : Proust, Kafka, Joyce… ? Le Paris contemporain, dont le provincialisme n’a d’égal que la prétentieuse arrogance, applaudit furieusement des metteurs en scène audacieux, qui copient audacieusement les grands novateurs de 1920 : Reinhardt, Meyerhold, Piscator etc. Il y a une consolation que l’on éprouve lorsque l’on regarde les productions de l’architecture contemporaine : c’est de penser que, si elles ne tombent pas en ruines d’elles-mêmes d’ici trente ans, elles seront de toute façon démolies comme obsolescentes. Et toutes ces marchandises sont vendues au nom de la « modernité » – alors que la vraie modernité est déjà âgée de trois quarts de siècle.

Certes, il y a, par-ci par-là, des œuvres intenses qui apparaissent encore. Mais je parle du bilan d’ensemble d’un demi-siècle. Certes aussi, il y a le jazz et le cinéma. Il y a – ou il y avait ? Cette grande création à la fois populaire et savante, le jazz, semble avoir épuisé son cycle de vie déjà vers le début des années 1960. Le cinéma soulève d’autres questions que je ne peux aborder ici.

Jugements arbitraires et subjectifs. Certes. Je propose simplement aux lecteurs l’expériment mental suivant : qu’il s’imagine posant, entre quatre yeux aux plus célèbres, aux plus célèbres contemporains cette question : vous considérez-vous sincèrement sur la même ligne de crête que, Mozart, Beethoven ou Wagner que Jan van Eyck, Velázquez, Rembrandt ou Picasso, que Brunelleschi, Michel Ange ou Frank Lloyd Wright, que Shakespeare, Rimbaud, Kafka ou Rilke ? Et qu’il imagine sa réaction, si l’interrogé lui répondait : oui. Laissons de côté l’Antiquité, le Moyen Âge, les cultures extra-européennes et posons la question, autrement. De 1400 à 1925, dans un univers infiniment moins peuplé et combien moins « civilisé » et « alphabétisé » que le nôtre (en fait : dans une dizaine à peine de pays d’Europe, dont la population totale, au début du XIXe siècle était encore de l’ordre de 100 millions) on trouvera un génie créateur de première grandeur par lustre. Et voici, depuis une cinquantaine d’années, un univers de trois ou quatre milliards d’humains, avec une facilité d’accès sans précédent à ce qui, apparemment, aurait pu féconder et instrumenter les dispositions naturelles des individus – presse, livres, radio, télévision, etc. – qui n’a produit qu’un nombre infime d’œuvres dont on puisse penser que, d’ici cinquante ans, on s’y référera comme à des œuvres majeures. L’époque, certes, ne pourrait accepter ce fait. Aussi bien non seulement elle invente ses génies fictifs mais elle a innové dans un autre domaine : elle a détruit la fonction critique. Ce qui se présente comme critique dans le monde contemporain est de la promotion commerciale – ce qui est tout à fait justifié, vu la nature de la production qu’il s’agit de vendre. Dans le domaine de la production industrielle proprement dite, les consommateurs ont commencé finalement à réagir ; c’est que les qualités des produits sont, tant bien que mal, objectivables et mesurables. Mais comment avoir un Ralph Nader de la littérature, de la peinture, ou des produits de l’Idéologie française ? La critique promotionnelle, qui seule subsiste, continue du reste à exercer une fonction de discrimination. Elle porte aux nues les n’importe quoi produits dans la mode de la saison et, pour le reste, elle ne désapprouve pas, elle se tait, elle enterre sous le silence. Comme le critique a été élevé dans le culte de l’ « avant-garde » ; comme il croit avoir appris que, presque toujours, les grandes œuvres ont commencé par être incompréhensibles et inacceptables ; et comme sa qualification professionnelle principale consiste en l’absence de jugement personnel il n’ose jamais critiquer. Ce qui se présente à lui tombe immédiatement sous l’une ou l’autre de ces deux catégories : ou bien c’est un incompréhensible déjà accepté et adulé – et il le louera. Ou bien c’est un incompréhensible nouveau et il se taira, de peur de se tromper dans un sens ou dans l’autre. Le métier du critique contemporain est identique à celui du boursier, si bien défini par Keynes : deviner ce que l’opinion moyenne pense que l’opinion moyenne pensera. Ces questions ne se posent pas seulement relativement à l’ « art » ; elles concernent aussi bien la création intellectuelle au sens étroit. Il n’est guère possible ici de faire plus que d’égratigner le sujet, moyennant quelques points d’interrogation. Le développement scientifico-technique continue incontestablement, peut-être même s’accélère-t-il en un certain sens. Mais dépasse-t-il ce que l’on peut appeler l’application et l’élaboration des conséquences de grandes idées déjà acquises ? Il s’est trouvé des physiciens pour juger que la grande époque créatrice de la physique moderne est derrière nous – entre 1900 et 1930. Ne pourrait-on pas dire que, dans ce domaine aussi, on constate mutatis mutandis la même opposition que dans l’ensemble de la civilisation contemporaine, entre un déploiement de plus en plus ample de la production au sens de la répétition (stricte ou large), de la fabrication, de la mise en œuvre, de l’élaboration, de la déduction amplifiée des conséquences – et l’involution de la création le tarissement de l’émergence de grands schèmes représentatifs-imaginaires nouveaux (comme l’ont été les intuitions germinales de Planck, d’Einstein, de Heisenberg), permettant des saisies autres et différentes du monde ? Et quant à la pensée proprement dite, n’est-il pas légitime de se demander pourquoi, en tout cas après Heidegger mais déjà avec celui-ci, elle devient de plus en plus interprétation, interprétation qui semble du reste dégénérer vers le commentaire et le commentaire du commentaire ? Ce n’est même pas que l’on parle interminablement de Freud, Nietzsche et Marx ; on en parle de moins en moins, on parle de ce qui a été dit sur eux, on compare des « lectures » et des lectures de lectures.

