L’insupportable lucidité de Taguieff

jeudi 15 novembre 2012
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de G.Fargette « Le crépuscule du XXième siècle », n° 18-19-20, mai 2008

L’ouvrage de P. -A. Taguieff, “Les contre-réactionnaires” (février 2007) analyse l’état de dégénérescence contemporaine de ce qui se présente comme “pensée de gauche”.

Il décortique le “progressisme”, soit tout ce qui se dit et se fait au nom du Progrès, sans qu’en résultent des progrès observables, les “contre-réactionnaires” étant ceux qui recourent au progressisme pour mettre en accusation. D’emblée, cet ouvrage d’analyse évite le point faible du livre de C. Fourest, “Le nouvel Obscurantisme”, dans lequel elle croit pouvoir s’appuyer sur un “progressisme” vague pour critiquer la régression ambiante.

Taguieff rappelle que c’est au XXème siècle que le progressisme est passé de l’illusion consolante ou exaltante à l’escroquerie à l’imposture idéocratique (p. 14). En ce sens, ce “progressisme” est le rejeton de tous les échecs du XXème siècle. L’idée de progrès du XIXème siècle a été annexée au cours des années 1930

par le communisme moscoutaire, pour mettre sur pied des alliances antifascistes escamotant la question du totalitarisme. Le plus étrange vient de la survie de cette posture après 1945 : l’antifascisme sans fascisme a connu une vie non pas résiduelle, mais de plus plus prégnante dans les courants de gauche en Occident. Il aurait fallu à tout prix barrer la route à la “Barbarie”, sous-entendu l’Amérique. Le pire obscurantisme a été rejoint par le progressisme le plus dévoyé.

Le néo-progressisme s’appuie sur une arrogance et une vigilance paranoïaques, et se caractérise par une adhésion au changement pour le changement. Il est devenu une doctrine de haine doublée d’un permis de haïr avec bonne conscience. Il s’agit d’une mentalité totalitaire tiède, où des intellectuels jouent le rôle de commissaires politiques, de propagandistes et d’agitateurs. L’objet du livre de PA Taguieff est très exactement là : l’analyse des usages totalitaires contemporains du “progressisme”.

La première partie de l’ouvrage décortique la fabrication d’une légende, celle des “nouveaux réactionnaires”, opération médiatico-intellectuelle de 2002, qui reprenait une tentative plus limitée du quotidien Le Monde en 1993 (article “Appel à la vigilance” du 13 juillet 1993). E. Plenel, trotskiste reconverti au journalisme établi, avait exploité avec application cette cabale, qui avait duré jusqu’en 1994, malgré une mise au point de Taguieff (toujours dans Le Monde, le 27 juillet 1993), mais l’attaque s’était trouvée dépourvue de relais en son temps.

En 2002, l’étrangeté est venue de l’origine inspirant une démonisation du même type : la “deuxième gauche” (Rosanvallon, etc.), celle qui prétendait non seulement se situer à l’écart de l’orthodoxie communiste, mais aussi de la vulgate social-démocrate. Il a donc fallu constater que les méthodes du totalitarisme soviétique persistaient bien au-delà de son aire initiale d’implantation géographique. Elles tendent à se propager depuis l’effondrement de l’Union soviétique à l’ensemble de l’intelligentsia de gauche. Celle-ci ne fait plus rêver, mais elle parvient cependant toujours à provoquer des frayeurs (p. 42), par deux procédés : l’image du glissement (la dérive vers le pire) et celle de la contamination (l’extrême, toujours de droite, est censé contaminer tout le reste).

Tout hérétique présumé devient le suspect majeur aux yeux des intellectuels de gauche. Taguieff note que même la réflexion sur la “dialectique de la Raison” de Adorno et Horkheimer serait aujourd’hui assimilée à une hérésie pernicieuse (p. 47).

Le principal accusateur de 2002, Lindenberg, recherchait des coupables, mais aucun des philosophes dénoncés ne s’affirmait partisan du rétablissement d’un ordre social pré-démocratique ou anti-démocratique.

