Une polémique d’une autre époque (2/2)

dimanche 18 mars 2012
par  LieuxCommuns

Première partie disponible ici

Ce qu’est la publication Ni Patrie ni Frontières

Si le ton et les artifices employés dans cette polémique relèvent des méthodes surannées des gauchistes des années 1970, il s’y ajoute une inflexion idéologique tout à fait significative, qui mérite d’être signalée, tant elle trahit la logique des post-marxistes définitivement à la dérive. Cette faiblesse interne est ancienne, puisque les dernières contributions vivantes du marxisme à une analyse de l’histoire contemporaine remontent au début des années 1920. Ces contributions où brillèrent les derniers feux de théoriciens de la Deuxième internationale, étaient hostiles au désastre bolchevique, désastre dont Ni patrie ni frontières, malgré quelques phrases de circonstance ici ou là, ne sait se démarquer [1].

Depuis au moins 1914 [2], plus le temps passe, et plus il faut s’éloigner des schémas marxistes si on veut comprendre quelque chose à l’histoire contemporaine, sous peine de plaquer sur elle un pieux schéma de plus en plus fictif.

Duplicité de principe

Ni patrie ni frontières a été fondée en prétendant initialement se dédier à la diffusion de textes traduits de l’ensemble du mouvement ouvrier à travers le monde, afin de sortir des frontières nationales, divisions que cette publication entendait effacer, comme son titre le revendique (voir, pp 7-8 [ci-dessous], sa déclaration inaugurale de 2002, que son auteur semble aujourd’hui “oublier”). L’accumulation cahotique de textes dans un cadre approximatif de “thématiques” journalistiques est assez curieuse : il n’y figure jamais ni bilan ni synthèse, et l’éditeur ne se pose jamais de question sur l’évolution et l’état actuel de ce qui fut le “mouvement ouvrier”, vu comme un bloc mythique abstrait. Mieux, il n’esquisse aucun bilan assumé, de l’immense naufrage de l’affaire soviétique, alors que l’ouverture des archives depuis vingt ans montre qu’il fut encore pire que ce que ses critiques les plus véhéments avaient dénoncé. Ces archives confirment que le régime “soviétique” avait rejoint le régime nazi dans l’horreur historique, quand il ne l’avait pas précédé. La théorie du totalitarisme s’est vu validée avec un éclat accablant pour tous ceux qui s’efforcent de l’escamoter. Il incomberait au lecteur de NPNF de s’y retrouver par lui-même dans un amoncellement de textes jetés en vrac, sous prétexte d’une polyphonie qui trouverait sa cohérence d’elle-même. Comme elle est de fait postulée et située hors de toute discussion, cette “cohérence” constitue un dogme implicite. Il est d’ailleurs visible que l’auteur s’est trouvé contraint pour alimenter l’avalanche formelle de publications qui caractérise son activité de sortir du strict domaine “ouvrier”. Quelque rares textes féministes anciens ont servi d’alibis, tout comme la reproduction de textes anarchistes (pour lesquels Y. C. a le plus grand dédain, mais il faut bien tenter de pêcher dans divers milieux). Il est cependant clair que la question de l’immigration et du “racisme” tend au fil du temps à devenir sa grande affaire. Cette inflexion du contenu l’amène à traiter des questions sociales sous un angle pour le moins complaisant envers les courants qui se fondent sur un “racialisme” inversé, comme les “Indigènes de la République”.

La matrice “productiviste” de son marxisme d’origine est sans doute la raison de l’absence presque complète de textes sur les questions écologistes (la publication de textes d’un Karim Landais, parmi lesquels figurent une adhésion confuse à l’énergie nucléaire, est quelque peu accablante, mais Y. C. n’a sans doute pas rompu sur ce point avec le dogme de Lutte Ouvrière, qui assure qu’un hypothétique “régime ouvrier” saurait maîtriser cette industrie dévastatrice).

