La contestation en Russie (1/3)

« Beaucoup de gens sont fatigués des mensonges, de la propagande des médias et de l’uniformité dans les hautes sphères du pouvoir »
jeudi 2 février 2012
par  LieuxCommuns

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Interview de A.F., anarcho-syndicaliste russe de la KRAS-AIT (La version russe est disponible ici)

Propos recueillis le 25 janvier 2012 par le collectif Lieux Communs.

Voir la seconde interview


Malgré les fraudes et la propagande, les élections législatives du 4 décembre dernier n’ont pas été le plébiscite souhaité par V. Poutine et son clan au pouvoir depuis 2000. Depuis le 10 décembre, des manifestations de contestation plus ou moins importantes ont lieu. Est-ce le début d’un réveil politique de la population russe ? Comment interprétez-vous la situation ?

A.F. : La situation après les dernières élections législatives peut être seulement à première vue considérée comme un réveil de l’activité politique des citoyens russes. Si on regarde cela plus minutieusement, elle s’avère plus difficile et plus triste. C’est un fait que la Russie a, de temps en temps au cours des dernières années, connu des protestations qui ont attiré plusieurs milliers de participants. Il suffit de rappeler les soi-disant « Marches dissidentes » qui ont eu lieu en 2006-2008 et qui ont été organisées par un certain nombre de mouvements d’opposition, y compris les partis libéraux. Bien sûr, les protestations actuelles dans la capitale de la Russie rassemblent beaucoup plus de monde – jusqu’à 100 000 participants (24 décembre), mais une autre question se pose : qu’est-ce qui motive ces gens ?

Selon les enquêtes sociologiques, la principale base sociale des manifestants est la classe moyenne très aisée, « des gens sans problèmes économiques », comme l’a écrit le Times. Et ils ne sont pas tant troublés par la politique comme telle que, plus spécifiquement, par le monopole du parti dirigeant au pouvoir. Beaucoup de gens sont fatigués des mensonges, de la propagande systématique dans les médias et de l’uniformité dans les hautes sphères du pouvoir. Ils exigent qu’on leur « rende leur voix » : ils ne réclament aucune réforme sérieuse du système politique de la Russie, rien qui aille au-delà du droit « de choisir un maître juste ».

Ainsi, je considère la situation comme très loin même d’un début de réveil purement politique. D’autant plus que les meetings dans la province russe dans son ensemble ont connu peu d’affluence. Concernant les rassemblements organisés dans le pays le 10 décembre, les chiffres sont très modestes : de quelques centaines de personnes (Tver, Penza, Piatigorsk, etc.) à plusieurs milliers (Novossibirsk, Krasnoïarsk, etc.) et une culmination à Saint-Pétersbourg avec 7000 participants.

L’opposition officielle est très divisée entre libéraux, conservateurs, communistes et nationalistes, et ne dessine aucune alternative souhaitable. Quelle est l’attitude des différents secteurs de la population à leur égard ? Quels sont les rapports de forces idéologiques au sein du peuple russe ?

A.F. : Tout d’abord, je voudrai préciser le spectre politique. On ne peut pas seulement parler de « libéraux, conservateurs, communistes et nationalistes », la situation est plus confuse, et il semble que les éléments suivants existent :

  • Les libéraux sont divisés entre nationalistes et partisans du « modèle occidental ». En même temps, ces deux tendances se composent de sociaux-libéraux et néolibéraux ;
  • Les communistes sont en réalité National-communistes. On les appelle aussi conservateurs.

La population en général reste hors de l’idéologie. Les protestataires contre les politiques du parti au pouvoir sont prêts à soutenir toute force politique qui se manifeste comme opposant au régime. Quant aux rapports de forces idéologiques, le grand public est fortement désidéologisé, et c’est pourquoi nous ne pouvons parler que de l’état d’esprit prévalu qui prévaut. Et cet état d’esprit est en général conservateur (nostalgie de l’État-providence autoritaire de l’URSS) et nationaliste. Beaucoup de gens partagent des idées libérales au niveau des valeurs (liberté d’expression, de réunion, etc.), mais la plupart de ces mêmes personnes sont prêtes à restreindre toutes les libertés pour « les ennemis de la Russie ». Cependant, certaines personnes sont nostalgiques du début des années 1990, car à cette époque ces « libertés libérales » étaient significativement plus élevées que dans les années 2000. Elles ont connu un déclin graduel après le putsch manqué d’octobre 1993. Pour la majorité de ceux qui prônent une telle position, l’aspect économique de cette période est nettement moins important.