Cet exercice d’inquisition a été rapidement appuyé par un texte de Tariq Ramadan, qui partage le goût des listes d’intellectuels à mettre à l’index. Mais si Lindenberg s’est vu contraint de décrire un complot sans chefs, une conjuration presque inconsciente, Ramadan est allé droit au but : l’ennemi juif était derrière tout cela, sous couvert des “intellectuels communautaires”. Et que Taguieff, nommément cité, n’ait aucune attache juive était un détail vulgaire qu’un pamphlétaire islamiste ne s’abaisse pas à prendre en compte.

Le modèle du héros de cette vulgate stalinoïde d’un nouveau genre, c’est le jeune “immigré” (de fait descendant d’immigré), dont la rage anti-occidentale se voit sanctifiée par une “haine de soi” de plus en plus caractéristique des intellectuels occidentaux qui ne savent que prolonger la trajectoire du totalitarisme. Un Dieudonné a longtemps incarné cette figure de “héros” exotique, mais sa trajectoire résumée en deux dates a fini par embarrasser ses soutiens les plus aveugles : de la rencontre le 30 août 2002 avec le Hezbollah jusqu’à la fraternisation publique le 12 novembre 2006 avec Le Pen, il y a une cohérence de son “progressisme” qui n’est pas nommée (l’antisémitisme travesti en antisionisme).

Cette posture anti-occidentale présente quatre traits reconnaissables (p. 67) :

  • l’extension indéfinie de la vulgate “antiraciste” à la défense de victimes imaginaires
  • le mépris pour tout ce qui ressemble à un “peuple” ou à une “nation” (du moment que le groupe est “occidental”, NdC, mais le point suivant l’implique)
  • la criminalisation de l’Occident
  • la complaisance à l’égard du terrorisme (s’il est d’extrême- gauche ou d’obédience islamiste)

Il s’agit d’un nouveau désordre moralisateur, qui occulte le fait que toute ombre de démocratie implique la pluralité d’opinions, cible fondamentale des diatribes des contre-réactionnaires, habités par une nostalgie inépuisable, même s’ils la voilent, pour la religion séculière que fut le communisme.

A cette utopie de carte postale correspond une volonté d’épuration magique. Taguieff constate que l’avenir même du principe démocratique est profondément ébranlé (p. 70) et souligne ce paradoxe qui motive son livre : “la gauche politique s’est montrée étrangement perméable à cet héritage communiste depuis le milieu des années 1990, alors même que paraissait tournée, sauf pour l’extrême-gauche, la page du communisme” (p. 72). Pour ces intellectuels et ces journalistes mercenaires, dénoncer, c’est militer. Et ceux qui doivent être prioritairement dénoncés, ce sont très exactement ceux qui refusent de suivre la logique d’une culpabilité occidentale collective, illimitée, imprescriptible.

Taguieff avance un autre point tout à fait pertinent : les “trotskistes culturels” (reconvertis dans la publicité, les affaires, le journalisme, etc.) sont devenus indiscernables des ex-staliniens ou ex-maoïstes, qui se reconnaissent à leur passage par l’althussérisme.

L’intellectuel néo-progressiste nourrit donc sa bonne conscience en condamnant. Ce conformiste porte la morale comme une décoration, un insigne officiel. La “vigilance” assume une fonction magique.

En 2005, un “nouveau réac” serait tout citoyen :

  • affirmant la valeur des principes républicains à la française
  • défendant la loi sur les signes religieux à l’école publique
  • dubitatif sur la construction européenne
  • condamnant sans complaisance les actes de vandalisme et de barbarie dans les banlieues.

Taguieff insiste sur le fait que les journalistes et les sociologues (il devrait ajouter leurs petits frères informels de la corporation, les militants) rivalisent de zèle pour réinterpréter d’une façon politiquement correcte la réalité observable.

Dans le cadre des manifestations du 15 février et du 8 mai 2005, on a assisté à de véritables “ratonnades anti-blancs”, mais cet aspect peu reluisant des choses a été systématiquement minimisé par la corporation, à de très rares exceptions individuelles près (Luc Bronner du Monde, par exemple). Quand l’affaire Ilan Halimi a éclaté en février 2006, s’avérant un crime de synthèse, crapuleux, barbare, antijuif, l’envers du décor est apparu dans toute son horreur décomplexée.