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Qu’est-ce qui meurt aujourd’hui ?

D’abord, l’humus des valeurs ou l’œuvre de culture peut pousser et qu’elle nourrit et épaissit en retour. Les relations ici sont plus que multidimensionnelles, elles sont indescriptibles. En voici un aspect évident. Peut-il exister création d’œuvres dans une société qui ne croit en rien, qui ne valorise vraiment et inconditionnellement rien ? Toutes les grandes œuvres que nous connaissons ont été créées dans un rapport « positif » à des valeurs « positives ». Il ne s’agit pas d’une fonction moralisatrice ou édifiante de l’œuvre - tout le contraire. Le « réalisme socialiste » se veut édifiant - c’est pourquoi ses produits sont nuls. Il ne s’agit même pas simplement de la catharsis aristotélicienne. Depuis l’Iliade jusqu’au Château en passant par Macbeth, le Requiem ou Tristan, l’œuvre entretient avec les valeurs de la société cette relation étrange, plus que paradoxale : elle les affirme en même temps qu’elle les révoque en doute et les met en question. Le libre choix de la vertu et de la gloire au prix de la mort conduisent Achille à la constatation qu’il vaut mieux être esclave d’un pauvre paysan sur terre que régner sur tous les morts de l’Hadès. L’action qui se veut audacieuse et libre fait voir à Macbeth que nous sommes des pauvres acteurs gesticulant sur une scène absurde. L’amour plein et pleinement vécu par Tristan et Isolde ne peut s’achever que dans et par la mort. Le choc que provoque l’œuvre est réveil. Son intensité et sa grandeur sont indissociables d’un ébranlement, d’une vacillation du sens établi.

Ébranlement et vacillation ni ne peuvent être que si, et seulement si, ce sens est bien établi, si les valeurs valent fortement et sont vécues de même. L’absurdité ultime de notre destin et de nos efforts, l’aveuglement de notre clairvoyance, n’écrasaient pas, mais « élevaient » le public d’Oedipe Roi ou d’Hamlet – et ceux parmi nous qui, par singularité, affinité ou éducation, continuons d’en faire partie – pour autant qu’il vivait dans un monde où la vie était en même temps (et j’oserais ajouter : à juste titre) fortement investie et valorisée. Cette même absurdité, thème préféré du meilleur de la littérature et du théâtre contemporains, ne peut plus avoir la même signification, ni sa révélation prendre valeur d’ébranlement, tout simplement parce qu’elle n’est plus vraiment absurdité, il n’y a aucun pôle de non-absurdité auquel elle pourrait en s’opposant se révéler fortement comme absurdité. C’est, du noir peint sur du noir. De ses formes les moins fines à celles qui le sont le plus, de la Mort d’un commis voyageur jusqu’à Fin de partie, la littérature contemporaine ne fait que dire, plus ou moins intensément, ce que nous vivons quotidiennement.