Comment sont perçus les mouvements de contestation qui ont parcouru une partie du monde, au Maghreb, en Europe, aux Etats-Unis ? Existe-t-il des franges de la population, ou des milieux, qui y voient une source d’inspiration et souhaitent un renversement de l’ordre actuel pour l’instauration d’une démocratie directe ?

A.F. : Selon la disposition des esprits dans la société russe, en général, la population est plus ou moins indifférente vis-à-vis des mouvements de protestation à l’étranger. Par conséquent, on ne peut pas dire que quelque segment sérieux de la population que ce soit voie en eux un exemple. Ce sont des exemples qui n’ont d’intérêt que pour une petite couche de gauche radicale des différentes tendances. Un intérêt beaucoup plus grand en Russie a été suscité par les événements en Libye. Les sentiments nationalistes motivent la condamnation de l’agression de ce pays par l’OTAN. Les développements aux Etats-Unis peuvent être aussi une source d’intérêt parce que ce pays continue de rester aux yeux de beaucoup de gens l’ennemi numéro un. Pourtant, les protestations aux Etats-Unis servent parfois comme une occasion d’exprimer une joie mauvaise, nationaliste et anti-américaine.

L’extrême droite est une mouvance importante en Russie : pensez-vous qu’elle puisse peser sur l’avenir du pays en profitant des tensions sociales ? Peut-elle véritablement constituer un recours auprès du plus grand nombre dans le contexte actuel de crises profondes ?

A.F. : A ce jour, on ne peut pas dire que les groupes d’extrême droite comme tels soient forts en Russie. Ce qui domine, c’est un soi-disant « sentiment nationaliste modéré ». Les manifestations nationalistes du 11 décembre à Moscou et à Saint-Pétersbourg prouvent ce fait : elles n’ont rassemblé que quelques centaines de personnes. Une autre chose est que dans les conditions d’une crise économique et sociale profonde, le nationalisme modéré se radicalisera. L’idée d’un gouvernement national fort est assez attrayante pour beaucoup de Russes qui rêvent du retour de l’ancienne puissance impériale depuis l’époque soviétique.

Les élections présidentielles sont prévues en mars prochain. Pensez-vous qu’elles puissent être l’occasion d’un « printemps russe », et quelles perspectives lui donneriez-vous ? En tant que militants, quels sont vos principaux axes de travail actuels ?

A.F. : Je ne pense pas qu’on puisse parler de quelque « printemps » que ce soit en Russie, ni en termes de révolutions de 1848, ni en termes d’événements en Afrique du Nord en 2011. Le pouvoir a encore la situation bien en main, et Poutine, l’actuel Premier ministre (et président potentiel) peut se permettre de faire la proposition d’équiper tous les bureaux de vote de webcams pour retransmettre tout ce qu’y s’y passe via internet. De toute évidence, c’est là un geste purement démagogique, de la poudre aux yeux, mais je ne pense pas que cela soit du pur bluff. Oui, les autorités en Russie craignent la révolution, mais c’est vraiment un fantasme, parce que les autorités n’ont pas de vraies causes pour fonder ces craintes. Leur situation est encore stable.

Donc, si tous les derniers développements, ainsi que la prochaine élection présidentielle peuvent avoir quelques graves conséquences en termes de changements dans la structure politique de la Russie, alors les événements peuvent stimuler une certaine « fascisation » des hauts échelons du pouvoir : l’imposition d’une dictature semi-fasciste ou néo-fasciste ouverte avec une économie ouvertement néo-libérale. L’économie comme au début des années 1990, mais avec absence complète (ou restriction rapide) de toute forme de libertés. Nous pensons à un scénario plus ou moins à la Pinochet.

Quant à moi et à mes camarades, anarchistes et anarcho-syndicalistes, nous faisons dans la mesure de nos forces et capacités un travail de diffusion de notre analyse de la situation. Nous essayons de porter le débat sur les terrains social et économique plutôt que sur le terrain politicien.


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