La confusion occidentale (2/2)

Des fondements historiques et anthropologiques des mouvements d’émancipation et de leur ruine dans le gauchisme contemporain
vendredi 16 décembre 2011
par  LieuxCommuns

La première partie est disponible ici

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Retour de Colemanie

De cet édifiant voyage en Colemanie, on nous dira – on nous a dit : voilà beaucoup de bruit pour rien, pour­quoi vous acharner sur ce simplet inconnu qui gagne à le rester ? Vous tirez sur l’ambulance et trou­vez là un faire-valoir commode. D’ailleurs votre tra­vail sur les mouvements grecs et leur culture étaient bien plus sé­vère (33) et a ré­futé, dans l’en­tre-temps, le procès délirant de ce Coleman, que vous ne guérirez pas en quelques pages. Certes, mais ce serait sous-estimer l’idéologie à la­quelle participe ce procès grotesque, et son contexte. Car si ce petit jeu de clavier est un de ces délires rituels dans un certain petit milieu d’ex­trême-gauche qui pourraient por­ter à rire, le temps n’est plus à la fête, ici comme ailleurs, et ces propos sont aujourd’hui particulièrement graves, malsains et na­vrants.

Grave parce qu’il est évident que notre époque semble s’enfoncer sans fin dans l’abject et la haine, symétri­quement au délabrement de toute pensée et de toute pratique qui se disait il y a peu « de gauche », « extrême » ou « ultra ». Le n’importe quoi bavard qui se donne aujourd’hui comme tel dans la quasi-totalité des cas n’est qu’un masque qui cache des positions difficiles à assumer et pour lesquelles l’antiracisme mondain, dégénérant en an­ti-occidentalisme, se trouve être la dernière grimace permettant de se don­ner un semblant de consistance. Plus même : les dé­nonciations systématiques de « dérive à droite » ont pour double fonction de mettre à distances des réalités nouvelles et/ou pénibles et de renforcer les rangs en terrorisant toute dissidence. Il semble évident aujour­d’hui que ces milieux de plus en plus en orbite re­nouent avec les postures d’union sacrée antifasciste qui ont fait leurs preuves par le passé, lorsque le dogme communiste était menacé de l’intérieur par quelques esprits libres, dont les populations qui le su­bissaient. Les islamistes, de leur coté, activent des ré­flexes symétriques.

Malsain ensuite, et ô combien, parce que si les enjeux dont nous discutons ici peuvent paraître bien loin­tains pour les militants des salons parisiens, et à tort, ils sont, de l’autre côté de la Méditerranée, d’une actualité brûlante, bien évidemment. Les questions autour des rapports avec l’Occident et la modernité, de la colonisation et de la décolonisation, de la démo­cratie et de ses faux-semblants, de la religion et de la laïcité, de l’histoire et de la culture ne peuvent être traitées à la légère, sinon de manière proprement ir­responsable. La diatribe bâclée de notre farfelu M. Coleman dénigre tout ce dont peut se réclamer un es­prit émancipé, dont, en premier lieu, le principe de l’argumentation rationnelle. C’est donc sans surprise qu’on l’a vu largement circuler dans les réseaux so­ciaux natio­nalistes-religieux tunisiens, et les éventuels remords de l’auteur, ainsi que ce présent texte, n’y changeront certaine­ment rien.

Enfin, c’est navrant, parce qu’il nous semble particulièrement triste d’instrumentaliser de la sorte des évé­nements géopolitiques aux effets extrêmement concrets pour des millions d’hommes et de femmes qui jouent très gros. Pour quels enjeux ? Qu’on en juge : Yves Coleman n’aime pas le philosophe Cornelius Castoriadis. Son texte s’ouvre sur des petits règlements de comptes mesquins franco-français le concernant et se clôt par de lamentables insultes... L’insurrection tunisienne, écrivions-nous, marque le changement d’une époque et l’actualité le montre – elle n’est, pour notre accusateur, qu’une occasion pour discréditer celui dont la sortie de la religion marxiste a trau­matisé bon nombre de gauchistes qui s’évertuent régulièrement depuis, à colmater la brèche à grands coups d’ac­cusations aussi péremptoires que malhon­nêtes. Peut-être faut-il voir ici le fondement de la soli­darité fondamentale de M. Coleman avec ses « mu­sulmans » qui risqueraient d’être corrompus par l’Oc­cident castoriadien ? Ne se­rait-ce pas l’horreur du dogme qui se fissure qui le pousse à écrire, « qu’il n’est nul besoin de renier partiellement [sic] sa foi pour accepter la laïcité ou la démocratie, comme le prétend Castoriadis. »... et F. Benslama lui-même ?