Meurt ensuite – autre face du même – la relation essentielle de l’œuvre et de son auteur à un public. Le génie d’Eschyle et de Sophocle est inséparable du génie du démos athénien, comme le génie de Shakespeare est inséparable du génie du peuple élisabéthain. Privilèges génétiques ? Non ; manière de vivre, de s’instituer, de faire et de se faire des collectivités social-historiques – et, plus particulièrement, manière d’intégrer l’individu et l’œuvre à la vie collective. Pas d’avantage, cette relation essentielle n’impliquait une situation idyllique, l’absence de frictions, la reconnaissance immédiate de l’individu créateur par la collectivité. Les bourgeois de Leipzig n’ont engagé Bach que désespérés de ne pas avoir pu obtenir les services de Telemann. Il reste qu’ils ont quand même engagé Bach, et que Telemann était un musicien de premier ordre. Évitons encore un autre malentendu : je ne dis pas que les sociétés antérieures étaient « culturellement indifférenciées », que dans tous les cas le « public » coïncidait avec la société entière. Les tenants du Lancashire ne fréquentaient pas le Théâtre du Globe, et Bach ne jouait pas pour les serfs de Poméranie. Ce qui m’importe est la co-appartenance de l’auteur et d’un public qui forme une collectivité « concrète », cette relation qui, sociale, n’est pas fortement « anonyme », n’est pas simple juxtapositions. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre même une esquisse rapide de l’évolution de cette relation dans les sociétés « historiques ». Il suffit de constater qu’avec le triomphe de la bourgeoisie capitaliste, dès le XIXe siècle, apparaît une nouvelle situation. En même temps qu’est formellement proclamée (et bientôt véhiculée par des institutions spécifiquement désignées, en particulier l’instruction générale) l’ « indifférenciation culturelle » de la société, s’établit une séparation complète, une scission, entre un « public cultivé » auquel s’adresse un art « savant », et un « peuple » qui, dans les villes, est réduit à se nourrir de quelques miettes tombées de la table culturelle bourgeoise, et dont, partout, à la ville comme à la campagne, les formes d’expression et de création traditionnelles sont rapidement désintégrées et détruites. Encore dans ce contexte, subsiste encore quelque temps - même si un malentendu commence à s’y glisser – entre le créateur individuel et un milieu social/culturel déterminé, une communauté de points de repère, des références, de l’horizon de sens. Ce public nourrit le créateur – non seulement au sens matériel – et s’en nourrit aussi. Mais la scission devient bientôt pulvérisation. Pourquoi ? Question énorme, à laquelle on ne peut pas répondre par des tautologies marxistes (la bourgeoisie devient réactionnaire après son accession au pouvoir, etc.), et que je ne peux que laisser ouverte. On peut simplement constater que, venant après six siècles de création culturelle « bourgeoise » d’une richesse inouïe (étrange Marx ! Dans sa haine de la bourgeoisie, et son asservissement à ses valeurs ultimes, il loue la bourgeoisie d’avoir développé les forces productives, et ne s’arrête pas un instant pour voir que toute la culture occidentale, depuis le XIIe siècle, lui est due), cette pulvérisation coïncide avec le moment ou, progressivement vidées de l’intérieur, les valeurs de la bourgeoisie sont finalement exposées à nu dans ce qu’est désormais devenu leur simple platitude. Dès le dernier tiers du XIXe siècle le dilemme est clair. S’il continue à partager ces valeurs, l’artiste, quelle que soit sa « sincérité », en partage aussi la platitude ; si la platitude lui est impossible, il ne peut que les défier et s’y opposer. Paul Bourget ou Rimbaud, George Obnet ou Lautréamont, Edouard Détaille ou Edouard Manet. Et je prétends que ce type d’opposition ne se trouve pas dans l’histoire précédente. Bach n’est pas le Schönberg d’un Saint-Saëns de son époque.

Ainsi apparaît l’artiste maudit, le génie incompris par nécessité et non par accident, condamné à œuvrer pour un public potentiellement universel mais effectivement inexistant et essentiellement posthume. Et bientôt, le phénomène s’étend (relativement) et se généralise : l’entité « art d’avant-garde » se constitue – et elle évoque à l’existence un nouveau « public ». Authentiquement, parce que l’œuvre de l’artiste d’avant-garde rencontre un écho chez nombre d’individus ; inauthentiquement, parce qu’il ne faut pas longtemps pour constater que les monstruosités d’hier sont les chefs-d’œuvre d’aujourd’hui. Étrange public, qui s’origine dans une apostasie sociale – les individus qui le comprennent provenant presque exclusivement de la bourgeoisie et des couches qui lui sont proches – et qui ne peut vivre son rapport avec l’art qu’il patronne que dans la duplicité sinon la mauvaise foi ; qui court derrière l’artiste, au lieu de l’accompagner ; qui doit chaque fois se faire violer par l’œuvre, au lieu de s’y reconnaître ; Qu’aussi nombreux soit-il, reste toujours pulvérulent et moléculaire ; et dont à la limite le seul point de référence avec l’artiste est négatif : la seule valeur est le « nouveau » recherché pour – lui-même, une œuvre d’art doit être plus « avancée » que les précédentes.

