Les conspirationnistes et les contre-cultures : style « paranoïde » et mode social de pensée

vendredi 4 mai 2012
par  LieuxCommuns

Stéphane François, « Les conspirationnistes et les contre-cultures : style « paranoïde » et mode social de pensée », Les cahiers psychologie politique [En ligne], numéro 20, . URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahie...

Résumé

Nous analyserons dans cet article la prégnance de la paranoïa dans les milieux radicaux, politiques et/ou contre-culturels (« underground »). En effet, la théorie du complot, très présente dans ces milieux, masque souvent, en fait, une tendance à la paranoïa, qui transparaît dans le « complot paranoïde ». Nous montrerons aussi que cette tendance, parfois lourde, est une expression d’un mal être, que celui-ci se manifeste à son tour par une incapacité à s’intégrer dans la société.

Abstract

We analyze, in this article, the significance of in radical circles, political or “Underground”. Indeed, the conspiracy theory, very present in these milieus, mask often, in fact, a tendency to paranoia, which reflected in their “paranoid style”. We also show that tendency, sometime very pregnant, is a expression of unhappiness, as it manifests an inability to live into society.

Table des matières

Introduction

Le succès de la théorie du complot

Définitions et exemples de complots paranoïdes

Le complot paranoïde

Quelques exemples de complots paranoïdes

Interprétations de complots paranoïdes


Cet article doit être vu comme un « work in progress » pour reprendre une expression anglo-saxonne, c’est-à-dire comme un travail en cours, une réflexion non finalisée. Nous y analyserons une vision-du-monde, une Weltanchauung, qui se manifeste par une conception complotiste du monde.

Cette vision-du-monde se développe considérablement dans les milieux populaires depuis le début des années 2000. En effet, cette vision du monde est fort à la mode actuellement, comme le montre le nombre croissant d’études universitaires sur le sujet. Cependant, nous devons garder en mémoire qu’elle s’est diffusée avant tout depuis des milieux radicaux ou considérés comme tels que nous étudierons dans cet article, et qu’elle est devenue une constante importante de ces milieux. En outre, nous utiliserons le mot « radical » (1) au sens large car les discours conspirationnistes, ou complotistes, les deux néologismes étant acceptés, qui vont nous intéresser ne sont pas le propre des milieux extrémistes de droite. En effet, nous verrons dans le présent article que cette vision du monde est commune à des milieux radicaux forts éloignés politiquement, dont le seul point commun est une forme de paranoïa. En effet, cette dernière est à la fois contagieuse et créatrice de porosités doctrinales : si les milieux conspirationnistes d’extrême gauche et ceux d’extrême droite sont éloignés et s’opposent, il n’en existe pas moins des lieux de convergence situés dans les sphères de la contre-culture. Toutefois, nous devons garder à l’esprit que ces sous-ensembles, s’ils peuvent communiquer, restent quand même des ensembles distincts ayant des différences, voire des divergences, textuelles et génériques. Il ne faut donc pas les réduire, de les essentialiser comme le fait Pierre-André Taguieff (Pararouni 2010, 101).

De fait, les discours qui nous intéressent dans cet article s’inscrivent donc globalement dans une conception paranoïaque-critique du monde, ainsi que dans une forme de pensée mythique, bricolée au sens donné à ce terme par Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1962), ayant des liens vers une interprétation paranoïaque-clinique. Dans notre époque à la fois saturée d’information et sujette à une « crise de sens » (Augé, 1994, 186-187), l’approche paranoïaque-critique offre de nouveaux cadres de pensée, au point que le sociologue George Marcus parle à ce sujet de « mode de pensée sociale » (Marcus, 1999). En effet, cette vision du monde, née d’une crise de repère et d’une hyper-rationalisation, voire d’un hyper-criticisme, est banalisée, comme nous le verrons ultérieurement, par une culture populaire de type « paranoïde », qui s’est largement développée grâce à la révolution Internet. Cette forme de pensée est une conséquence de notre monde moderne : nous vivons dans une société « qui contient à la fois trop et pas assez d’information. Nombreux sont ceux qui veulent nous persuader de la vérité de certaines allégations, ou veulent à tout le moins nous les faire partager. De telles allégations peuvent avoir une origine incertaine, mais lorsque les circonstances sont favorables, nous les intégrons dans notre système de croyance, agissons d’après elles et les intégrons dans la mémoire collective » (G. A. Fine, 2006, 3). En outre, comme l’a montré la sociologue Nathalie Heinich, le conspirationnisme est parfois présent dans le milieu de la sociologie universitaire… (Heinich, 2009)