Enjeux politiques

A contrario, les enjeux de la question sont bien en­tendu immenses.

Formulons brièvement le pro­blème en termes politiques : à mesure que le prétendu « mo­dèle occidental » s’est étendu à toute la planète, sou­vent par le biais du « marxisme-léninisme », s’est dé­veloppée une idéologie symé­trique et complémen­taire selon laquelle l’Occi­dent se­rait l’incarnation même du Mal absolu, son sa­lut ne pouvant venir que d’autre part. Le terme idéolog­ie doit ici être pris dans son sens rigoureux, c’est-à-dire discours implicite, rarement énoncé comme tel, qui masque des positions de fait inavouables. Inte­nable dès qu’il est formulé, imper­méable aux faits comme aux rai­sonnements, ce parti pris manichéen qui ratio­nalise l’échec des décolonisations (34), sinon à inventer un autre type de société du moins à suivre le modèle occidental, voudrait réduire l’Occident à son versant « négatif », soit la ra­tionalité dans l’horreur, l’asservissement et le meurtre industriels, le capita­lisme, le to­talitarisme, l’inflation techno-scientifique, Auschwitz et Hiroshima. Mais ces dénonciations ap­proximatives et re­battues sont faites pour saper ipso facto toute possibilité d’émancipation en escamotant sciemment, en la minimi­sant, ou en la faisant décou­ler des éléments précédents, l’autre invention radicale occidentale, la création d’une posture exceptionnelle dans l’hu­manité, l’autonomie.

Celle-ci, nous la tradui­sons politiquement par le projet in­achevé, et interminable, d’une dé­mocratie di­recte établissant l’égalité et la liberté et, plus générale­ment, la capacité d’une remise en question pra­tique et théorique de ce qui est vécu, pensé et désiré par un in­dividu comme par une collectivité. Projet d’autono­mie et recherche de puissance : cette double identité occi­dentale, à la fois contradic­toire et agencée (35), est une alté­rité intérieure, qui doit être pensée.

Il s’agit aujour­d’hui de se réclamer de ce projet d’autonomie et d’in­terroger, à cette aune, toutes les cultures, la sienne comme celle des autres, locales ou civilisa­tionnelles, individuelles comme de lutte. Les crispations et fan­tasmes dont elles sont aujourd’hui l’objet sont des obs­tacles de taille, puisqu’ils tra­duisent systématiquement les différences en inégalités, ou, autrement dit, la diver­sité en hiérarchie.

L’idéologie anti-occidentale, no­tamment dans sa version gauchiste franco-française diffuse ou concentrée, re­laye le discours de puissants, hindouistes ou chrétiens, arabes ou américains, qui ne cherchent qu’à ruiner les fon­dements histo­riques et les principes égalitaires d’une autonomie collective comme individuelle. Cette pseudo-sub­version fait le jeu de toutes les dominations : c’est à ce titre qu’elle doit être combat­tue, comme tous ceux qu’elle réunit tactique­ment de part le monde et qui écrasent les voix dissidentes (36).

Sortir de l’ethnocentrisme - et de son symé­trique

On peut voir, derrières les hurlements, gesticulations et contorsions de M. Coleman, une telle position cen­trale, anti-occidentale.