Avec sa carte de visite à prétention œcuménique, Y.C. aurait dû pour le moins s’abstenir d’intervenir dans les querelles innombrables qui quadrillent l’activisme de l’extrême-gauche et et s’extraire totalement de ce milieu afin de prendre quelque hauteur, puisque le “mouvement ouvrier” a toujours débordé les bornes étroites de ce sectarisme. Mais cela aurait impliqué d’inscrire au programme de cette publication un recul et une retenue de principe, qui conduiraient organiquement à une démarche de bilan. C’est précisément ce que son auteur évite avec une constance inébranlable. Cet évitement assume une fonction fondamentale dans sa démarche.

Y. C. se prive si peu de lancer des critiques sommaires, que ce soit vis-à-vis de ce qui demeure sa « famille », le trotskisme (Lutte Ouvrière, le NPA et toutes les variétés imaginables de cette sous-espèce politique), ou ses “ennemis ontologiques” (les supposés “racistes”, dont la définition est de plus en plus vague, l’islam constituant sans doute à ses yeux une “race” malmenée, etc.), ou les “radicaux” (avec quelques piques aux anarchistes, pour faire dans la diversité), qu’il faut bien admettre que sa publication si peu pédagogique et si inconséquente sur le plan de l’œcuménisme “ouvrier” sert avant tout de prétexte et de para- vent à cette activité de querelles impromptues, qui est son objectif principal.

Elles ont l’avantage fonctionnel de produire une illusion d’existence, mais il y a là une duplicité problématique : ou bien on se fait l’écho de l’ensemble du “mouvement ouvrier”, en assumant une neutralité déterminée (à l’image d’un Max Nettlau pour l’anarchisme) ou bien on se sert de la publication de textes les plus variés comme d’un alibi pour des interventions dont les intentions sont ailleurs. Cette deuxième éventualité, qui prévaut visiblement, était caractéristique des méthodes des gauchistes des années 1970, jusque dans les groupuscules les plus restreints.

La trajectoire d’Y. Coleman :

Y. C. a précisément été l’un des animateurs d’une petite scission de Lutte Ouvrière dans cette période (« Combat communiste », dont il republie certains textes dans NPNF), scission qui avait pour particularité... de reprendre la démarche de Socia- lisme ou Barbarie à ses débuts (1949), dans une tentative de rupture avec le trotskisme. L’ennui est que son groupuscule n’a jamais été capable de rompre sérieusement, à la différence de Socialisme ou Barbarie, avec la référence bolchevique malgré des critiques superficielles initiales. Le régime soviétique était qualitativement pire que le “capitalisme”.

Y. C. s’est ensuite retiré de l’activisme pendant une vingtaine d’années (il ne définit pas ce retrait comme une “désertion”, qualificatif si généreusement lancé à C. Castoriadis qui n’a pourtant jamais cessé d’intervenir publiquement) et sa réactivation “politique” au début des années 2000 avec la création de sa publication Ni patrie ni frontières, illustre un comportement fossilisé qui ressort intact de l’hibernation, et s’aggrave même au fil des ans, cette publication servant, peut-être à son corps défendant, de levier pour l’y conforter.

Bref, Y. C. a de nombreux comptes à “régler” avec la figure de C. Castoriadis, qui a tant embarrassé les militants marxistes depuis une soixante d’années, surtout ceux qui sont issus du bolchevisme, mais la manière dont il polémique contre Lieux communs mérite un éclairage un peu plus ample, car elle est révélatrice de la façon dont les post-marxistes tentent de biaiser avec l’effondrement de leur “idéal” communiste [3].