Le succès de la théorie du complot

Comme nous l’avons dit précédemment, ces thèmes conspirationnistes connaissent un succès croissant, grâce à une diffusion de type « viral » sur Internet (Sperber 1996). Internet va être en effet un outil indispensable au développement de ce type de discours, de cet imaginaire (Taguieff, 2006) : les publications à connotation paranoïaque/conspirationniste étaient jusqu’à présent confidentielles, très peu lues. Internet, en dématérialisant les supports, a permis une diffusion accrue de ces thèses, au travers notamment de la démultiplication de ces sites : une personne peut animer plusieurs sites, voire monopoliser plusieurs forums sous différents avatars. Dans ces discours, la « vérité est ailleurs » selon le slogan d’une célèbre série télévisée, X Files (2). Cette dernière, une série télévisée à très grand succès, et multi-récompensée, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, a très largement vulgarisée la théorie du complot. En effet, elle fut la première série télévisée à faire de la thématique paranoïaque conspirationniste sa base scénaristique, permettant au téléspectateur de se poser la question : « Et s’il n’avait pas tort ? » (Knight, 2002). Dans celle-ci donc, le personnage principal, Fox Mulder, un agent du FBI, enquête sur l’implication du gouvernement fédéral américain, de l’ONU, de l’UNESCO et d’une organisation dont on ne connaîtra jamais le nom, dans la colonisation de la Terre par des extraterrestres. Ce thème, d’abord marginal et dilué au grès d’épisodes traitant du paranormal, devient au fil des neuf saisons récurrent puis central. Il sera d’ailleurs au cœur du premier film tiré de cette série. Néanmoins, cette thématique était déjà très présente dans la paralittérature de science-fiction, en particulier chez Philipp K. Dick (3), un auteur dont les textes sont devenus une référence pour les amateurs de ce genre littéraire. Cette littérature, souvent considérée par les universitaires comme un genre mineur, est très lu dans certains milieux radicaux comme les conspirationnistes, la nébuleuse New Age ou l’extrême gauche, tous héritiers, d’une façon ou d’une autre, de la contre-culture américaine des années 1960. En effet, il faut garder à l’esprit qu’en paralittérature « tout signifie, au service d’une norme que jamais le texte ne remet durablement en question, et cela de façon inlassablement répétitive » (D. Couégnas, 1992, 115).

La principale difficulté du présent article est de définir des frontières entre : 1/des paranoïaques qui élaborent des théories du complot ou des théoriciens qui sombrent dans la paranoïa ; 2/l’amateur de théories conspirationnistes et celui qui y croit réellement ; 3/différentes formes de paranoïa : le délire paranoïaque pur, c’est-à-dire la folie, et le discours de type croyance permettant la compréhension d’un monde incompris. De plus, il existe des possibilités interactionnistes, en particulier lors de théorie du complot, quand la réalité entretient la paranoïa. C’est le cas, par exemple, du 11 septembre… En outre, de ce fait, des délires apparus chez certains auteurs qui souffrent réellement de paranoïa peuvent se diffuser, par un phénomène de contagion dans des milieux éloignés mais perméables à ce genre de théories, comme les milieux des amateurs d’« histoire secrète » ou d’OVNIS, que nous avons étudiés dans plusieurs textes (François 2008 ; François & Kreis, 2010). En effet, le paranoïaque est très perméable à la théorie du complot. En outre, il faut tenir compte de la volonté de dissimulation de la part des auteurs étudiés. Comme l’écrit Wiktor Stoczkowski « En esquissant les règles méthodologiques de la lecture entre les lignes, Leo Strauss4 observa que les énoncés occultés ne sont pas nécessairement implicites et qu’ils se manifestent fréquemment au travers d’équivoques, d’ironies, de contradictions délibérément entretenues, d’allusions sibyllines, de définitions excessivement alambiquées, de remarques précises dissimulées parmi d’insignifiantes notes de bas de page ou au milieux de longues et ennuyeuses descriptions qui n’éveillent guère l’attention d’un lecteur pressé. Si l’on cherche à les déceler, on ne peut faire l’économie d’une analyse minutieuse, pour chaque auteur, de la totalité de ses énoncés explicites et de l’ensemble de leur configuration » (W. Stoczkowski, 2001, 101-102).