Pourquoi veut-il plaquer sur la civilisation arabo-musul­mane tous les traits d’une histoire occi­dentale qui est la seule qu’il connaisse, quel qu’en soit le prix ? C’est qu’il est imbibé, au plus profond de son être, de la jouissance qu’il tire des innom­brables libertés, dont celle d’expression dont il ne sait se servir, et qu’il ne peut les concevoir que comme évidentes, naturelles, universelles. Son texte est parsemé d’allant-de-soi typiquement européo-cen­triques : la science occidentale est vue comme le paradigme même de la connaissance humaine ; il ne voit aucun problème à la propagation planétaire du consumérisme ; la dissolution des liens sociaux par la société de consom­mation est une libération ; etc... Rien que sa démarche de défense acharnée d’une culture qui lui est on ne peut plus exo­tique, voire totalement inconnue, est une démarche typique­ment occidentale, tout comme l’accusation d’être aliéné à un Maître à penser et l’appel à se construire une totale indépendance d’esprit. Une société qui ne se­rait pas traversée par ce qui lui apparaît comme des banalités lui est pro­prement impensable et tout ce qui tend à prouver le contraire, les faits comme les pensées, les penseurs comme les raisonnements, constitue figure de l’en­nemi. Les autres cultures ne sont alors que des reproductions de la sienne propre, avec quelques variantes locales : les Tunisiens sont des Français qui parlent l’arabe et mangent du cous­cous... Notre position lui est intolé­rable car elle considère pleinement la différence.

Pourquoi celle-ci est-elle si in­supportable à M. Coleman ? Il le dit lui-même, c’est son leitmotiv ob­sessionnel : cela induirait automatiquement la « supé­riorité » d’une civilisation sur une autre – l’accusation revient une douzaine de fois sous sa plume. Il in­siste même : cette « supériorité » est « implicite dans tous [nos] raisonnements », comme si prendre acte de la di­versité historique et anthropologique impliquait né­cessairement une hiérarchisation. Ce qui est explicite mainte­nant, c’est que, pour lui, si les autres cultures sont différentes de l’Occident, elles lui sont infé­rieures. Le tropisme est exemplaire de la mentalité ethno­centrique, qui ne conçoit les relations avec l’al­térité que sur un mode hiérar­chique et qui ne peut ap­préhender ses propres valeurs que comme s’imposant d’elles-mêmes, donc étant benoite­ment celles de tout le monde. Ce qui est particulier ici, c’est qu’il s’agit d’un ethno­centrisme refoulé : il ne s’agit plus d’affirmer comme toutes les civilisa­tions de toutes les époques que sa société est supérieure aux autres (37), il s’agit de se faire croire que sa propre socié­té a toujours été celle de tout le monde, tout le temps. C’est la posture de l’écrasante majorité des prétentions anti-racistes, cet ethnocentrisme culpabilisé, où l’autre ne peut être égal à soi que s’il lui est identique. Reste à le faire être tel, par le discours, ou par l’extension effective du modèle occidental, et s’amuser des folklores super­ficiels, so cute.

La dégénérescence du rationalisme religieux

L’émergence d’une telle position ne peut se comprendre qu’en faisant un détour par la rationalisa­tion de l’ethno­centrisme basique qui consiste à faire de l’autre culture un stade arriéré de la sienne, vers le­quel elle ne peut que tendre.

C’est l’attitude religieuse – qui explique la relative tolérance qui peut s’y mani­fester – et particulièrement capi­taliste et surtout mar­xiste, qui en a fait une science, le matérialisme dialec­tique posant les fameux « modes de pro­duction » qui devaient se succéder afin d’aboutir au capitalisme puis au communisme. C’est, par exemple, s’inspi­rant des anthropologues L. Morgan et de H. Maine, Marx voyant dans les « communautés de villages » in­diens des « républiques » égalitaires indépendantes du pouvoir central comme des castes (38) ou Engels faisant de l’ana­baptiste Thomas Münzer un leader prolétarien avant la lettre (39). On revoit périodiquement de telles manœuvres d’un ethnocentrisme d’autant plus tou­chant qu’il est plein de bons sentiments40 et auquel on peut ratta­cher le credo de tous les nationalistes arabes, que reprend tel quel Fethi Benslama, comme quoi les Lumières au­raient eu lieu en Islam, mais auraient été inexplicablement interrompues. C’est, au fond, la position d’un M. Book­chin. L’ethnocentrisme n’est ici en rien entamé : il est expliqué, afin de maintenir comme indiscutable son identité propre. Le procédé est aujourd’hui bien grossier, le marxisme comme philosophie de l’Histoire ayant été réfuté, notamment par les travaux de l’ethnologie41 dont ne s’inspire plus la « pensée » marxiste : La seule manière d’intég­rer la différence culturelle sans retomber dans la xénophobie élémentaire reste d’inverser l’ethnocen­trisme en xénophilie – qui exige bien évidemment de rendre toutes les civilisations et tous les individus qui en pro­viennent, pareils au même. Cet ethnocentrisme présentable est un cri de désespoir, l’expression de la souffrance culpabilisée de l’Occiden­tal dont les dogmes tiers-mondistes successifs (castristes, guévaristes, maoïstes, fano­nistes, chavistes, etc.) se fracassent au contact d’un monde immensément décevant (42). La culpabilité étant un rem­part contre ses responsabilités, reste à éla­borer une pensée qui permette d’assumer la réalité et de poser un projet politique.