Mais « avancée » par rapport à quoi ? Beethoven est-il plus « avancé » que Bach ? Velázquez était-il rétrograde par rapport à Giotto ? Les transgressions de certaines pseudo-règles académiques (les règles de l’harmonie classique par exemple, que les grands compositeurs, à commencer par Bach lui-même, ont souvent « violées » ; ou celles de la représentation « naturaliste » en peinture, que finalement aucun grand peintre n’a jamais respectées) sont valorisées pour elles-mêmes – en pleine méconnaissance des rapports profonds qui relient toujours, dans une grande œuvre, la forme de l’expression et ce qui est exprimé, si tant est que la distinction puisse même être faite. Cézanne était-il un demeuré, qui peignait des pommes de plus en plus cubiques, parce qu’il voulait les rendre de plus en plus ressemblantes et de plus en plus rondes ? Est-ce parce qu’elles sont atonales que certaines œuvres atonales sont vraiment de la musique ? Je ne connais, dans toute la prose littéraire universelle, qu’une seule œuvre qui soit création absolue, démiurgie d’un monde autre ; œuvre qui prend en apparence tous ses matériaux dans ce monde-ci et, imposant à leur agencement et à leur « logique » une imperceptible et insaisissable altération en fait un univers qui ne ressemble à aucun autre et dont nous découvrons grâce à elle, dans l’émerveillement et l’effroi, que nous l’avons, peut-être, depuis toujours habité en secret. C’est le Château, roman de forme classique, en fait banale. Mais la plupart des littérateurs contemporains se contorsionnent pour inventer de nouvelles formes lorsqu’ils n’ont rien à dire, ni nouveau ni ancien ; et lorsque leur public les applaudit-il faut comprendre qu’il applaudit des exploits de contorsionnistes.

Ce « public d’avant-garde », ainsi constitué, agit par choc en retour (et en synergie avec l’esprit des temps) sur les artistes. Les deux ne sont tenus ensemble que par la référence pseudo-« moderniste », simple négation qui ne peut nourrir que l’obsession de la novation à tout prix et pour elle-même. Aucune référence contre laquelle, jauger, et apprécier le nouveau. Mais comment pourrait-il y avoir vraiment du nouveau s’il n’y a pas de vraie tradition, de tradition vivante ? Et comment l’art pourrait-il avoir comme seule référence l’art lui-même, sans devenir aussitôt simple ornement, ou bien jeu au sens le plus banal du terme ? En tant que création de sens, d’un sens non discursif, non pas seulement : intraduisible par essence et non par accident dans le langage courant, mais faisant être un mode d’être inaccessible et inconcevable pour celui-ci, l’art nous confronte aussi avec un paradoxe extrême. Totalement autarcique, se suffisant à lui-même, ne servant à rien, il n’est aussi que comme renvoi au monde et aux mondes, révélation de celui-ci comme un à-être perpétuel et inexhaustible moyennant l’émergence de ce qui, jusqu’alors, n’était ni possible ni impossible – de l’autre. Non pas : présentation dans la représentation des Idées de la Raison irreprésentables discursivement, comme le voulait Kant ; mais création d’un sens qui n’est ni Idée ni Raison, qui est organisé sans être « logique » et qui crée son propre référent comme plus « réel » que tout « réel » qui pourrait être « représenté ».

