Périsse le consensus

Cornelius Castoriadis
samedi 21 janvier 2012
par  LieuxCommuns

Interview publiée dans L’Express, 27 mai 1988, repris par Le Farfadet, janvier 1990.

Propos recueillis par Sylvaine Paquier

Ce texte est aujourd’hui réédité par les éditions du Sandre, sous le titre « Intellectuels et conformisme », dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome III & IV, Quelle démocratie ?, 2013, au prix sacrifié de 32€.

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Qu’est-ce qu’un intellectuel ?

L’intellectuel dont nous parlons est celui qui dépasse sa spécialité et s’efforce d’exercer une fonction critique à l’égard des représentations et de l’organisation de sa société. Il est donc, qu’il le sache ou non, du côté de la philosophie, car la vraie philosophie est liberté de pensée, donc critique. Ce type d’individu n’a pu apparaître qu’avec une rupture – la mise en question de la société par elle-même – celle qu’introduisent dans l’histoire la Grèce ancienne puis l’Europe occidentale. Nos institutions sont-elles justes – et qu’est-ce que la justice ? Notre image du monde est-elle vraie – et qu’est-ce que la vérité ? A de tels moments surgissent les philosophes grecs – Socrate en est l’illustration la plus éclatante – ou encore Montaigne, Descartes, Lessing, Kant. Cette mise en question, cette interrogation sans fin, ne saurait être l’œuvre d’un individu isolé, le serait-elle qu’elle serait complètement étouffée. Elle est toujours allée de pair avec un mouvement de la société critique envers l’ordre établi, le pouvoir et les idées dominantes. A présent, nous nous enfonçons dans le conformisme, l’adoration de ce qui est, la sanctification du fait accompli, le fétichisme de la “réalité”. Aux portes du temple de la pensée, on a accroché : « Embrassons-nous, Folleville ». Rien d’étonnant si, dans la mélasse de la réconciliation générale, les intellectuels critiques deviennent rarissimes, et si ceux qui subsistent prêchent dans le désert.

Vous y allez fort. On ne va pas, quand même, regretter la mort des idéologies.

Mais l’époque est dominée, de part en part, par une idéologie, celle de la réconciliation, du « ne secouez pas le bateau », du « chacun à sa place ». Cette idéologie gazeuse est plus puissante que jamais, et elle réussit, autant qu’une répression, à rendre inaudibles la pensée et les voix critiques. Jésus disait aux apôtres : « Vous êtes le sel de la terre ». Et si le sel devient insipide, avec quoi salera-t-on ? Socrate se comparait au taon qui est là pour réveiller le grand cheval de la cité. La piqûre du taon fait mal, le sel brûle sur la plaie. Aujourd’hui critiquer passe pour une agression ; rappelez donc à quelqu’un qui dit noir qu’hier il disait blanc, on vous traitera de flic de la pensée. On célèbre l’empire du vide, on se met “à genoux” devant la “réalité”. Et c’est quoi ? Le programme de la télé d’hier soir ? Depuis des décennies, la couverture théorique de ces attitudes a été fournie par Heidegger, proclamant la « fin de la philosophie ». Ses épigones glorifient la « pensée molle » (sic), ou le postmodernisme, à savoir le parasitage généralisé, du passé, toutes époques confondues. Mais la fin de la philosophie signifierait la fin de la liberté. Je philosophe cela veut dire : j’ai décidé de penser par moi-même et librement. Je cherche ce qui est ou me paraît vrai – et périssent l’Eglise, l’Etat, les universités, les médias et le consensus.

Cette critique, d’autres la font aussi, vous ne pouvez le nier.