Du relativisme moderne au n’importe quoi post-moderne

Pourtant la modernité occidentale avait accou­ché d’une posture radicalement nouvelle : le relati­visme, inven­tion fondatrice de l’anthropologie (appli­quée aux autres – ethnologie – ou à soi - sociologie), qui consi­dère comme strictement équivalents, par principe, tous collectifs humains. C’est une création proprement moderne (même s’il était présent dans une moindre mesure dans la Grèce antique) et typique d’une socié­té traversée par le questionne­ment sur ses fonde­ments, poussée à concevoir son organisation, son fonctionne­ment, ses valeurs, etc. comme étant sa propre créa­tion : si ce à quoi nous croyons ne repose en défini­tive sur aucune transcendance, ce à quoi croient les autres a autant de légitimité. On voit ici très claire­ment comment les tendances démocratiques, où la Loi ne repose que sur les personnes réunies, sont indisso­ciables avec la cu­riosité pour le différent. C’est Sade, par exemple, dé­clarant au XVIIIe siècle que « la mo­rale c’est de l’ethnologie » : on voit là un auteur oc­cidental faire appel à l’extrême diversité des compor­tements et des normes morales qui existent dans les diverses cultures non occidentales précisément dans le but de critiquer celles de sa propre culture, en les relativisant. Ce courant a co­existé avec les tendances ethnocentriques et coloniales, et l’histoire mouvementé de l’anthro­pologie le dit plus que tout : reste qu’il y avait, ici, un élément extraordinaire d’émancipation réciproque. Mais il faisait voler en éclat la religion marxiste et ses présupposés autant que le fonctionnement indiscu­table imposé par les dogmes capitalistes-bureaucra­tiques en Occident. L’entrée dans l’ère post-moderne, il y a une quarantaine d’année, s’est fait au prix de sa liquidation, notamment en en faisant une arme de guerre contre l’émancipation : après tout, comme les prin­cipes démocratiques ne reposent sur aucuns rocs indiscutables, pourquoi les faire valoir ? Au­trement dit : comme le ciel est vide, on peut faire, et laisse faire, n’importe quoi sous couvert de respecter les « particularités » de cha­cun. C’est, symétriquement, le fantasme d’un retour à un ordre indiscuté, le fameux « retour du religieux », ou le moralisme creux d’un Leo Strauss.

Entre le « tout le monde est pareil » de l’ethnocentrisme et le « chacun fait ce qu’il veut » du relativisme post-moderne, l’anti­racisme oscille : être né quelque part suffit pour don­ner une position de surplomb, éventuellement déniée – pour les autres, la di­versité réfute toute prétention à une quelconque re­vendication. On comprend ainsi la curieuse danse du ventre de M. Coleman, qui passe sans prévenir d’une projection de lui-même (ou de ce qu’il ai­merait être) sur ses pauvres « arabes » à un respect obséquieux de leur « foi » religieuse qu’ils ne sauraient altérer sans se nier aux-mêmes. Les deux postures étant fi­nalement inte­nables, l’oscillation vaut vacillation – l’actualité française en témoigne régulièrement - et leur point aveugle est évident : ce qui est doit être, et le projet politique n’existe pas.

Nos positions

Nos positions transparaissent à travers tous ce qui précède. Elles se basent sur la réfutat­ion du présupposé des postures précédentes : les peuples créent leurs cultures, radicalement et à partir de rien mais en se nourrissant de multiples ap­ports et des contraintes bio-physiques rencontrées auxquelles ils « choisissent » de donner un sens (43). La culture, pour nous, est ce soubassement qui forme anthropologiquement l’homme, un imaginaire collec­tif qui ne prend source qu’en lui-même et que les êtres humains sont capables de transformer comme de ten­ter de le re­produire à l’identique.