Ce sens, non pas est « indissociable » d’une forme : il est forme (eidos), il n’est que dans et par la forme (ce qui n’a rien à voir avec l’adoration d’une forme vide pour elle-même, caractéristique de l’académisme inversé qu’est le « modernisme » actuel). Or, ce qui meurt aussi aujourd’hui, ce sont les formes mêmes, et, peut-être, les catégories (genres) héritées de la création. Ne peut-on pas légitimement se demander si la forme roman, la forme tableau, la forme pièce de théâtre, ne se survivent-elles pas à elles-mêmes ? Indépendamment de sa réalisation concrète (comme tableau, fresque, etc.), est-ce que la peinture est encore vivante ? Il ne faut pas s’irriter facilement devant ces questions. La poésie épique est bel et bien morte depuis des siècles, sinon des millénaires. Y a-t-il eu, après la Renaissance, de la grande sculpture, à quelques exceptions récentes près (Rodin, Maillol, Archipenko, Giacometti… ). Le tableau, comme le roman, comme la pièce de théâtre, impliquent totalement la société où ils surgissent. Qu’en est-il, par exemple, du roman aujourd’hui ? Depuis l’usure interne du langage jusqu’à la crise de la parole écrite, depuis la distraction, le divertissement, la manière de vivre ou plutôt de ne pas vivre le temps de l’individu moderne jusqu’aux heures passées devant la télévision, tout ne conspire-t-il pas vers le même résultat ? Quelqu’un qui a passé son enfance et son adolescence regardant la télévision quarante heures par semaine, pourrait-il lire l’Idiot ou un Idiot d’aujourd’hui ? Pourrait-il avoir accès à la vie et au temps romanesques, se posturer dans la réceptivité / liberté nécessaires pour se laisser absorber dans un grand roman tout en en faisant quelque chose pour soi-même ?

Mais peut-être aussi est entrain de mourir ce que nous avons appris à appeler l’œuvre de culture elle-même : l’ « objet » durable, destiné par principe à une existence temporellement indéfinie, individualisable, assigné du moins en droit à un auteur, à un milieu, à une datation précis. Il y a de moins en moins des œuvres, et de plus en plus des produits, qui partagent avec les autres produits de l’époque le même changement dans la détermination de leur temporalité : destinés non pas à durer, mais à ne pas durer. Ils partagent aussi le même changement dans la détermination de leur origine : il n’y a plus aucune essentialité de leur rapport avec un auteur défini Ils partagent enfin le même changement de statut d’existence ; ils ne sont plus singuliers ou singularisables, mais des exemplaires indéfiniment reproductibles du même type. Macbeth est certes une instance de la catégorie tragédie, mais il est surtout totalité singulière : Macbeth (la pièce) est un individu singulier – comme les cathédrales de Reims ou de Cologne sont des individus singuliers. Une pièce de musique aléatoire, les tours que je vois de l’autre côté de la Seine ne sont des individus singuliers qu’au sens « numérique », comme disent les philosophes.

J’essaie de décrire les changements. Peut-être je me trompe, mais en tout cas je ne parle pas dans la nostalgie d’une époque où un génie nommément désigné créait des œuvres ; singulières moyennant lesquelles il était pleinement reconnu par la communauté (très mal appelée souvent « organique ») dont il faisait partie. Ce mode d’existence de l’auteur, de son œuvre, de sa forme et de son public est, évidemment, lui-même une création social-historique que l’on peut, grossièrement, localiser et dater. Il apparaît dans les sociétés « historiques » au sens étroit, sans doute déjà celles du « despotisme oriental », certainement depuis la Grèce (« Homère » et la suite), il culmine dans le monde gréco-occidental. Il n’est pas le seul, et certainement pas – même du point de vue « culturel » le plus étroit – le seul valable. La poésie démotique néo-grecque vaut amplement Homère, comme le, flamenco ou le ganelan valent n’importe quelle grande musique, les danses africaines ou balinaises sont de, loin supérieures au ballet occidental et la statuaire primitive ne le cède à aucune autre. Plus même : la création populaire n’est pas bornée à la « préhistoire ». Elle a longtemps continué, parallèlement à la création « savante », au-dessous de celle-ci, la nourrissant sans doute la plupart du temps. L’époque contemporaine est en train de détruire les deux. Où situer la différence entre un art populaire et ce qui se fait aujourd’hui ? Non pas dans l’individualité nommément assignée à – l’origine de l’œuvre – inconnue dans l’art populaire ; ni dans la singularité de celle-ci - qui n’y est pas valorisée comme telle. La création populaire, « primitive » ou ultérieure, permet certes et même rend activement possible une variété indéfinie de réalisations, de même qu’elle fait une place à l’excellence particulière de l’interprète qui n’est jamais simple interprète mais créatif dans la modulation : Chanteur, barde, danseur, potier ou brodeuse. Mais ce qui la caractérise par-dessus tout, c’est le type de rapport qu’elle soutient avec le temps. Même lorsqu’elle n’est pas faite explicitement pour durer, elle dure en fait quand même. Sa durabilité est incorporée dans son mode d’être, dans son mode de transmission, dans le mode de transmission des « capacités subjectives » qui la portent, dans le mode d être de la collectivité elle-même. Par là, elle se situe à l’opposé exact de la production contemporaine. Or, l’idée du durable n’est ni capitaliste, ni gréco-occidentale. Altamira, Lascaux, les statuettes préhistoriques en témoignent. Mais pourquoi donc faut-il qu’il y ait du durable ? Pourquoi faut-il qu’il y ait des œuvres en ce sens-là ? Lorsque l’on débarque pour la première fois en Afrique noire, le caractère « préhistorique » du continent avant la colonisation saute aux yeux : pas de constructions en dur, hors celles faites par les Blancs ou à leur suite. Et pourquoi donc faudrait-il à tout prix qu’il y ait des constructions en dur ? La culture africaine s’est avérée aussi durable que n’importe quelle autre, sinon davantage : à ce jour, les efforts continuels des Occidentaux pour la détruire n’ont pas tout à fait réussi. Elle dure d’une autre façon, moyennant d’autres instrumentations et surtout moyennant une autre condition ; et c’est en détruisant cette condition que l’invasion de l’Occident est en train de créer cette situation monstrueuse, où le continent se déculture sans s’acculturer. Elle dure, là où elle le fait, moyennant l’investissement continué des valeurs et des significations imaginaires sociales propres aux différentes ethnies, qui continuent d’orienter leur faire et leur représenter sociaux.