Enfin, il faut garder à l’esprit que « Les visions conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation dont le premier caractère observable est un “style paranoïde”, comme si l’obsession du complot allait de pair avec un délire d’interprétation, susceptible d’être lui-même le symptôme d’une structure psychique paranoïaque. Le paranoïaque élimine l’incertitude, systématise la méfiance et généralise le soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins à ses yeux, de ce qui se passe dans son monde ou dans le monde » (P.-A. Taguieff, 2005, 102).

Définitions et exemples de complots paranoïdes

Le radicalisme politique, de gauche comme de droite, peut être défini comme le refus des règles de la démocratie parlementaire, dont le jeu des partis. Les « milieux radicaux » comprennent les extrémismes politiques ainsi que les subcultures. Celles-ci sont des expressions de l’underground. Ce dernier se manifeste aussi par une radicalité politique (engagement ou désengagement radical) et/ou artistique associé à un très bon niveau culturel (autodidacte ou non) et à une volonté de subvertir. Selon Frédéric Monneyron et Martine Xibernas, le terme « underground » comprend aussi l’idée d’interdit, de non autorisé (F. Monneyron & M. Xibernas, 2008). Ces groupes radicaux refusent fréquemment la pensée dominante. Ainsi, selon Jean-Bruno Renard, « Pour les groupes minoritaires, la pensée dominante s’impose non par sa force argumentative ou son efficacité empirique, puisqu’elle est perçue comme fausse, mais par l’action d’organisations secrètes qui nous cachent la vérité et nous “désinforment” au travers de l’éducation et des médias […] C’est la même idéologie conspirationniste et la même vision manichéenne du monde, distinguant manipulateurs et manipulés, qui font que les partisans d’idées hétérodoxes se rapprochent : croyants aux extraterrestres et antisémites, négateurs de l’extermination des juifs et négateurs du débarquement sur la Lune, etc. » (J.-B. Renard, 2010, 10).

La théorie du complot est une vision paranoïaque de l’Histoire et de la société : « Il s’agit de ces théories qui interprètent des pans entiers de l’Histoire (et singulièrement de l’histoire contemporaine), voire la totalité de l’histoire humaine, comme le résultat de l’intervention de “forces obscures”, agissant de façon souterraine, pour parvenir à des fins inavouables. La conspiration revêt en général une forme hiérarchique, pyramidale, séparant les manipulés inconscients, les complices actifs et les manipulateurs eux-mêmes. Elle s’emploie à “dominer le monde”, c’est-à-dire à contrôler la vie politique, l’activité économique et le tissu social. Elle dispose pour ce faire de relais privilégiés. Elle emploie tous les moyens, y compris les plus méprisables et les plus odieux, pour substituer aux pouvoirs établis, visibles, l’autorité d’un pouvoir supérieur, occulte, dénué de toute légitimité » (A. de Benoist, 1996, 13). De fait, nous nous attacherons surtout dans cet article à montrer les liens entre ce radicalisme conspirationniste et une tendance à la paranoïa.

La paranoïa peut être définie de la façon suivante : la paranoïa est un trouble psychiatrique, une psychose qui se caractérise par un délire partiel de persécution extrêmement cohérent, qui n’empêche pas l’intégrité du jugement. En ce sens, la paranoïa est une construction intellectuelle. Il s’agit d’un délire d’interprétation, souvent accompagné de réactions d’agressivité, de méfiance et de susceptibilité. En ce sens, la paranoïa est une forme de système fermé : le paranoïaque est une personne qui s’est enfermée sur lui-même et dans son propre système… Comme il considère les autres comme des ennemis potentiels, le rapport à l’autre se fait dans le conflit. Enfin, le paranoïaque cherche toujours à prouver ses affirmations, mais ses arguments sont sans pertinence par rapport à son discours : il voit des preuves là où il n’y en a pas.

Le complot paranoïde

Le complot paranoïde est une création moderne, datant de la fin du XVIIIe siècle. En effet, si l’Histoire regorge de complots avérés, ce n’est que depuis les thèses de l’Abbé Barruel que sont apparus des complots, fantasmés, qui relèvent avant tout de la croyance. C’est en effet la Révolution française qui va favoriser son développement : l’idée du complot accompagne l’idéologie et la pratique révolutionnaires. Selon François Furet, « c’est véritablement une notion centrale et polymorphe, par rapport à laquelle s’organise et se pense l’action : c’est elle qui dynamise l’ensemble de convictions et de croyances caractéristiques des hommes de cette époques, et c’est elle qui permet tout à coup l’interprétation-justification de ce qui s’est passé » (Furet, 1983, 78).