Les méthodes qui demeurent

Avant d’expliciter la motivation idéologique qui sous-tend aujourd’hui la passion fondamentale d’Y. C., il est bon de noter en quoi consiste sa technique polémique. Par sa culture et ses méthodes d’ouverture, Lieux communs paraît peu armé pour répondre au niveau convenable devant ce genre d’entreprise matoise, qui affecte le paternalisme protecteur tout en lançant des insinuations indéfiniment fielleuses. Y. C. commence en effet par quelques lignes vaguement bienveillantes pour leur première brochure concernant les révoltes en Tunisie, tout en concentrant aussitôt l’essentiel de la charge contre leur prétendu “maître à penser”, C. Castoriadis. Le collectif Lieux communs montre par la multiplicité de ses références, et le caractère souvent non-conclusif de ses hypothèses, qu’il n’a guère de “maître à penser”, C. Castoriadis n’étant pas pour eux un totem (ils le critiquent volontiers). Il s’agit pour eux d’un auteur dont la lecture donne à penser, comme un grand nombre d’autres, étrangers au marxisme. Une telle attitude constitue un des points communs importants avec la démarche du Crépuscule. Lieux communs tend visiblement à pratiquer un éclectisme théorique, conscient des limites consternantes de toutes les théories devant une réalité historique dont la complexité a décontenancé tous les fabricants d’évangile. Y. Coleman affecte de prendre en compte cette impasse de toutes les théories, mais il demeure viscéralement attaché à certains réflexes. Un marxiste formé à l’école bolchevique ne peut prendre au sérieux le type de démarche adopté par Lieux communs. Il s’imagine sans doute leur faire “l’honneur” d’une cohérence en leur attribuant un “gourou”, tout en le dépréciant absolument. Comme tant de polémiques bizarres, celle-ci renseigne davantage sur son auteur que sur sa cible.

De toute façon, la polémique sur les “idées” est là parfaitement secondaire : Le ton et la manière d’Y. C. font partie d’un arsenal caractéristique qui affectionne un procédé consistant à lancer des attaques de la plus parfaite mauvaise foi, et avec un aplomb sans faille. Il s’agit de semer la zizanie dans un regroupement qui n’est pas structuré selon un principe foncièrement militaire (le bolchevisme est avant tout un immense effort de militarisation du mouvement ouvrier par un corps de révolutionnaires professionnels autoproclamés). Le but de telles polémiques est en général de “recruter” quelques individualités dans la confusion qui s’ensuit : il ne s’agit pas de discuter, mais d’évangéliser. Le reproche plus ou moins latent dans le procès intenté à Lieux communs est d’être condamné à rejoindre l’extrême-droite à moins d’abjurer leurs “erreurs“ supposées. On tient là quelque chose de fondamental dans la bien-pensance contemporaine, où stalino-gauchistes et gauche caviar se partagent le travail : le but n’est pas de décrire honnêtement des positions, mais d’adopter un ton “performatif” (comme on dit en grammaire). Dans cette posture magico-sacerdotale, il suffirait de déclarer certaines cibles comme étant d’extrême-droite pour qu’elles le deviennent. C’est tout l’artifice de cette technique, dont il ne faut pas sous-estimer l’efficience toute “bolchevique”, et qui présente un net “perfectionnement” des plus antiques méthodes de calomnies.

Que Y. C. agisse aujourd’hui encore, 30 ans après sa période militante, avec une telle intention ou non, est indifférent : le plus probable est qu’il ne peut ni ne sait définir d’autre rapport “politique”... La cuisine organisationnelle des stalino-gauchistes des années 1970 leur a permis de contribuer, à leur très modeste échelle, au sabotage des mouvements sociaux issus de 1968, même si ces groupuscules ne furent pas les acteurs principaux de ce naufrage, la gauche officielle ayant été bien plus efficace qu’eux pour instrumentaliser les défauts internes de ces mouvements. Très peu de “stalino-gauchistes” ont réussi à s’extraire de cette sclérose, même s’ils n’osent plus, en général, utiliser leurs ficelles de façon aussi grossière, surtout quand ils ont maintenu une continuité d’activité au fil des ans : il leur a fallu s’adapter à un public restreint mais de plus en plus méfiant.