Or - et c’est l’autre face des constatations « négatives » formulées plus haut sur la culture officielle et savante de l’époque – il semble bien non seulement qu’un certain nombre de conditions pour une nouvelle création culturelle sont aujourd’hui réunies, mais qu’une telle culture, de type « populaire », est en train d’émerger. D’innombrables groupes de jeunes, avec quelques instruments, produisent une musique que rien – si ce n’est les hasards de la promotion commerciale – ne différencie de celle des Stones ou de Jefferson Airplane. N’importe quel individu avec un minimum de goût, qui a regardé des peintures et des photos, peut produire des photos aussi belles que les plus belles. Et, puisqu’on a parlé de constructions en dur, rien n’empêche d’imaginer des matériaux gonflables permettant à chacun de construire sa maison et d’en changer, s’il le veut, la forme toutes les semaines. (On me dit que ces possibilités, utilisant des matériaux plastiques, sont déjà expérimentées aux États-Unis). Je passe sur les promesses, connues, discutées, déjà en cours de matérialisation, de l’ordinateur bon marché à domicile : chacun sa musique aléatoire ou pas. Il ne sera pas difficile de programmer la composition et l’exécution d’un pastiche, d’un Nomos de Xenakis ou même d’une fugue de Bach (cela paraîtrait plus difficile pour Chopin). Pourtant, ce serait tricher que d’essayer de balancer le vide de la culture savante actuelle avec ce qui tente de naître comme culture populaire et diffuse. Ce n’est pas seulement que cette extraordinaire amplification des possibilités et du savoir-faire nourrit aussi et surtout la production « culturelle » commerciale (du strict point de vue de la « prise de vues », le plus minable de Lelouch n’est pas inférieur à ceux qu’il copie). C’est que nous ne pouvons pas contourner le mystère de l’originalité et de la répétition. Depuis quarante ans, cette question me taraude, pourquoi le même morceau, disons une Sonate N°33 de Beethoven, écrit par quelqu’un aujourd’hui, serait considéré comme une amusette, et chef-d’œuvre impérissable s’il était découvert soudain dans un grenier de Vienne ? (Il est clair que la série qui culmine dans l’Opus 111 est loin d’épuiser les possibilités de ce que Beethoven « découvrait » à la fin de sa vie – et qui est resté sans suite dans l’histoire de la musique). Je n’ai vu personne réfléchir sérieusement sur la question posée par la découverte, il y a quelques années, de la série des « faux Ver Meer » qui avaient trompé pendant longtemps tous les experts. Qu’est-ce qui était donc « faux » dans ces tableaux – à part la signature, qui n’intéresse que les marchands et les avocats ? En quel sens la signature fait-elle partie de l’œuvre picturale ?