Une gauche sans projet a besoin d’ennemis haïssables, afin de fixer les lignes imaginaires la séparant de la droite. Il fallait donc tenter de rappeler à l’ordre les intellectuels, qui regardaient de plus en plus ailleurs. La thématique des “néo-réacs” a permis à la gauche de se renforcer dans l’illusion de sa supériorité.

A partir des années 2003 et suivantes, Sarkozy est devenu l’ennemi préféré des “stalino-trotskistes”, aveugles à la montée de sa popularité, en rapport direct avec la réaction de répulsion face aux violences de 2005. Tout s’est alors passé comme si Sarkozy représentait à lui seul la capacité d’agir en politique (p. 99). Taguieff constate qu’on ne voit plus que des retours du refoulé stalinoïde dans cet affolement anti-sarkozyste, qui a atteint en 2007 quelques sommets (cf le pamphlet de Badiou commenté dans ce numéro, et postérieur au texte de Taguieff).

L’histrionisme moralisateur reprend la méthode héritée des totalitarismes, faire de l’adversaire un criminel (cf une chanson de Renaud, cet inconsolable du mitterrandisme rêvé, où il considère les “ennemis du voile islamique” comme des “fachos” : 99 % des femmes de ce pays seraient donc “fascistes”).

Taguieff insiste : la représentation du “fascisme” en est arrivée au point de ne plus permettre de conceptualiser les régimes autoritaires réels. Le rôle des imbéciles sentimentaux ne cesse de s’accroître. On n’en trouve pas un qui ose dénoncer la liquidation routinière des opposants dans les régimes islamistes.

Le totalitarisme stalinien, qui se dota de l’appareil le plus vaste et le mieux organisé, survit donc de façon paradoxale dans les méthodes qu’il a rodée. Les chapitres 5 et 6 du livre sont consacrés à rappeler la généalogie de l’antifascisme, pour lequel le progressisme fut dès les années 1930 une catégorie attrape-tout aux frontières mouvantes

Depuis 1945, le terme de “fascisme” n’est plus un terme conceptuel, mais interprétatif. Les antifascistes vivent et hallucinent dans un monde infernal, où les démons rôdent partout, mais surtout autour d’eux (ces démons politiques ne sont visibles que d’eux seuls) (p. 128).

Aujourd’hui, le paradoxe est que les néo-gauchistes, qui n’ont pu connaître les appareils totalitaires agissant avant leur propre naissance, deviennent indiscernables des néo-communistes, déformés par leurs aînés blanchis sous le harnais du mensonge et du crime d’État. Taguieff constate que le PC ne joue plus un rôle moteur dans la nouvelle constellation progressiste (p. 140).

L’altermondialisme lui apparaît comme le brouillon du communisme du XXIème siècle, mais il ne peut s’imposer sans s’allier au nouveau totalitarisme qui s’est cristallisé à la fin du XXème siècle, l’islamisme radical (p. 131). Il est indéniable que cette remarque offre un éclairage fertile sur les compromissions contradictoires de la partie prévalente de l’altermondialisme avec les islamistes, compromissions que Caroline Fourest dans “Le nouvel obscurantisme” décrit avec consternation, sans pouvoir se l’expliquer.

Le néo-antifascisme, comme son modèle historique, fait tout pour éviter d’être anti-totalitaire. Mais comme son ennemi est inexistant, non seulement il n’est pas ce qu’il dit être, mais il est surtout ce qu’il a pour fonction de voiler. On voit là un effet lointain de la supériorité ancienne de la terreur communiste sur la terreur fasciste, la capacité incomparable de la première à se déguiser en son contraire et à mentir à un degré que le fascisme dédaignait d’assumer (le cynisme dans le crime qui fut une signature nazie constitue une de leurs faiblesses éclatantes). Le rapport de la Ligue des Droits de l’Homme du 15 novembre 1936, qui concluait à la culpabilité des accusés des procès de Moscou, demeure comme une tache indélébile de ce “progressisme”, qui ne sait que dire : “il faut choisir son camp”.

L’anticommunisme était alors le péché capital, aujourd’hui c’est l’absence d’anti-américanisme et l’indifférence entêtée envers les lubies de cette superstition des âges obscurs qui a pour nom “islam”.