Toutefois, des discours « proto-conspirationnistes » sont présents chez les puritains dès le début du XVIIe siècle : il est alors fréquent de voir des références à un complot du Démon pour pervertir les croyants. Cette forme de peur du Démon n’a pas pour autant disparu. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir du phénomène de « La grande chasse aux satanistes » des années 1990, analysée en 1994 par Massimo Introvigne (M. Introvigne, 1997, 314-368). Toutefois, moins les hommes croient au Diable et plus ils ont tendance à le voir partout… Attitude permettant l’essor du complot paranoïde dans les sociétés contemporaines.

Ce puritanisme va jouer un rôle dans l’essor du conspirationnisme aux États-Unis. Celui-ci va devenir une composante de la culture populaire américaine de l’après-seconde guerre mondiale (Melley, 2000). Des prémisses sont présentes dans la culture américaine dès le XIXe siècle avec un conspirationnisme anticatholique, et plus récemment, après la Seconde guerre mondiale avec l’anticommunisme, en particulier d’un McCarthy (Pipes, 1997, 115). Dans ce dernier cas, « l’ennemi communiste était perçu comme omnipotent et ubiquiste, présent partout mais partout dissimulé, donc toujours à débusquer et à démasquer » (Taguieff, 2006, 40). Dans le conspirationnisme américain, le complot est souvent déduit de supposées « persécutions » dont sont victimes les « petits blancs ». En outre, dans le cas anglo-saxon, il faut prendre en compte l’importance de la peur du Diable chez les Puritains (Versluis, 2006). Cette peur du Malin s’est laïcisée et s’est portée sur les catholiques, les communistes ou extraterrestres. Il est vrai que symboliquement les extraterrestres renvoient au « Mal », surtout dans l’Amérique des années cinquante. Dans les films et la littérature populaire américains de cette époque, les extraterrestres étaient souvent des allégories du « péril communiste ». Si tu regardes bien, les extraterrestres chez Icke (les « Reptiliens »), Lear, Cooper, etc. sont perçus comme des démons. Et cela d’autant plus, que leurs repères, à l’instar du diable, se trouvent sous terre. Ceux-ci affirment même que les Short Greys se nourrissent de sang, d’hormones et d’enzymes humains, tels des vampires. Il existe donc un parallèle assez marqué nous permettant de considérer les extraterrestres comme un mythe actualisé des démons. Toutefois, moins les hommes croient au Diable et plus ils ont tendance à le voir partout… Attitude permettant l’essor du complot paranoïde dans les sociétés contemporaines.

Depuis la parution des travaux des chercheurs Anglo-Saxons, les origines du conspirationnisme sont assez bien connues : elles peuvent être datées de la Révolution française. Auparavant, il existait bien des complots mais ceux-ci restaient enfermés dans une conception religieuse du monde : derrière le complot, il y avait l’Antéchrist, le Diable… Après la Révolution, la nature du conspirationnisme pré-révolutionnaire se trouve remis en cause : la société, laïcisée, rationalisée, ne croit plus au Diable et vit dans l’incertitude. On rencontre très rapidement la convergence entre la pathologie paranoïaque et les discours à tendances conspirationnistes, en particulier dans les milieux des fous littéraires, très présents dans les milieux occultistes. De là, la théorie du complot va se diffuser très rapidement, d’autant plus que ces milieux étaient parfois proches des idées contre-révolutionnaires de Bonald, Maistre ou Barruel. Les milieux occultistes, à l’instar des milieux d’extrême droite, sont largement perméables aux théories du complot. Il était en effet courant dans la littérature occultiste de la fin du XIXe siècle de soutenir l’idée selon laquelle des « Supérieurs Inconnus » dirigeaient discrètement les destins de l’humanité. Il faut tenir en effet compte du fait que « Les idées nouvelles, comme toutes les créations culturelles, écrit Wiktor Stoczkowski, n’émergent pas du néant ; elles se nourrissent de l’ancien, en se construisant à partir des brides du passé soumises aux mécanismes qui, sans être déterministes, sont loin d’être chaotiques et impénétrables. À chaque moment historique, le passé offre aux hommes un vaste répertoire de matériaux à partir desquels ils peuvent échafauder leurs œuvres, en transformant, en combinant et en assemblant des éléments que la tradition laisse à leur portée » (W. Stoczkowski, 1999, 88). De ce fait, les matériaux conspirationnistes et paranoïdes vont être recyclés et radicalisés par plusieurs générations d’auteurs paranoïaques, conspirationnistes ou paranoïaques-critiques (E. Kreis, 2009).