Y. C. est visiblement incapable de percevoir à quel point sa très longue période d’hibernation politique l’a figé à un stade caricatural et tout indique que, plus le temps passe, plus il souhaite se fortifier dans une pose de repli, celle du chasseur le plus vigilant de toutes les “extrêmes-droites”, vraies ou supposées (en esquivant les principales aujourd’hui, qui sont de tonalité musulmanes). L’escamotage du bilan historique du “communisme” est sa boussole secrète.

Paris, le 20 août 2011



Lorsque Y. C. a voulu mettre sur pied une publication, il a tenté de trouver des collaborations. Il était clair qu’il entendait en déterminer seul l’orientation, tout en se déclarant prêt à écouter quelques recommandations éventuelles. En 2002, il m’avait fait part de son projet et m’avait demandé mon avis sur sa présentation. Le premier texte ci-dessous était le produit de suggestions de modifications de ma part, destinées à lui éviter certains impairs. Il était clairement entendu qu’il en ferait ce qu’il voudrait. De toute façon, devant les ambiguïtés constitutives de son projet, j’ai tout de suite préféré demeurer sur la réserve. J’ai souligné ici un paragraphe qui décrit avec précision la manière polémique qu’il dénonçait alors et qu’il a néanmoins utilisée contre “Lieux communs”.

G.F.

Pourquoi un tel bulletin ?


(que Y. C. prévoyait encore d’intituler Confrontation)

Ce bulletin repose sur un constat simple, alimenté par quelques années d’activité militante et par l’observation des mœurs régissant les groupes d’extrême gauche.

Dans ce milieu, on ne débat pratiquement jamais honnêtement, dans le but d’avancer, d’apprendre des autres « camarades ». Il s’agit de convaincre son interlocuteur, c’est-à-dire de le vaincre, de le dominer, de le coincer. Dans ce simulacre de discussion, il n’est pas vraiment utile de connaître les positions de son interlocuteur ou de son adversaire. Un petit vernis et un bon bagout suffisent largement à la tâche.

Non seulement on est fier de son ignorance, mais en plus on la théorise : les autres ne disent rien d’essentiel, ils font le jeu du réformisme ou de la bourgeoisie, ce sont des intellos obscurs, carriéristes, confus, etc.


Et cette ignorance ne se limite pas seulement aux questions dites théoriques, elle concerne également la réalité des luttes ouvrières, des pratiques syndicales dans d’autres pays. Il est significatif, pour ne prendre qu’un exemple, que lorsque des dizaines de milliers d’ouvriers portugais ont occupé leurs usines en 1975-1976, qu’ils ont essayé de les gérer eux-mêmes, il ne se soit trouvé que fort peu de gauchistes pour aller les interviewer et les soutenir efficacement. Certes beaucoup ont fait le voyage au Portugal ou se sont précipités sur les différents journaux militants pour avoir des « nouvelles ». Mais toute leur attention était centrée sur le groupuscule ou le parti qui allait grossir le plus vite, voire qui allait prendre le pouvoir. Résultat, les travailleurs portugais ont dû se dépatouilller tout seuls avec leurs problèmes. On pourrait faire la même constatation à propos de l’Iran au moment de la prise de pouvoir par Khomeiny (où l’agitation ouvrière ne fut jamais évoquée), de Solidarnosc, des grèves ouvrières dans la Russie de Poutine, ou même de l’Argentine ou du Vénézuela actuels. Dans tous les cas, on a l’impression que seuls comptent les discours des possédants et les activités des groupuscules. Les luttes des travailleurs, leurs conditions de vie, leurs problèmes, tout cela passe à la trappe à quelques exceptions, comme des bulletins, des brochures épisodiques ou des revues confidentielles.

D’autre part, force est de constater que la réflexion politique et théorique n’avance pas du même pas suivant les pays et les continents. Et, sur ce plan-là, aussi les échanges sont rares. Certes, ce minuscule bulletin ne peut avoir pour ambition de changer une situation déjà plus que séculaire. Même si aujourd’hui l’Europe est en train de s’unifier politiquement, les divisions linguistiques et culturelles sont encore suffisamment fortes pour nous promettre, au minimum, quelques dizaines d’années d’incompréhension supplémentaires.