Taguieff a beau jeu de rappeler le fait écrasant que l’antifascisme officiel, historique, est mort le 23 août 1939, avec le pacte Molotov-Ribbentrop, et qu’il ne fut réactivé en 1941 que pour faire face au renversement d’alliance dont Hitler avait pris l’initiative.

Au cours des années 1970 et 1980, s’est mis en place le principe d’une relecture démonisante du passé de la nation française.

Dans ce procès, seul ce qui peut être retenu à charge est retenu, tout le reste étant effacé, ou considéré comme un minimum de bon sens. Les années 2000-2006 ont ajouté les traits “colonialistes” et “esclavagistes” à cette essence maudite de la France.

Peut-être y a-t-il là un processus d’auto-destruction de la nation française, qui suit ce que C. Lasch constatait dès 1995, à savoir que les “élites” occidentales modernes ont cessé de croire aux valeurs de l’Occident. Les néo-progressistes s’aligneraient à leur façon sur l’humeur dominante dans le sommet de la société.

Taguieff constate (p. 198) que “diaboliser la nation comme telle, c’est contribuer à disqualifier le seul cadre institutionnel et fonctionnel de la démocratie moderne". Bien qu’il manque à ce genre de remarque une analyse de fond aussi bien sur la mutation des régimes tendanciellement démocratiques de l’Occident en oligarchies, que sur le rôle des formations nationales européennes, l’inconséquence qu’il pointe chez les néo-progressistes est absolue. Il note que “l’entrée dans l’âge du post-national n’est qu’une chimère autojustificatrice diffusée parles nouvelles élites, effectivement déterritorialisées”, mais ne va guère au-delà.

La thèse défendue dans l’ouvrage peut ainsi se résumer :

1/ l’antifascisme sans l’antitotalitarisme est une imposture

2/ le pseudo-antifascisme s’est imposé dès les commencements, et se diffuse principalement à gauche et à l’extrême-gauche

3/ le pseudo-antifascisme de style totalitaire s’est mondialisé (à partir de l’appareil stalinien, puis sous l’effet du tiers-mondisme, et aujourd’hui dans la recherche d’une alliance avec les diverses formes du fondamentalisme islamique).

Bref, la foi dans le progrès s’est idéologisée (p. 200), le scientisme prométhéen s’est inextricablement mêlé au prophétisme. La vision progressiste de l’histoire s’est ainsi constituée au XXème siècle en une machine à légitimer des formes de tyrannies inédites.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à détailler comment, au nom du progrès, on est passé du progressisme à l’anti-fascisme. La posture prométhéenne, pré-politique, portée par la foi en une possibilité de suppression de toute limite à la puissance de vivre, est une révolte contre la faiblesse et la finitude de l’homme. L’auto-création infinie de l’homme est ainsi célébrée sans cesse, et l’on veut croire que l’on peut à la fois maîtriser toujours davantage la nature et sa propre nature.

Taguieff met là en évidence, sans s’y attarder, que ce que les communistes ont le moins maîtrisé, c’est précisément leur propre nature.

Aujourd’hui, la foi naïve dans le progrès n’est plus qu’une survivance (on pourrait ajouter sur un océan de vide), mais comme toutes les survivances de nature religieuse, ses zélateurs veulent y croire quand même.

L’ébranlement de l’idée de progrès ne s’est diffusée qu’avec la prise de conscience de la “crise de l’environnement”, à partir des années 1970. Cette “crise du progrès”, Taguieff l’indique expressément (p. 219), est le symptôme d’une “crise globale de la civilisation occidentale” (que Léo Strauß avait perçue dans “La renaissance du rationalisme politique classique”).

L’idée de progrès, fondée sur la conquête de la nature, reposait sur des espérances qui n’étaient absolument pas garanties.

La distinction progressistes/réactionnaires dans cette impasse joue le rôle d’une recherche de bouc-émissaire, afin d’échapper au bilan historique inévitable. Le néo-progressisme a repris l’exubérance du progressisme, mais en se trouvant acculé à le transposer sur un terrain abstrait : l’éloge du changement pour le changement, sans fin, est une pensée-slogan, une formule vide de la machine publicitaire qui a remplacé la pensée.