Nous posons la dé­mocratie et l’émancipation personnelle, soit l’auto­nomie collective et in­dividuelle, comme une inven­tion proprement humaine, qui aurait pu ne pas exister, que rien ne vient rendre iné­luctable, et que nous choi­sissons. C’est de ce point de vue-là, résolument mo­derne, que nous considérons toute dif­férence sur le mode de l’égalité : dans l’absolu, la Charia ne vaut ni plus ni moins que la doctrine Taoïste ou l’Ha­beas Corpus. De ce même point de vue, nous proclamons que nous préférons l’Habeas Corpus, sans invoquer d’autre rai­son que notre désir de liberté, que nous ne pouvons considérer, en son propre nom, comme supérieur au désir d’ordre. Ceux qui voient dans nos positions une visée impérialiste comme ceux qui y voient une démission de la raison, ne font qu’affirmer qu’ils ne conçoivent pas que la liberté ne puisse pas s’imposer et présente un paradoxe libéra­teur.

La question n’est donc pas de trier les civilisa­tions ou de distribuer les bons ou mauvais points, comme ne peuvent s’empêcher de faire ceux qui sont également inca­pables de penser l’égalité : il s’agit d’identi­fier ce dont on parle, ce que l’on veut, la démocratie et l’autono­mie comme projet, éventuellement comme culture historique­ment construite. Comme capacité d’un culture, portée autant par la société que par l’in­dividu quelconque, à se re­mettre en cause, à délibérer sur son héritage, son histoire, sa tradition, son organisat­ion, ses valeurs ou sa méta­physique, et ce, non pas une fois, mais en principe – et dans le même mou­vement de se questionner sur ceux des autres. Ce sont les questions : nos lois sont-elles bonnes ? Pensons-nous justement ?, etc. C’est, bien entendu, la philoso­phie (comme interrogation illimitée) et la psychana­lyse (à un autre niveau), et la politique comme auto-gouvernement du peuple, soit la crise ouverte comme modalité instituée socialement, dans un collectif comme pour une person­nalité. Voilà notre projet et ses critères, auxquels nous soumettons tous les indivi­dus et toutes les cultures, au nom de l’égalité, de la liberté et du principe qu’il peut être fait sien par qui le souhaite, et qui souhaite le faire vivre là où il est.

Démocratie partout, autonomie nulle part

Les positions opposées aux nôtres sont instructives. Si ce que nous entendons par démocratie, ou au­tonomie collective, se résume à un certain nombre de droits, ou à l’adhésion des gens au régime politique qui est le leur, ou encore à des discussions d’érudits réunis en cénacles clos, il est évident que l’histoire té­moigne d’une abondance (toute relative) de cultures et civilisations dont nous pouvons nous réclamer – mais il faut alors se contenter peu ou prou d’une défense du statu quo occidental. Si, a contrario, nous désirons une société qui s’interroge sur sa propre identité, s’affrontant à sa propre altérité comme à celle d’autres, proclamant que rien ne vient transcenden­talement justifier ses valeurs et son fonc­tionnement, alors les données changent. En ce cas, il faut reconnaître que la quasi-totalité du monde comme de l’histoire (y compris tout un versant de celle de l’Occident et son actualité) non seule­ment ne porte pas ce projet, mais n’y adhère qu’à grands frais.