La notion de complot paranoïde est inspirée des travaux de Richard Hofstadter. Celui-ci a publié en 1965 une étude devenue classique sur le style paranoïde. Il distingue deux styles, qui, dans notre cas, fusionnent : dans le style paranoïde, « le sens de la persécution est central et systématisé dans des théories grandioses du complot. Mais il y a une différence capitale […] le paranoïaque clinique voit le monde hostile et comploteur […] comme dirigé spécifiquement contre lui ; alors que le porte-parole du style paranoïde le juge dirigé contre une nation, une culture, un mode de vie dont le destin affecte non pas lui seul mais des millions d’autres » (R. Hofstadter, 1965, 3-4). Dans les milieux qui nous intéressent, nous voyons une synthèse de ces deux formes.

Quelques exemples de complots paranoïdes

Nous rencontrons dans un premier temps la convergence entre la pathologie paranoïaque et les discours à tendances conspirationnistes dans les milieux des fous littéraires, très présents dans les milieux occultistes (B. Schiavetta, 1992). Ceci dit, les milieux occultistes, à l’instar des milieux d’extrême droite, sont largement perméables aux théories du complot. Il était en effet courant dans la littérature occultiste de la fin du XIXe siècle de soutenir l’idée selon laquelle des « Supérieurs Inconnus » dirigeaient discrètement les destins de l’humanité (5)… Certains de ces penseurs occultistes ou ésotériques étaient en outre proches des idées contre-révolutionnaires de Bonald, Maistre ou Barruel. Ainsi, Julius Evola, à la fois membre de l’extrême droite et figure importante de l’ésotérisme, soutenait la véracité de l’ouvrage conspirationniste La Grande conspiration d’Emmanuel Malynski, dont Léon de Poncins cosigna une version abrégée sous le titre La Guerre occulte. Juifs et Francs-Maçons à la conquête du monde (E. Malynski & L. de Poncins, 1936). Evola publia plusieurs articles sur ce sujet. Dans ceux-ci, il se penchait, outre la notion de « race spirituelle », sur le thème de la « guerre occulte », c’est-à-dire la guerre menée par les sociétés secrètes, notamment la franc-maçonnerie, et par les Juifs contre la tradition, et analysait l’action de ces dernières au prisme de la « contre-initiation » guénonienne. Nous retrouvons dans ces discours l’idée paranoïde, qui va se transformer certains individus en la forme pathologique de la paranoïa.

Il est intéressant de voir comment les théories du complot, très prégnantes dans les milieux occultistes, ont pu contaminer le discours ufologique. En effet, des groupes ufologiques, proches des milieux occultistes, ont été influencés par la thématique conspirationniste. En effet, nous rencontrons aussi ces formes de paranoïa dans les milieux ufologiques extrêmes, qui sont culturellement très proches des subcultures occultistes : d’un côté, ces ufologues sont persuadés de l’existence d’un complot extraterrestre visant à asservir ou à détruire la Terre et de l’autre ceux-ci sont certains d’être persécutés par le gouvernement ou par des officines gouvernementales à la solde des extraterrestres (S. François & E. Kreis, 2010). Nous pouvons citer les cas de William Cooper ou de David Icke. L’exemple le plus connu en France fut l’écrivain de science-fiction Jimmy Guieu.

À l’extrême droite, les deux formes de paranoïa sont très prégnantes et font partie de la culture de ces milieux (Kreis, 2009). Elles le sont aussi dans les milieux négationnistes. En effet, ceux-ci, par exemple Alain Guionnet, expliquent leurs malheurs par l’existence d’un complot juif visant à les faire taire. Cependant, l’aspect pathologique n’est pas à négliger, notamment dans le cas Guionnet. De fait, certains à l’extrême droite, tel Philippe Baillet sous le pseudonyme de Xavier Rihoit, considèrent la théorie du complot comme une forme droite de la paranoïa (X. Rihoit, 1990, 27). Elle est d’ailleurs très présente dans les milieux traditionalistes, en particulier chez les sédévacantistes.