Je ne connais pas la réponse à cette question. Peut-être les experts ont-ils été trompés parce qu’ils jugeaient très correctement le « style » de Ver Meer, mais n’avaient pas des yeux pour la flamme. Et peut-être cette flamme est-elle en rapport avec ce qui fait que, sans qu’il y ait pour cela « aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre », nous nous croyons « obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis » et que « l’artiste athée » se croit « obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. » Proust – reprenant presque littéralement un argument de Platon – croyait trouver ici l’indice d’une vie antérieure et ultérieure de l’âme. J’y vois simplement la preuve que nous ne devenons vraiment des individus que par la dédication à autre chose que notre existence individuelle. Et si cette autre chose n’existe que pour nous – ou pour personne c’est la même chose – nous ne sommes pas sortis de la simple existence individuelle, nous sommes simplement fous. Ver Meer peignait pour peindre et cela veut dire : pour faire être quelque chose pour quelqu’un ou quelques-uns pour qui cette chose serait de la peinture. En ne s’intéressant rigoureusement qu’à son tableau, il intronisait dans une position de valeur absolue à la fois son public immédiat et les générations indéfinies et énigmatiques de l’avenir. La culture « officielle », « savante » d’aujourd’hui est écartelée entre ce qu’elle garde de l’idée de l’œuvre comme durable, et sa réalité qu’elle ne parvient pas à assumer : la production en série du consommable et du périssable. De ce fait, elle se vit dans l’hypocrisie objective et la mauvaise conscience, qui aggravent sa stérilité. Elle doit faire semblant de créer des œuvres immortelles et en même temps proclamer des « révolutions » à fréquence accélérée (oubliant que toute révolution bien conçue commence par la démonstration pratique de la mortalité des représentants de l’Ancien Régime). Elle sait parfaitement que les immeubles qu’elle construit ne valent presque jamais (ni esthétiquement, ni fonctionnellement) un igloo ou une habitation balinaise – mais elle se sentirait perdue si elle se l’avouait.

Lorsque, après Salamine, les Athéniens retournèrent dans leur ville, ils trouvèrent l’Hekatompedon et les autres temples de l’Acropole incendiés et détruits par les Perses. Ils ne se sont pas mis à les restaurer. Ils en ont utilisé ce qui restait pour égaliser la surface du rocher et remplir les fondations du Parthénon et des nouveaux temples. Si Notre-Dame était détruite par un bombardement, impossible d’imaginer un instant les Français faisant autre chose que ramassant pieusement les débris, essayant une restauration ou laissait les ruines en l’état. Et ils auraient raison. Car mieux vaut un minuscule débris de Notre-Dame que dix tours Pompidou. Et l’ensemble de la culture contemporaine est écartelé entre une répétition qui ne saurait être qu’académique et vide, parce que séparée de ce qui assurait autrefois la continuation/variation d’une tradition vivante et substantiellement liée aux valeurs substantives de la société ; et une pseudo-novation archi-académique dans son « anti-académisme » programmé et répétitif, fidèle reflet, pour une fois, de l’effondrement des valeurs substantives héritées. Et cette relation, ou absence de relation, avec des valeurs substantives est aussi un des points d’interrogation qui pèsent sur la culture néo-populaire moderne.

***

Personne ne peut dire ce que seront les valeurs d’une nouvelle société, ou les créer à sa place. Mais nous devons regarder « avec des sens sobres » ce qui est, pourchasser les illusions, dire fortement ce que nous voulons ; sortir des circuits de fabrication et de diffusion des tranquillisants, en attendant de pouvoir les casser. Décomposition de la « culture », et comment non, lorsque pour la première fois dans l’histoire, la société ne peut rien penser et rien dire sur elle-même, sur ce qu’elle est et ce qu’elle veut, sur ce qui pour elle vaut et ne vaut pas – et d’abord, sur la question de savoir si elle se veut comme société, et comme quelle société ? Il y a aujourd’hui question de la socialisation, du mode de socialisation et de ce que celui-ci implique quant à la socialité substantive. Or les modes de socialisation « externes » tendent de plus en plus à être des modes de dé-socialisation « interne ». Cinquante millions de familles isolées chacune dans son logement et regardant la télévision représentent à la fois la socialisation « externe » la plus poussée que l’on ait jamais connue, et la désocialisation « interne », la privatisation la plus extrême. Il est fallacieux de dire que c’est la nature technique des media qui en est, comme telle, responsable. Certes, cette télévision va comme un gant à cette société, et il serait absurde de croire qu’on y changerait quelque chose en changeant le « contenu » des émissions. La technique et son utilisation sont inséparables de ce dont elles sont les vecteurs. Ce qui est en cause, c’est l’incapacité/impossibilité pour la société actuelle pas seulement et pas tellement d’imaginer, inventer et instaurer un autre usage de la télévision, mais de transformer la technique, télévisuelle de sorte qu’elle puisse faire communiquer les individus et les faire participer à un réseau d’échanges – au lieu de les agglomérer passivement autour de quelques pôles émetteurs. Et pourquoi ? Parce que, depuis longtemps déjà, la crise a rongé la socialité positive elle-même comme Valeur substantive.