Définir ainsi notre visée implique de pointer là où elle n’est pas, sans faux calculs ni démagogie, et d’abord là où l’on est : les « démocraties occiden­tales » sont pour nous des oligarchies libérales qui piétinent les acquis du projet d’autonomie depuis la fin du mouvement ouvrier et des luttes parcellaires qui l’ont suivi (44). De la même ma­nière, et selon les mêmes critères, on ne peut se réclamer des régimes « libéraux » qui ont pu exister (45), à l’occasion d’une conversion personnelle (au bouddhisme pour Açoka dans l’Inde du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, par exemple), d’une conquête à affermir (les fameux « cy­lindres » du roi perse Cyrus II juste après sa prise de Baby­lone en 539 av. J.-C.) ou en fonction d’une tradi­tion (certaines périodes de l’empire du Mali) ou en­core par conta­mination occidentale (46) (l’empereur mo­ghol Akbar Shâh au début du XIXe). Il ne sera jamais question, même concernant l’horizontalité des tribus, de remettre en cause ses propres croyances par les premiers intéressés (47). Parallèle­ment, le fait de tenir des assem­blées (48) n’en fait en rien des organes de remise en cause radicale de l’institution de la société : les assemb­lées des villages slaves, les vetché et les mir, n’ont été pleinement démocratique que sous l’in­fluence occidentale, qui les transmua en soviets (49) avant qu’ils soient anéantis par le putsch bolchevique d’oc­tobre 1917. Les choura musulmans traditionnels étaient des alliés du despotisme religieux et se trans­formèrent fugace­ment, de la même manière, en organes « révolutionnaires » dans l’Iran de 1978 (50). L’Althing, le parlement islandais de l’an mille, les assemblées tradi­tionnelles basques, ou les Etats généraux de la mo­narchie médiévale française étaient des lieux de ges­tion de l’existant, avant l’irruption de la modernité. Ceux qui nous accuse­ront de chipotage sont les premiers à dénoncer la cogestion des entre­prises dans lesquelles les salariés n’ont rien à dire quant à l’organisation du travail ou surtout ses finali­tés : plus même, l’écrasante majorité des assemblées gé­nérales qui se tiennent lors des luttes sociales (51) sont pour nous essentiellement des lieux de socialisation et d’em­prise syndicale ou groupusculaires.

On peut être moins sévère : mais la bonne conscience qui en ré­sulte ruine tout simplement le terrain à partir duquel il est possible de critiquer radicalement l’Occident, et de permettre l’invention de nouvelles sociétés. Celle-ci ne pourra se faire qu’à partir des histoires particulières, et de ce qu’on peut interpréter rétrospectivement comme un affleurement des tendances à l’autonomie, mais certainement pas en enfermant les civilisations dans le carcan de leur passé, fût-il paré, en catimini, de qualités exogènes.

Pour un renouveau du projet d’autonomie

Le procès lamentable de M. Coleman comportait tous les traits d’un jugement stalinien avec sa cohorte si­nistre d’accusations performatives, de diffamations, d’insinuations, de divagations, de falsifications, d’inventions de preuve et d’amalgames : tout est permis à l’accusation, qui a raison, par principe, contre les « vipères lubriques » dissi­dentes, dont la simple existence doit expliquer à elle seule la dégénérescence d’une Cause devenue mons­trueuse. Mais les gens comme M. Coleman ne sont pas, en France, juges, commissaires ou savants – sans doute le deviennent-ils progressivement depuis que la « BHLisation » accélérée balaye les repères les plus élémentaires - et quelques lignes suffisent. L’anti-fascisme dont se targue notre contempteur se désagrège de lui-même dès qu’on s’y at­tarde avec un peu de bon sens, et surtout révèle de bien tristes présupposés, dont l’incapacité tant à porter la cri­tique de ses propres détermin­ations qu’à considérer d’autres possibilités de faire collectivité. Nous voulons l’un comme l’autre et consi­dérons que la critique radicale de l’oppression occidentale est inséparable d’une critique ra­dicale de toutes les so­ciétés, – y compris et surtout celles qui prétendent représenter une alternative, qu’elles soient néo-traditionnalistes et/ou prétendument « révolutionnaires », passées, présentes ou à venir. Nous voulons l’égalité et la liberté pour tous, nous cherchons la vérité, et, sur ce chemin, comme dirait Nietzsche, nous rencontrons beau­coup d’ennemis.

Un peu partout dans le monde naissent aujourd’hui des mouvements, aussi ambivalents que salvateurs, et ils iront en s’amplifiant et se dramatisant devant les multiples impasses auxquelles conduit le modèle occi­dental et son enterrement de la modernité. Un réveil politique peut en émerger mais il aura, alors, à réinventer une conception du monde qui se dé­gage claire­ment des aliénations traditionnelles comme des dominations que le XXe siècle a inventé. Cela exige de remettre à plat toutes les pensées héritées, et particulièrement les idéologies décomposées qui para­sitent les ré­flexions d’ampleur et empêchent de comprendre et de combattre les réalités les plus désagréables qui prolifèrent d’autant. La seule boussole disponible est celle d’un projet de société, des critères qui lui sont attachés, et notre vo­lonté de la faire advenir, et d’abord là où disparaissent les principes mêmes qui rendent la discussion possible. Les crises civilisationnelles que nous commençons à traverser iront croissant et leur dénégation ne peut que les appro­fondir, renforçant les extrêmes droites, religieuses ou non, autochtones ou néo-coloniales, qui poussent à l’affron­tement généralisé en s’auto-alimentant. Les tenants de la lutte de la liberté ne peuvent qu’être pris entre deux feux, chaque camp ten­tant de rabattre leurs positions sur celles de l’ennemi. Place passablement inconfortable, et au­jourd’hui désertée d’autant : elle sera, sous peu, pleine de tous ceux qui décident de sortir du silence pour ne pas entrer en barbarie.