Toutefois, si ce type de discours est très fréquent à l’extrême droite, il ne faut pas oublier que les thèses conspirationnistes paranoïaques sont aussi présentes à l’extrême gauche. Ainsi, selon Massimo Introvigne, « Une conjuration mondiale des forces réactionnaires barrant la route du progrès, mieux : du communisme, est une antienne de la littérature soviétique. En Italie, elle a été démarquée dans des publications qui incriminent l’existence d’un complot, ourdi de vieille date, entre la maçonnerie, la mafia, les services secrets yankees et l’Église catholique, aux fins d’entraver la “marche du progrès” et plus spécialement, une prise de pouvoir du Parti communiste local » (M. Introvigne, 2006, 22). Au-delà de cette utilisation idéologique du complot, la paranoïa est aussi présente dans sa forme pathologique dans ces milieux. C’est le cas, par exemple, d’une revue américaine, Conspiracy Digest (6), se consacre à « l’identification de la nature de la conspiration de la classe dirigeante ». Une anecdote rapportée par Raoul Girardet va dans ce sens : en 1904, à la Chambre des députés, « devant les attaques furieuses de la droite, dénonçant l’influence occulte de la maçonnerie, les accusés répondent, à peu près dans les mêmes termes, en évoquant la nécessité de combattre à armes égales les manœuvres souterraines, les pratiques de délation et d’espionnage des congrégations et des sociétés pieuses » (R. Girardet, 1986, 59). L’anecdote de Girardet montre qu’il existe des constructions en miroir, en réaction au conspirationnisme d’extrême droite. Toutefois, ces constructions peuvent se rencontrer, se recomposer et fusionner dans des milieux conspirationnistes éloignés à la fois aux uns et autres, provoquant la radicalisation des cultures conspirationnistes tierces. C’est le cas, comme nous l’avons vu dans ce texte, des milieux New Age.

Interprétations de complots paranoïdes

La paranoïa peut être vue, cliniquement parlant, comme le symptôme d’un mal-être. Ainsi, l’interprétation conspirationniste du monde montre l’inadaptation et l’incompréhension de celui qui le formule au monde qui l’entoure. Ainsi, dans le cas du conspirationnisme américain, le complot est déduit de supposées « persécutions » dont sont victimes les « petits blancs ». De plus, le conspirationnisme joue un rôle important dans la culture populaire américaine : elle est présente dans la littérature, dans le cinéma, dans les médias, etc. (M. Fenster, 1999 ; P. Knight, 2002). Nous pouvons même nous demander si cette prégnance n’a pas créé un terreau favorable à son développement. Ainsi, elle est présente chez un auteur comme Philipp Lovecraft, dans sa version sombre. En effet, Lovecraft explore toutes les déclinaisons de la paranoïa xénophobe : peur de l’Autre (élevée à un niveau cosmique), de l’origine « trouble » (avec l’océan comme symbole), du mélange des sangs, etc. Si dans ce pays, « cette vision complotiste est structurée par le modèle du “Gouvernement invisible” (Invisible Government) ou celui du “Gouvernement mondial” (entité à la fois existante et potentielle, en tant que menace), thème d’un grand nombre de pamphlets » (P.-A. Taguieff, 2005, 94), elle est aussi est aussi utilisée par l’extrême gauche « dans les années 1990 et 2000, autour de la thèse du “complot américano-sioniste” » (P.-A. Taguieff, 2005, 94).

De fait, la paranoïa peut avoir une fonction normative : comme l’écrivait Nietzsche, « ce n’est pas l’incertitude qui rend fou, c’est la certitude ». Ce besoin de certitude peut transformer la paranoïa en une forme de cosmologie permettant la compréhension du monde. Ceci dit, cette grille d’interprétation est sombre. Eric Eliason voit les théories du complot, à tendance paranoïde, comme une « sous-culture de dissension intellectuelle » (E. Eliason, 1996, 157-158). En effet, le complot, chez le conspirationniste, est d’autant plus terrifiant, qu’il est secret et/ou dirigé par des puissances de l’ombre, souvent anormales, mythifiées : francs-maçons, extraterrestres, illuminati, etc. Selon Émile Poulat « la réalité nous terrorise » (E. Poulat, 1992, 7). Il parle d’ailleurs à ce sujet d’« histoire de la peur ».

