Le mouvement espagnol un an après

samedi 31 mars 2012
par  LieuxCommuns

Interview d’Emanuele Profumi, camarade italien installé en Espagne, dont on lira l’analyse plus générale ici

Propos recueillis le 19 mars 2012 par le collectif Lieux Communs.


D’origine italienne, tu vis à Barcelone depuis quelques années et tu as participé au mouvement 15M et « Democracia Real Ya ! » du printemps dernier. Avec le recul d’une année, comment comprends-tu l’événement, son origine et sa direction, et quelles leçons en tires-tu pour les luttes très dures qui s’annoncent ?

Avant tout, je tiens à préciser qu’on ne peut pas superposer le mouvement 15M au groupe « Democracia Real Ya » : même si le premier a été déclenché par les manifestations organisées par le second, dès le début, c’est-à-dire depuis qu’on a décidé d’occuper les plus importantes places du pays, le mouvement espagnol a été caractérisé par une pluralité de voix et de perspectives. « Democracia Real Ya » en résulta comme une voix influente parmi tant d’autres, mais elle n’eut pas un rôle de guide, ni, encore moins, de représentation du mouvement.

L’occupation des places et les nombreuses manifestations qui ont suivi ont donné lieu à l’apparition d’une nouvelle forme de contestation, l’organisation d’un processus de création populaire, de bas en haut, d’un imaginaire social et politique à même de montrer les vrais coupables de la crise économique, de répondre, d’une façon non-violente, aux remèdes néo-libéraux – cause et effet de la crise – par des propositions populaires pour défendre ce qu’on percevait comme « bien commun », et, plus généralement, de créer une idée neuve de démocratie.

Au bout d’une année, j’ai le sentiment que ce processus-là avait des faiblesses intrinsèques qui lui imposent aujourd’hui d’énormes limites en termes de transformation de la société capitaliste et de sortie du système néo-libéral. Le mouvement expie – pour ainsi dire – un problème profond, lié à la culture hédoniste et post-moderne qui le traverse. Je fais référence à l’incapacité de passer du niveau de l’imaginaire au niveau de l’organisation de l’alternative sociale, c’est-à-dire à celui de la création de nouvelles institutions politiques, démocratiques, diffusées dans tous les secteurs sociaux.

La tentative de transférer les assemblées des places principales aux quartiers, aux petites villes et aux villages, qui va dans le même sens que mon discours, mais d’une façon embryonnaire, me semble être en train d’échouer ou de rencontrer des résistances mortifères. A Barcelone, par exemple, les assemblées de quartier n’ont pas encore réussi à créer un mode, une méthode et un espace physique pour partager des choix communs, capables d’orienter démocratiquement l’ensemble du mouvement. Cependant, dans ce cas précis, l’absence d’un projet commun caractérisant le mouvement dans la ville semble être l’effet d’une sous-culture pseudo-anarchiste et d’un héritage sectaire marquant encore les militants de Barcelone, malgré leur clairvoyance manifestée par l’auto-organisation des places dans les quartiers.

Le mouvement a surpris toutes les formations politiques, et en a largement débordé les cadres, aussi bien organisationnel qu’idéologique. Comment ces multiples micro-bureaucraties tentent-elles aujourd’hui de prévenir et de récupérer ces nouvelles formes de contestation et ses mots d’ordre ?

Il ne me semble pas qu’on puisse parler d’un bouleversement idéologique et d’organisation des partis ou des groupes politiques traditionnels causé par la naissance du 15M. Il me semble qu’à gauche, on continue à défendre la structure bureaucratique du parti. La seule exception que je connaisse, c’est la SEL en Italie (Sinistra, Ecologia e Libertà, Gauche, Ecologie et Liberté), qui, toutefois, est l’effet ultime d’un double mouvement social-historique en avance sur les « Indignados », avec 1) le mouvement altermondialiste, qui désagrège les vieilles catégories et les vieilles manières de faire de la politique à gauche, et 2) le processus de dissolution de l’alternative au système capitaliste, arrivé désormais à un stade très avancé.

Que je sache, ni Izquierda Unida ni le PSOE n’ont remis en question, après la naissance du 15M, la forme-parti ou les idées qui les animent.