Collectif Lieux Communs, juin - novembre 2011


Notes

33 « Le mouvement grec pour la démocratie directe – le ’mou­vement des places’ du printemps 2011 dans la crise mon­diale », Brochure 18 & 18bis, septembre – octobre 2011. On lira attentivementle portrait au vitriol que dresse un vieil immigré de sa société, et culture, d’origine dans « Considéra­tions sur la Grèce moderne », Brochure n°18bis, pp. 14 – 23, disponible sur le site.

34 On lira sur ce sujet, et pour faire tomber bien des mythes at­tenants et bien-pensants, Yves Lacoste « La question post-coloniale : une étude géopoli­tique », Fayard 2010.

35 Cf. notre texte « Malaise dans l’identité », décembre 2009, et« Post-scriptum sur l’identité nationale », mars 2010, dispo­nibles sur le site.

36 Comme le remarquait, entre mille exemples, le dissident chinois Li Shenzhi, « Étant donnée que despotisme et esclavagisme sont au cœur de la tradition culturelle chinoise, il ne fait aucun doute que la démocratie et la culture traditionnelle chinoise sont fondamental­ement opposées » (« Objectif démocratie » in M. Holzman, Ch. Yan (éd.), Écrits édifiants et curieux sur la Chine du XXIe siècle. Voyage à travers la pensée chinoise contemporaine, ed. de l’Aube, 2003, p. 28).

37 Pour ne prendre que deux exemples évidents, la Chine impé­riale s’appelait « Empire du Milieu » : pour les Chinois leur pays n’était pas seulement le centre du monde autour du­quel s’organisait l’univers ; il s’identifiait quasiment à l’uni­vers en tant que tel, puis­qu’en chinois le terme tianxia signi­fie « “ce qui est sous le Ciel” = l’univers connu = la Chine », cf. É. Balazs, La bureaucratie cé­leste. Recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 26. Et concernant le Japon : « Lors de la restauration du pouvoir impériale à la fin du XIXe siècle, sous le Meiji, un arsenal idéologique a été mis en place pour seriner à tout enfant et à tout adulte les mythes de l’origine divine de la dynastie impériale, de la supériorité de la race japonaise sur toutes les autres, et de sa vocation à dominer le monde par la force. Doctrine qu’un décret officiel décrit comme “l’idéal le plus élevé de l’humanité, le père de la culture et la mère de la création” », in J. Gravereau, Le Japon au XXe siècle, Paris, Seuil, 1993 (édition augmentée), p. 73. D’une manière générale on lira sur le sujet « Race et histoire » de C. Levi-Strauss, et concer­nant le monde arabo-musulman Bernard Lewis « Race et couleur en Islam ». Sur la rationalisation scientifique du racisme occiden­tal, on lira « La société pure – de Darwin à Hitler » de A. Pichot, Flammarion, 2000.

38 Voir à ce sujet Louis Dumont « La ’communauté de village’ de Munro à Maine » in « La civilisation indienne et nous », Armand Co­lin, 1975, p. 111 sqq. et, de manière plus com­plète, du même auteur le classique « Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications », 1966, (réed 2001, Tel / Gallimard) pp. 202-233.

39 F. Engels « La guerre des paysans en Allemagne », dispo­nible sur internet.

40 ...par exemple concernant la révolte des Taï-ping dans la Chine du XIXe, dont on tait sciemment l’influence occiden­tale, et surtout protestante, massive. On mettra ainsi en re­gard le livre de Jean Chesnaux « Le mouvement paysan chi­nois. 1840 - 1949 » (Seuil, 1976) et celui de Jacques Reclus « La révolte des Taï-ping (1851 – 1864) – Prologue de la ré­volution chinoise » (Le Pavillon – Ro­ger Maria Editeur, 1972) avec l’article propagandiste de Ngô Van « Utopie li­bertaire antique et guerre de paysans en Chine », 2004, Re­vue Oiseau-tempête n°11, pp. 55 – 58.