Cette « histoire de la peur » permet une projection des délires paranoïaques dans les discours conspirationnistes. Les psychanalyses entendent par ce terme, l’« opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs, voire des “objets”, qu’il méconnait ou refuse en lui. Il s’agit là d’une défense très archaïque et qu’on retrouve à l’œuvre particulièrement dans la paranoïa mais aussi dans des modes de pensée “normaux” comme la superstition » (J. Laplanche & J.-B. Pontalis, 1968, 344). Selon Marc Angenot : « Puisque “tout le monde” est contre nous, que personne ne nous comprend, que les fauteurs de nos mécomptes et de nos échecs sont nombreux et divers, puisque les valeurs établies nous font invariablement ombrage et qu’elles ne dominent pourtant, selon nous, que par imposture, il faut qu’une vaste organisation occulte soit derrière ces usurpations et ces avanies toujours recommencées » (M. Angenot, 1997, 165-166). Raoul Girardet ne dit pas autre chose lorsqu’il parle du mythe politique du complot : « L’ordre que l’Autre est accusé de vouloir instaurer ne peut-il être considéré comme l’équivalent antithétique de celui qu’on désire soi-même mettre en place. Le pouvoir que l’on prête à l’ennemi n’est-il pas de même nature que celui qu’on rêve de posséder ? » (R. Girardet, 1986, 61). Quelque part donc, ces personnes, si nous suivons l’analyse de Raoul Girardet, désirent le retour, ou le maintien, d’une société fermée d’où est évacué l’« Autre ».

En conclusion, nous pouvons affirmer que la paranoïa rencontre dans les milieux radicaux, très perméables au conspirationnisme, un terrain fertile qui masque, dans un premier temps du moins, les tendances pathologiques de certains auteurs. De fait, l’un des mécanismes paranoïaques consiste à rationaliser les projections de ceux qui les émettent sur le mode de la causalité. Celle-ci est particulièrement à l’œuvre dans les milieux radicaux. L’« ennemi », l’objet de la névrose peut être dans ce type de discours l’Autre, le Juif, le fasciste, l’antifasciste, le démocrate, l’extraterrestre, le franc-maçon, l’illuminati, etc. En effet, ces milieux cherchent à décoder, au travers d’une forme d’herméneutique idéologique, les signes, les idées cachées, les tentatives d’euphémisation des discours qu’ils analysent.


Notes

1 Est « radical » le milieu qui se définit comme tel et qui est reconnu en retour comme « radical » par les milieux modérés.

2 En français « Aux frontières du réel ».

3 Voir l’analyse de l’Empire américano-soviétique dans SIVA de K. Dick par rapport aux thèses élaborées sur le condominium URSS-USA (P. K. Dick, 2006).

4 Leo Strauss fut le premier à en proposer quelques règles d’analyse (L. Strauss, 1952).

5 La terminologie de « Supérieurs Inconnus » provient à l’origine de la franc-maçonnerie. En 1751, le baron Charles-Gotthelf von Hund (1722-1776) fonde une nouvelle forme de maçonnerie : la Stricte Observance ou plus exactement l’Ordre supérieur des chevaliers du Temple sacré de Jérusalem. L’idée était que la franc-maçonnerie serait une perpétuation des Templiers dirigée par des « Supérieurs Inconnus » dont Hund était, selon ses dires, le seul mandataire, s’étant lui-même fait initier par un mystérieux chevalier au « plumet rouge », en 1747. Cette légende va connaître un succès considérable au cours des XIXe et XXe siècles. Récupérés par les antimaçons, les Supérieurs Inconnus vont devenir les vrais maîtres occultes de la franc-maçonnerie. Ils seront assimilés aux satanistes, aux juifs, aux maîtres de l’Himalaya de la Société théosophique, etc., devenant le symbole de la sphère dirigeante du complot mondial, selon la vulgate conspirationniste. (S. François & E. Kreis, 2010, 74, note 3).

6 http://www.conspiracydigest.com/.


Bibliographie

Angenot M. (1997). Les Idéologies du ressentiment. Montréal : XYZ.

Augé M. (1994). Le Sens des autres. Actualité de l’anthropologie. Paris : Fayard.

Benoist A. de (1992). Psychologie de la théorie du complot. Politica Hermetica, 6, 13-28.

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