Toute la société espagnole a été ébranlée par ce mouvement, et le niveau de vie des gens ne cesse de baisser : quels regards portent-ils sur ce mouvement et son échec ? Quelles traces en reste-t-il dans la vie quotidienne des gens ? Comment les gens réagissent-ils aujourd’hui ?

L’actuel système électoral espagnol et une minorité considérable de gens dans le pays ont livré le pouvoir – des villes jusqu’aux régions et au gouvernement central – au parti franquiste, le PP. Cela veut dire que, bien que la plupart des gens aient sympathisé avec le mouvement du 15M, ils l’ont fait sans en partager la perspective de base contestant le système de l’alternance entre le PP et le PSOE.

Il me semble que les effets de la crise, et la rage qui a suivi, sont encore forts dans le Pays. Ou mieux, qu’à cause des mesures suicidaires du gouvernement de Rajoy, ils sont destinés à augmenter. Il est aussi probable que le mouvement reprendra son élan vital et créera de sérieux problèmes aux gouvernants. Mais les gens ne sont pas encore à même de suivre le mouvement, pas plus que ce dernier est en mesure de créer des instruments de participation permettant d’organiser la population en crise sur un plan d’autogestion sociale, démocratique et efficace.

Deux tendance semblent avoir traversé le mouvement : à la fois une demande adressé à l’oligarchie pour qu’elle réponde aux besoins et aux inquiétudes de la population et une condamnation du système politique et économique tout entier. Observe-t-on de nouvelles forces politiques populaires qui reprennent la perspective d’une démocratie directe avec tous les problèmes qu’elle pose ?

Le 15M a remis en question les oligarchies économiques et politiques, mais puisqu’il n’a pas créé une idée neuve de la politique, ni une claire alternative économique générale qui ne s’arrête pas à l’État espagnol ou, à la rigueur, à l’UE, il n’est à même de générer aucune force sociale réelle centrée sur la naissance et la diffusion de la démocratie directe. Et cela aussi pour la raison que dans ce mouvement pas tout le monde ne soutient celles-ci avec conviction. Souvent, on rencontre des gens qui voudraient que la démocratie actuelle « fonctionne », c’est-à-dire qu’elle soit réellement « représentative » du peuple et de ses exigences. On cherche à pratiquer la démocratie directe dans les rencontres de quartier, de places, ou dans les réunions de mouvements, mais on n’est encore arrivé à aucun type d’organisation politique nouvelle capable de mettre au centre de sa propre action la démocratie directe en tant que perspective générale.

L’effondrement du pays n’est pas prêt de s’arrêter, et les mouvements de contestations ne pourront que se multiplier à l’avenir, se durcir et se radicaliser. D’après ce que tu vois de la société espagnole contemporaine, quels sont les grands obstacles que vont devoir affronter les gens pour que leurs révoltes dessinent un projet de société ?

Quelle question !! S’il y avait une réponse certaine, on serait à même de déclencher un véritable processus révolutionnaire. Mais qui peut le savoir ? Il me semble que les obstacles, en vérité, ce sont les problèmes fondamentaux, désormais anciens, de la société capitaliste actuelle. C’est-à-dire qu’ils sont liés, d’un côté, à l’organisation sociale et, de l’autre côté, à son imaginaire.

Il s’agit, d’une part, d’un manque de temps et d’espace pour l’auto-organisation sociale et politique, dû surtout à des formes de travail précaire (mais aussi à celles de travail garanti), qu’on devrait rebaptiser « nouvelles formes légales d’esclavage », et, d’autre part, de l’idée même de politique en tant qu’auto-organisation directe de la collectivité par la collectivité. Cette idée-ci mettrait non seulement en question les oligarchies et les bureaucraties de toutes sortes, mais permettrait à toute la population, et à chacun de nous, de se sentir responsable de son propre pouvoir et de la politique, en tant qu’activité commune à chacun de nous, à tous les niveaux de la société.

Sans aucun doute, le pouvoir incontesté de l’économie et de la finance et celui de la culture autoritaire et militaire qui imprègnent encore nos sociétés sont actuellement les deux obstacles les plus grands pour arriver à développer le double changement auquel on aspire.


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