Taguieff rejette pour sa part la diabolisation du “progrès meurtrier” (de l’écologie “profonde”), qui mène à une contre-religion de la préservation, ainsi que l’utopie faible de la “décroissance” (dominée par des idéologisations néo-gauchistes). Pour lui, ce sont deux fanatismes. Taguieff ne voit d’issue que dans la conception à définir d’un progrès non prométhéen (p. 225).

L’utopie technicienne, toujours vivante et foisonnante, alliée à une conception téléologique de l’histoire (illusion largement dissipée chez les intellectuels occidentaux) appartiennent à une époque que l’on voit finir. Il faudrait définir la voie de la phronésis, de la sagesse pratique.

Taguieff note encore que la religion néo-progressiste repose sur le dogme du cercle vertueux de toutes les formes de progrès, et que c’est au fond le dernier avatar du noyau de la religion occidentale moderne (p. 249), qui allie culte de la science et religion de l’avenir.

C’est sans doute au pressentiment de cette impasse que les Occidentaux devenus ennemis de l’Occident s’inventent désormais un mythe de salut par l’Orient, métamorphosé en mythe du salut par l’islam.

Cette illusion s’inscrit dans la situation géopolitique contemporaine, par contre-pied à la “guerre à la terreur” de Bush et de l’oligarchie américaine. Taguieff préfère analyser la situation en terme de guerre asymétrique, et s’explique la mansuétude dont les lubies néo-progressistes bénéficient en Occident par une peur profonde (il ne dit pas “munichoise”, mais c’est bien l’idée) de faire la guerre à l’islamisme.

Les tentatives d’ajustement de l’utopie révolutionnaire se sont transposées en “résistancialisme” généralisé (Chavez, Bové, Hamas, etc.). Les “révolutionnaires” ne peuvent plus qu’affirmer une série de rejets, au lieu de définir un grand projet (p. 414). Si le communisme comme système de croyance est mort, il reste vivant à travers les méthodes de combat idéologique qu’ila laissées en héritage. La culture du pseudo-antifascisme est un conservatoire informel de l’esprit totalitaire.

Celui-ci se définit par quelques traits reconnaissables :

  • l’idéologie se résume à des techniques de conditionnement de l’esprit humain
  • le principe, c’est que les idées ne sont que des instruments pour agir (et donc pour manipuler)
  • l’élimination des ennemis est la condition de la “marche du progrès”.

Le mensonge totalitaire repose sur deux piliers : - la destruction de la mémoire - le langage réduit à une algèbre d’abstractions qui déclenchent des affects automatisés (il n’existe pas de totalitarisme sans logocratie)

Il leur faut toujours se croire en 1932, et affirmer une vigilance exterminatrice.

La tradition de terreur est ancienne, puisqu’elle commence à l’époque de Saint-Just : “ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé” (il n’existe aucune confiance dans la discussion ; les totalitaires n’affectant de discuter que pour obtenir la capitulation de ceux qu’ils ont en face d’eux). Et cette tradition présente des incarnations récentes, comme le rappelait un intellectuel pro-chinois de 1968 : “se faire entendre n’est pas attirer la sympathie. C’est répandre la terreur”.

Pour Taguieff, ce qui rend aveugles les néo-gauchistes occidentaux, c’est précisément leur passion anti-occidentale. Le postulat de l’unicité de la menace fasciste en dérive. Le “fascisme”, c’est le nom déshistoricisé du “pire”. Mais le discours antifasciste avait précisément pour fonction de masquer la réalité répulsive du communisme soviétique. Aujourd’hui le marais “progressiste” est le milieu social le moins accessible à la vérité.

L’antifascisme “réel” a réussi à miner l’antitotalitarisme. Taguieff parle alors de ce qui fâche : pourquoi y a-t-il tant de compagnons de route alors qu’il n’existe plus de route ?

La “gauche”, quand elle veut “rassembler” ses éléments épars ne peut parler que d’antifascisme, en se gardant de dénoncer le totalitarisme. En transposant le modèle de la venue imminente de l’Antéchrist en retour menaçant et toujours possible de Hitler, l’antifascisme éloigne systématiquement les intellectuels d’une réflexion sur la démocratie. Tout contradicteur est trans formé en “salaud”, en malade mental, etc.