Sans doute. Sauf que la plupart du temps ils dénoncent les fruits, non pas l’arbre et ses racines. Pourquoi ? Parce que, même pour ceux qui ne connaissent pas, Hegel et ses grands diktats règnent toujours : « Tout ce qui est réel est rationnel », « Tu ne seras pas meilleur que ton temps ». Transportons-nous donc en Allemagne ou en U.R.S.S., vers 1933-34, pour voir ce qu’il en est. Le pauvre Heidegger était hégélien, à cet égard : il n’était pas meilleur que son temps. Autant pour la gauche, qui avait choisi naguère, « d’avoir tort avec Sartre ». Ils préféraient surtout, Sartre le premier, avoir tort avec Staline : la loi et l’ordre « révolutionnaires », quel rêve ! Lorsque j’ai commencé mon travail en France après guerre, l’idéologie dominante des milieux de gauche était un marxisme communisme avec diverses variantes. En face, le conservatisme de la république libérale, idéologiquement inconsistant, dont la critique n’était plus à faire. Je me suis orienté vers la critique du stalinisme, parce qu’il représentait une menace terrible, qu’il truquait tout, qu’il détournait vers un projet totalitaire les forces qui auraient pu œuvrer en faveur d’une autre société. Quand on fait de cette période un duel Sartre-Aron, ce n’est qu’une mythologie fabriquée. Comme s’il était impensable qu’on ait pu avoir raison contre Sartre et contre Aron. On oublie qu’ils étaient chacun le champion d’un ordre établi, même si un des ordres peut sembler “moins pire” que l’autre. Après Prague, la diffusion de la vérité sur le Goulag, le Cambodge, le grand public a fini par reconnaître ce que, de 1948 à 1968, nous avions été une poignée à répéter envers et contre tous. Par ce phénomène de balancier bien connu dans l’histoire, les gens raisonnent comme si les horreurs du Goulag validaient le conservatisme libéral : si vous essayez de changer quelque chose, nous allons sombrer dans le totalitarisme – sophisme lamentable. Que le citoyen sigma, pris dans la ronde boulot-gadget-télé, s’accommode tant bien que mal de la situation existante, c’est déjà lourd. Mais ce qui donne froid dans le dos, c’est de voir des gens très intelligents, très informés, parler comme si nous avions atteint la fin de l’Histoire, comme s’il était devenu indécent, criminel même d’avoir un projet politique. La république libérale serait « la forme enfin trouvée » sinon le meilleur des mondes, en tout cas le moins mauvais des mondes humainement possibles : l’humanité ne saurait rien donner de plus. La politique est devenue simple gestion des affaires et la « philosophie politique » se réduirait à la défense des droits de l’homme.

Que représentent cependant les principes de la démocratie ?

Principes incontestables, certes, mais incomplets, insuffisants, qui ouvrent des questions cruciales, sur lesquelles on jette un voile pudique. Que signifie l’égalité entre M. Bouygues et le balayeur municipal ? Où est l’égalité économique et politique des femmes ? Que signifie une liberté lorsqu’une foule de décisions capitales me concernant sont prises sans ma participation et à mon insu – y compris celles qui portent sur la paix et la guerre ? La France est gouvernée par une oligarchie inamovible (qui se renouvelle individuellement) de 2000 à 3000 personnes, ce qui fait 0.01% des citoyens. Les élections départagent, en fonction de la démagogie, qui nous sert, les fractions rivales de cette oligarchie. Les droits de l’homme, en aucun cas ne peuvent tenir lieu de projet politique. Le discours fondé sur eux ou sur la “démocratie” prétendument réalisée ici et maintenant, masque le trou noir au cœur de la société, la crise jamais nommée, les dix volcans sur lesquels nous vivons, la disparition de l’imagination politique.

Que faire selon vous ?

La situation présente n’est pas le résultat d’une manipulation, d’une conspiration visant à abrutir les populations. Le fait est qu’elles veulent l’être. Or cela, il faut le dire. De même, il faut dénoncer la chute énorme de la qualité, de la rigueur dans tous les domaines. Il faut créer des îlots de résistance contre la corruption et la lâcheté, contre le n’importe quoi qu’on imprime et qu’on diffuse, contre l’erreur qu’on donne pour vérité, la perte de mémoire, l’oubli, devenu traits structuraux de la société contemporaine. Désigner du doigt les faux monnayeurs, les opportunistes, les tourne casaques. Même s’il ne se trouve pas dans le monde que dix jeunes pour l’entendre dont un à Caracas, un autre à Tokyo, c’est décisif. Mais, comme disait la duchesse de Guermantes, la qualité d’un homme est définie non par les salons qu’il fréquente, mais par ceux qu’il refuse de fréquenter.


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