Obtenir des informations fiables sur les luttes ouvrières dans d’autres pays est encore plus difficile que d’aller à la pêche aux articles ou aux livres généraux intéressants. Ce bulletin essaiera donc, en tâtonnant, de remplir la tâche qu’il s’est fixée : provoquer la réflexion et l’échange, en ces temps d’apathie et de désintérêt pour la théorie, voire de peur de la discussion. Il tentera, à sa minuscule échelle, de remédier à l’ignorance et aux excommunications mutuelles. Il contiendra de nombreuses traductions, dans l’espoir que ces textes ou ces problématiques peu connus débloqueront le débat.

(juillet 2002)

Le texte ci-dessous constitue la version qu’il m’a présentée comme définitive. Celle-ci permet de vérifier la manière dont la publication s’y est ou non conformée. Le dernier paragraphe (souligné par moi) annonce des “interventions” sur la situation française, et ouvre la voie à la duplicité constitutive de NPNF : la façade œcuménique abrite des positions partisanes très affirmées.

Pourquoi un tel bulletin ?


(le titre “Ni Patrie ni Frontières” est décidé)

Au moment où l’Europe tente de réaliser son unification politique, les divisions linguistiques, politiques et culturelles sont encore suffisamment fortes pour entretenir l’isolement entre les militants de différents pays. Si le capitalisme repose aujourd’hui sur des multinationales, si les États possèdent de multiples structures de dialogue et de confrontation, si les possédants et les technocrates utilisent la visioconférence, le mouvement ouvrier semble encore vivre, lui, au temps des bouteilles à la mer. À l’heure où la prétendue lutte contre la mondialisation a le vent en poupe, force est de constater que l’isolement national se perpétue dans les luttes de classe. Malgré Internet, les voyages militants de Seattle à Gênes en passant par Göteborg, Barcelone et Porto Alegre, et la multiplication des chaînes de télévision, le flux d’informations qui circulent n’a, en fait, que peu d’incidences sur la vie quotidienne, les pratiques des groupes existants et les luttes des travailleurs dans chaque pays.

C’est un tel constat pessimiste qui nous incite à vouloir créer ce bulletin. Mais c’est aussi la conviction qu’une autre attitude est possible face au riche patrimoine politique et théorique qui existe à l’échelle internationale.

Pour débloquer la situation, toute une série de conditions seraient nécessaires qui ne sont pas liées à la simple volonté de ceux qui ne supportent pas cette société. Mais au moins on pourrait commencer par discuter et réfléchir ensemble autrement.

Dans les milieux d’extrême gauche, en effet, on débat rarement dans le but d’avancer, d’apprendre des autres “ camarades ”, qu’ils militent en France ou dans d’autres pays. Il s’agit surtout de “ (con)vaincre ” son interlocuteur, de le coincer, de le dominer. Il n’est pas vraiment utile de connaître les positions de son vis-à-vis, toujours perçu comme un “ adversaire ”. Un petit vernis politicien et un bon bagout suffisent largement à la tâche.

Non seulement on est fier de son ignorance, mais on la théorise : les autres groupes ne diraient rien d’essentiel, ils feraient tous le jeu du réformisme ou de la bourgeoisie ; ce seraient d’obscurs intellectuels souvent carriéristes, toujours confus ; la situation dans telle ou telle région du globe serait trop différente ; les autres organisations seraient “ activistes ”, “ ouvriéristes ”, “ syndicalistes ”, etc. Le stock d’anathèmes et de faux-fuyants est inépuisable. Pourtant la réflexion politique et théorique n’avance pas du même pas, suivant les États et les continents, et ne serait-ce qu’à ce niveau, les échanges devraient être fructueux.

Malheureusement, chaque groupe se contente d’un petit “ capital ” de références qui, avec les ans, non seulement ne s’accroît pas mais s’amenuise régulièrement.