Pour Taguieff, la première pensée unique des années 1990 a fait place à un second avatar : - diabolisation du libéralisme (qui rejoint l’aveuglement marxiste traditionnel pour toute oppression qui ne repose pas sur des mécanismes marchands, NdC) - réactivation thématique du tiers-mondisme (c’est de fait un anti-occidentalisme et un anti-sionisme ambigu)

  • face au nationalisme, il y a une double morale (seul un nationalisme du tiers-monde est “progressiste”).

Tout cela s’inscrit dans un processus d’auto-destruction de la démocratie.

Le néo-antifascisme fonctionne à vide : il crée des fictions-repoussoir, par exemple pour les Balkans, où les horreurs auraient été plus “équitablement” réparties qu’on ne l’a dit.

Mais Taguieff semble suivre la position d’un Gallois (ancien général d’État-major français) qui voyait dans la défaite serbe le début de la réislamisation des Balkans, et tombe là dans un aveuglement symétrique des anti-Serbes : si les Kossovars (Albanais) ne peuvent être tout à fait considérés comme de pures victimes, il demeure que leur action collective relève d’un nationalisme certain : les musulmans d’origine slave, comme les “goranes” ont été systématiquement “dissuadés” de rester au Kossovo. La dimension collective des réactions albanaises s’ancre dans leur nationalisme. La question albanaise est la der-nière grande question nationale non résolue dans les Balkans.

Il demeure que le catéchisme progressiste se réduit à un château de cartes d’évidences optimistes. Même le mythe des “maîtres du monde” (J. Ziegler) s’est reconstitué sous une coloration altermondialiste. L’Occident aujourd’hui, comme toutes les civilisations décadentes, ne semble avoir d’autre projet que de se conserver. Un catastrophisme diffus imprègne la société. L’idée de déclin et de régression est pourtant tabou dans la gauche en général et tout particulièrement chez les néo-progressistes.

Taguieff, pour sa part, penche pour la vision de C. Castoriadis, qui suggérait que l’époque moderne avait duré deux siècles environ, de 1750 à 1950, et se dit favorable à un “catastrophisme éclairé”.

Le chapitre 8 est consacré à l’immigrationnisme, comme dernière utopie fataliste des bien-pensants, ce qui évoque d’anciennes positions dans le mouvement ouvrier. Taguieff cite E. Zola avec son personnage de Germinal, E. Lantier, qui attendait tout d’une invasion des barbares. On pourrait également citer Déjacque (“la révolution par les Cosaques”) ou certaine phrase d’un André Breton souhaitant lui aussi l’arrivée de cosaques opérant une régénération terrible et salvatrice.

La fin du XXème siècle a donc vu naître, faute de sujet révolutionnaire crédible, une utopie messianique de salut par l’immigration. Taguieff a évidemment beau jeu d’ironiser sur les anti-Américains frénétiques qui citent tout à coup le cercle supposé vertueux de la croissance et de l’immigration qui aurait tant bénéficié à la prospérité américaine. Il rappelle qu’il faut que cette immigration soit corrélée aux “besoins du marché du travail”. Mais les immigrationnistes ne veulent d’aucune sélection !

Le cas du Japon montre par ailleurs que la “croissance” peut avoir lieu en absence à peu près complète d’immigration.

Autre contradiction : les antilibéraux forcenés prônent le “laisser-faire” le plus complet en matière de flux migratoire.

De fait, ces postures sont réglées par un moralisme instrumental, le principe de la dette à l’égard des descendants de colonisés, etc., appuyé sur le coup de force idéologique qui prétend présenter l’islam comme la religion des pauvres.

Les néo-progressistes stigmatisent la richesse scandaleuse des pays “riches”, mais s’abstiennent de tout commentaire sur les fabuleuses richesses parasitaires des pétro-États.

L’ironie de Taguieff souligne à quel point les thèses “immigrationnistes” ne font que prendre le contre-pied de la thèse centrale du Front national, l’immigration se trouvant simplement célébrée comme providentielle (p. 581).