41 Par exemple le classique « Age de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives » de M. Sahlins (Galli­mard 1996), pref. de P. Clastres.

42 Voir à ce sujet Georges Steiner ; 1974, « Nostalgie de l’ab­solu », 10 / 18 (2003).

43 Ce n’est que dans ce cadre qu’il est possible de comprendre la dernière contribution significative quant au « pourquoi » de ces diffé­rences civilisationnelles, celle de David Cosandey « Le secret de l’Occident – Vers une théorie générale du pro­grès scientifique » (Champs essai, 2007). L’auteur poursuit l’interrogation de F. Braudel dans « Grammaire des civilisa­tions » (Arthaud, Paris, 1987) et récapitule pour les réfuter toutes les théories matérialistes « explicatives » avant de pro­poser la sienne qui ne saurait, à elle seule, ex­pliquer quoi que ce soit, mais avancer quelques éléments de réflexion.

44 On lira par exemple notre tract « La démocratie contre les élections », avril 2007, disponible sur le site.

45 C’est ainsi l’approche de J. Baechler (« Démocraties », Cal­mann-Levy 1985) ou, de manière bien plus idéologique, Amartya Sen (« La démocratie des autres – pourquoi la li­berté n’est pas une invention de l’occident », Payot, 2005).

46 C’est dans cette catégorie qu’on placera un grand nombre d’ouvrages prétendant traiter de la question par l’intermédiaire d’expé­riences rapportées, ainsi « Démocratie d’ailleurs » de C. Jaffrelot (2000, Karthala), qui n’évoque que les expériences de « démocrati­sations » modernes plus ou moins heureuses réalisées dans les pays non-occidentaux suite aux décolonisations.

47 Comme le fait Jean Baechler, op. cit. On retrouve ici une fort mauvaise lecture de l’ouvrage de Pierre Clastres « La société contre l’Etat » qui nourrit encore les fantasmes primitivistes. Dans les chefferies qu’il décrit, la lutte contre toute tentation hégémonique remplit certes une fonction auto-limitative à l’égard du pouvoir, et l’acéphalie de l’organisation sociale est bien posée comme devant toujours être conquise, et défendue, contre toute dérive hiérarchique. Mais personne ne songe à fonder la vie tribale sur d’autres va­leurs que celle de la tradition des ancêtres. Du même auteur, on lira le trop peu connu « Recherches d’anthropologie poli­tique », 1980.

48 Critère unique, et non discuté, de l’ouvrage de M. Detienne (dir.) « Qui veut prendre la parole ? », Seuil, 2003, qui, lui, considère posément que toute assemblée est démocratique.

49 Sur ce sujet, on lira parallèlement Oscar Anweiler « Les So­viets en Russie, 1905 - 1921 », (NRF, 1972), Gallimard, 1997, dont la pré­face de P. Broué ainsi que le premier chapitre sont disponibles sur le site, et Skirda A., 2000 ; « Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917 », éditions de Pa­ris.

50 Cf. Bricianer S. ; « Une étincelle dans la nuit – Sur la ré­volution iranienne 1978-1979 », Ab irato éditions, 2005, où il apparaît très clairement que la subversion des Chouras est toute relative, des prémisses jusqu’à la fin de l’insurrection iranienne, puisque domin­ées de part en part sinon par le cler­gé lui-même, du moins par une religiosité affiché ou non mais dans tous les cas omniprésente. On ne s’en étonnera pas, connaissant l’histoire de cette institution consultative juridi­co-religieuse dans le monde musulman, mais on re­grettera par contre que l’auteur l’ait passée sous silence, et que les édi­teurs enthousiastes aient traduit le terme en « assemblée de base » en le plaçant en couverture... Cf. par exemple F. Khosrokhavar, « L’Utopie sacrifiée – Sociologie de la révolution ira­nienne », 1993, Presse de la FNSP.

51 Cf. notre tract « Pour des assemblées générales autonomes », octobre 2010, disponible sur le site.


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