Plus grave encore : l’indifférence à la réflexion ne se limite pas aux questions dites “ théoriques ”. Elle concerne aussi la réalité des luttes ouvrières, des pratiques syndicales ou extra-syndicales dans d’autres pays. Lorsque des centaines de milliers d’ouvriers portugais ont occupé leurs usines en 1975-1976, qu’ils ont essayé de les gérer eux-mêmes, il ne se s’est trouvé que fort peu de militants pour se mettre à leur écoute et les soutenir efficacement. Certes, beaucoup ont fait le voyage jusqu’au Portugal ou se sont précipités sur les différents journaux militants pour avoir des “ nouvelles ”. Mais toute leur attention était centrée sur le groupuscule ou le parti qui allait grossir le plus vite, voire qui allait prendre le pouvoir. Résultat, les travailleurs portugais ont dû se dépatouiller tout seuls avec leurs problèmes. On pourrait établir la même constatation à propos de l’Iran au moment de la prise de pou- voir par Khomeiny (où l’agitation ouvrière ne fut presque jamais évoquée), de Solidarnosc, des grèves ouvrières dans la Russie de Poutine, sans parler de l’Argentine ou du Venezuela actuels.

Dans tous les cas, on a l’impression que seuls passent les discours des possédants et les récits dithyrambiques des “ victoires ” minuscules des groupuscules ou des partis politiciens. Les luttes des travailleurs, les formes originales d’organisation qu’ils créent, tout cela passe à la trappe — à l’exception de quelques revues confidentielles qui s’en font vaillamment l’écho. Et l’incompréhension est encore aggravée par le fait que, les rares fois où on les interroge, les militants ont souvent du mal à synthétiser leur expérience et qu’ils adoptent, sans le vouloir, un langage de politicien ou de commentateur, qui affadit la valeur de leur témoignage. À notre échelle, nous ne sommes évidemment pas en mesure de renverser une telle situation. Mais nous pouvons poser quelques infimes jalons, en traduisant, pour les militants francophones, des textes théoriques et politiques classiques qui ont formé des générations de militants dans d’autres pays et ne sont jamais parvenus jusqu’à nous. Avec ses maigres moyens, ce bulletin tentera aussi de diffuser des textes plus récents, liés à l’actualité.

Quels seront nos critères de choix ? Tout d’abord la lisibilité. Ce qui exclut les commentaires verbeux, les sempiternelles et vaines exégèses de textes sacralisés. Nous ne sommes pas opposés aux polémiques, mais à condition qu’il ne s’agisse pas de diatribes sectaires et stériles. L’objectif n’est pas de rassurer, de ronronner, mais d’apprendre quelque chose. Nous puiserons dans les traditions marxistes, libertaires, ou autres, sans exclusive. À condition que leurs auteurs soient mus par une saine révolte contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation.

Nous souhaitons éveiller la curiosité, le sens critique. Nous voulons sortir des carcans mentaux et idéologiques imposés par de longues années d’isolement. Rien ne nous est plus étranger que le patriotisme, y compris sa variante étriquée : le patriotisme d’organisation. Le célèbre : RIGHT OR WRONG, MY PARTY (Qu’il ait tort ou raison, c’est mon parti et je défends sa ligne et ses frontières) a montré ses aspects catastrophiques pour tous les aspects du mouvement d’émancipation. Ce minuscule bulletin essaiera, en tâtonnant, de provoquer la réflexion et l’échange, en ces temps d’apathie et de désintérêt pour les idées, et de peur de la discussion. Il présentera des positions différentes voire contradictoires, avec la conviction que de ces textes, anciens ou récents, peut naître un dialogue fécond entre les hommes et les femmes qui prétendent changer le monde.

Enfin, ce bulletin se prononcera aussi sur la situation française puisqu’il paraît dans ce pays. Notre contri- bution à la clarification politique consistera à rappeler quelques principes élémentaires et à mettre en évidence ce qui est à la base des interprétations.