L’amour obligatoire de “l’Autre” masque tout au plus une pro-fonde haine de soi. Les anciens rêveurs de révolution demeurent fascinés par le mythe de la régénération, et se montrent toujours prêts à mettre en œuvre une ingénierie des populations à grande échelle.

Comme le montrent aussi bien les tentatives de régularisations massives que les verrouillages de l’immigration, on n’aboutit qu’à l’échec. Taguieff ne le dit pas, mais cela transparaît plus ou moins clairement de son propos : les nations européennes n’ont guère de solution sur cette question de l’immigration. Elles semblent surtout condamnées à de mauvais choix.

Il lui reste à constater, conformément au propos central de son livre, que l’antifascisme généralisé a intégré l’antiracisme, l’anti-nationisme, l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme (de style léniniste puis tiers-mondiste), le démocratisme (le culte abstrait de la démocratie), etc. L’antisionisme s’y est ajouté récemment.

Nos “démocraties” tièdes et festives sont imprégnées d’esprit totalitaire. En considérant que la bête fasciste et raciste n’attendrait qu’une occasion pour se réveiller chez le citoyen ordinaire, les néo-progressistes revivifient un lieu commun répandu chez les maoïstes du début des années 1970. Ces déclarations abstraites de non-conformistes subventionnés, d’anarchistes de ministères, de rebelles faisant carrière, etc., sont invalidées par leur pratique même. Leur passion commune est une pathétique quête de la célébrité.

De cette analyse du progressisme, de l’étendue de ses défauts, et de leurs origines peu avouables, il ressort que le mal ne saurait être cantonné aux courants héritiers du totalitarisme.

L’incapacité de la gauche, sous presque toutes ses formes, à définir un cordon sanitaire vis-à-vis de ces héritiers, s’ancre dans une faille constitutive et générale. Ses mythes fondateurs participent de ce naufrage.

D’aucuns feront le procès que de telles analyses confortent la “droite” par contre-coup, mais ce serait oublier que les idéologies de droite sont mortes depuis au moins quatre-vingt ans déjà et que même la résurgence du “libéralisme idéologique” dans les années 1970 et 1980 n’est qu’une réapparition mécanique dépourvue de créativité intellectuelle.

De fait, les théories et les idéologies rivales qui ont fait l’Occident sont en état de mort clinique. Et rien dans le monde ne vient proposer quoi que ce soit de vivant en lieu et place. La résurgence d’un islamisme tout aussi mécanique et ouvertement mortifère, en l’absence de tout renouveau théologique, ce qui serait pourtant le minimum de son point de vue, signe cette stérilisation de toutes les conceptions humaines en ce début de XXIème siècle.

Il ne reste que les prises de conscience écologistes, mais elles sont incapables de fournir une perspective (elles dénoncent chacun des méfaits de l’activité humaine sur la biosphère, mais ne peuvent les ramener à un principe unique). Taguieff y voit un fanatisme nouveau, sans plus. Il ne semble pas percevoir que, témoins du désastres, ces thèses ne prendront d’importance que dans la mesure où elles justifieront la nécessaire frugalité de vie pour le plus grand nombre. L’écologisme ne rencontrera de succès historique qu’en se faisant le serviteur acharné de l’inégalité oligarchique. Un tel changement de perspective ne pourra apparaître au plus grand nombre qu’à la suite d’une immense catastrophe, qu’elle soit humaine (guerre mondiale ouverte) ou écologique (réchauffement accéléré, ou empoisonnement de la biosphère franchissant tout à coup un seuil qualitatif).

Devant de telles considérations, il n’est guère étonnant que la religion séculière du progressisme s’efforce de tenir le devant de la scène, en dépit de l’inconsistance de ses perspectives : on n’a jamais vu qu’une religion s’effondre par suite de la non-réalisation de ses prophéties. On peut même avancer qu’une grande religion tire sa vitalité de ses échecs mêmes. Mais le progressisme repose, en tant que version séculière, sur la revendication d’un rapport avec les faits. Ce genre d’idéologie ne peut que s’enfoncer dans des contradictions logiques croissantes.

Paris, le 2 mai 2008


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