Il y a, ensuite, question de l’historicité.. L’hétéronomie d’une société – comme d’un individu – s’exprime et s’instrumente aussi dans la relation qu’elle instaure avec son histoire et l’histoire. La société peut être engluée dans son passé, le répéter – croire qu’elle le répète – interminablement ; ainsi les sociétés archaïques ou la plupart des sociétés « traditionnelles ». Mais il y a un autre mode de l’hétéronomie, né sous nos yeux : la prétendue « table rase » du passé qui est en vérité – parce qu’il n’y a jamais « table rase » – la perte par la société de sa mémoire vivante, au moment même où s’hypertrophie sa mémoire morte (musées, bibliothèques, monuments classés, banques de don, etc.), la perte d’un rapport substantif et non serf à passé, à son histoire, à l’histoire – autant dire : sa perte à elle-même. Ce phénomène n’est qu’un aspect de la crise de la conscience historique de l’Occident, venant après un historicisme-progressisme poussé à l’absurde (sous la forme libérale ou sous la forme marxiste). Mémoire vivante du passé et projet d’un avenir valorisé disparaissent ensemble. La question du rapport entre la création culturelle du présent et les œuvres du passé est, au sens le plus profond, la même que celle du rapport entre l’activité créatrice auto-instituante d’une société autonome et le déjà donné de l’histoire, que l’on ne saurait jamais concevoir comme simple résistance, inertie ou servitude. Nous avons à opposer à la fausse modernité comme à la fausse subversion (qu’elles s’expriment dans les supermarchés ou dans les discours de certains gauchistes égarés) une reprise et une recréation de notre historicité, de notre mode d’historisation. Il n’y aura transformation sociale radicale, nouvelle société, société autonome que dans et par une nouvelle conscience historique, qui implique à la fois une restauration de la valeur de la tradition et une autre attitude face à la tradition, une autre articulation entre celle-ci et les tâches du présent/avenir.

Rupture avec l’asservissement au passé en tant que passé, rupture avec les inepties de la « table rase » ; rupture aussi avec la mythologie du « développement », les phantasmes de croissance organique, les illusions de la cumulation acquisitive. Négations qui ne sont que l’autre face d’une position : l’affirmation de la socialité et de l’historicité substantives comme valeurs d’une société autonome. De même que nous avons à reconnaître chez les individus, les groupes, les ethnies leur véritable altérité (ce qui n’implique pas que nous avons à nous y conformer, car ce serait encore une façon de la méconnaître ou de l’abolir) et à organiser à partir de cette reconnaissance une coexistence véritable ; de même, le passé, de notre société et des autres nous invite à y reconnaître, dans la mesure (incertaine et inépuisable) où nous pouvons le connaître, autre chose qu’un modèle ou un repoussoir. Ce choix est indissociable de celui qui nous fait vouloir une société autonome et juste, où des individus autonomes, libres et égaux, vivent dans la reconnaissance réciproque. Reconnaissance qui n’est pas simple opération mentale – mais aussi et surtout affect.

Et ici, renouons notre propre lien avec la tradition :

« Il semble que les cités sont tenues ensemble par la philia, et que les législateurs s’en soucient davantage que de la justice… Aux philoi, la justice n’est pas nécessaire mais les justes ont besoin de philia et la justice la plus haute participe de la philia… Les philiai dont nous avons parlé [sc. les vraies] sont dans l’égalité… Dans la mesure où il y a communion/communauté, dans la même mesure il y a philia ; et aussi, justice. Et le proverbe « tout est commun pour les philoi » est correct ; car la philia est dans la communion/communauté. » (Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 7, 9)

La philia d’Aristote n’est pas l’ « amitié » des traducteurs et des moralistes. Elle est le genre, dont amitié, amour, affection parentale ou filiale, etc., sont des espèces. Est philia le lien que nouent l’affection et la valorisation réciproques. Et sa forme suprême ne peut exister que dans l’égalité – laquelle, dans la société politique, implique la liberté, soit ce que nous avons appelé autonomie.


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