(août 2002)


On lira à la suite de ce texte « La motivation actuelle du stalino-gauchisme et des “bien-pensants” »



[1Parmi ces théoriciens on peut mentionner : K. Kautsky, qui perçut la nature absolument nouvelle du régime “soviétique” dès 1924, en comprenant déjà les grandes lignes de ce qui sera qualifié de “totalitarisme”, Julius Martov, chef des file des menchevik internationalistes en exil, dont les derniers textes de 1923 disent bien toutes les apories du marxisme dans ce moment où ses partisans sincères croient encore possible de faire coïncider l’analyse honnête de la réalité et la référence à leur théorie, A. Pannekoek qui fournira un bilan sur la forme soviet, mais en se réfugiant dans une vision positiviste rassurante du cours de l’histoire, ou K. Hilferding, théoricien du “Capital financier” qui constatera au soir de sa vie que le marxisme n’avait jamais cru possible les événements dévastateurs survenus en Union soviétique (voir le texte traduit en annexe, pp. 14-16).

[2Il faut dire « au moins 1914 », puisque quelques esprits avaient anticipé dès la fin du XIXème siècle les immenses lacunes de la posture social-démocrate (Gaetano Mosca, par exemple, qui avait perçu la menace d’un appareil administratif gigantesque impliquée par la simple application du programme social-démocrate...)

[3Schématiquement, et sans prétendre à l’exhaustivité de son parcours qui peut paraître aujourd’hui curieux, mais qui ne l’était pas dans les années 1960, Y. C. d’abord fut membre de Hashomer Hatzaïr (“La Jeune Garde” en hébreu), groupe de jeunesse du socialisme sioniste, qui doit encore exister. Puis il est passé à Voix ouvrière (nom de Lutte ouvrière avant 1968), qui l’a très profondément marqué. Certains détails laissent à penser qu’il y fut plus ou moins considéré comme “l’enfant du parti”. Les contradictions idéologiques de ce groupe au bolchévisme intégriste ayant amené Y. C. à mettre en question le dogme de la “défense de l’URSS”, il fut exclu et rejoignit peu après une scission, “Combat communiste”, dont il devint l’un des responsables. Ce groupe se caractérisa par une analyse “capitaliste d’État” de la nature de l’URSS, point de divergence central avec L.O., en reprenant une petite partie des analyses de Socialisme ou Barbarie après 1949. Y. Coleman, né d’un homme afro-américain qui ne l’a pas élevé et d’une femme européenne (qui a fait sa vie en France, avec un statut social qui n’avait rien de “déshérité”), se trouve visiblement dans une espèce de vide identitaire (comme l’avait noté A. Koestler, les questions familiales ont souvent été pour les intellectuels le ressort de leur adhésion à l’idéologie communiste). Alors qu’il ambitionne d’être un citoyen du monde, son parcours évoque plutôt la recherche d’un substitut de patrie. L’adhésion initiale à un groupe socialiste sioniste incite à se poser la question. D’autant que la tendance à former un ordre para-religieux autoritaire, qui caractérise Lutte ouvrière, a exercé un immense attrait sur lui. Enfin, la dénomination qu’il a adoptée pour sa publication Ni patrie ni frontières s’éclaire également d’une telle hypothèse : elle est en effet inspirée du livre de mémoire de Jan Valtin “Sans patrie ni frontières”, communiste allemand qui participa à cet ordre des envoyés plénipotentiaires de l’Internationale communiste au début des années 1920 auprès des partis communistes occidentaux. Mais la faille était déjà là : Jan Valtin témoigne dans ces mémoires que cet “ordre” hiérarchisé était d’emblée profondément imprégné d’un cynisme instrumental catastrophique pour les luttes ouvrières en Allemagne, notamment. Cet itinéraire explique que les prises de positions d’Y. Coleman soient dépourvues de l’antisémitisme plus ou moins latent de tant de stalino- gauchistes actuels. Il a connu sur le tard sa famille afro-américaine aux États-Unis, ce qui ne peut que l’aider à éviter nombre d’approximations et d’erreurs très françaises sur ce pays.


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