Sur la dynamique des mouvements actuels

Compte-rendu de la réunion publique du 13 octobre 2011
vendredi 4 novembre 2011
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°18bis « Le mouvement grec pour la démocratie directe - Le »mouvement des places« du printemps 2011 dans la crise mondiale », seconde partie.

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Elle est constituée des documents suivants :

  • [Sur la dynamique des mouvements actuels, ci-dessous...

La réunion était publiquement annoncée sur notre site et sur Indymedia Paris et Demosphère. Son but était de de discuter des mouvements des « in­dignés » passés, présents et à venir à partir de l’expérience du mouvement grec, en présentant notre première brochure sur ce thème (n°18). Elle était en vente libre, ainsi que les deux précédentes (« Les soulèvements arabes face au vide occidental » n° 17 et 7bis et « Octobre 2010 : une lutte à la croisée des chemins » n°16). Les tracts suivant sont été distribués : « Le mouvement des indignés » ; « La démocratie contre les élections » et « Pour des AG autonomes ».

Une douzaine de personnes étaient présentes au « Tabac de la Bourse », à Paris. La réunion a commencé à 19h30.

Remarque sur la retranscription : lors des débats, les questions ne prove­naient pas nécessairement du « public », pas plus que les ré­ponses n’éma­naient obligatoirement du « groupe »...

Présentation du collectif

A la demande d’un participant, le collectif Lieux Communs se présente rapidement. Organisé formellement depuis deux ans, il milite pour la dé­mocratie directe, la redéfinition collective des besoins et l’égalité des reve­nus. Ces objectifs peuvent être dits « révolutionnaires », à condition de donner à ce terme le sens d’une auto-transformation radicale de la société, un changement global par l’action autonome d’un maximum de gens, et non pas la prise de pouvoir par un groupe, un clan, un parti ou une classe. Loin de l’économisme capitaliste ou marxiste, nous cherchons donc à inscrire l’économie dans une approche culturelle et anthropologique.

Bref exposé sur le mouvement américain Occupy Wall Street

La réunion est introduite par un bref exposé sur le mouvement en cours « Occupy Wall Street », la version états-unienne des « indignés » espagnols et grecs.

Le mouvement a été lancé le 17 septembre par la nébuleuse situation­niste Adbusters (le groupe canadien dont l’équivalent français est les Cas­seurs de Pub). Défilés, manifestations et occupations de parcs se sont rapi­dement propagés au reste du pays, à Boston, Austin, San Francisco,... Les manifestants sont très bien organisés matériellement, éditant des affiches, des guides d’action, des sites web, et dernièrement un journal, l’Occupied Wall Street Journal, tiré à 100.000 exemplaires. Relativement peu nom­breux, ils se nomment les « 99 % » et remportent une grande sympathie au­près de la population et bien entendu auprès des Démocrates qui les draguent, face à qui les manifestants ne se positionnent pas clairement. De l’autre côté, les Républicains croient à un retour du « léninisme » et du « bol­chévisme » tandis que Fox News croit y voir les « Tea Party de la gauche », négligeant l’organisation électorale des uns et le caractère spontané et auto-organisé des autres, mais exprimant bien la polarisation du pays qui est en train de se mettre en place.

Le 1e octobre, il y eut 720 arrestations lors d’une action sur Brooklyn Bridge qui visait à interpeller les gens qui se rendaient au travail. Lors­qu’on sait qu’il n’y avait que 200 policiers sur les lieux, cela interroge quant à la combativité des manifestants, même si des résistances plus consis­tantes semblent être apparues à San Francisco. La répression prend surtout des formes moins brutales : interdiction des parapluies (pour empê­cher toute occupation de la voie publique – les fameuses manifestations déam­bulatoires américaines) et des porte-voix, que les gens contournent en re­layant en chœur les discours des orateurs. Sur le plan du contenu, le mou­vement semble essentiellement constitué de déçus d’Obama et de gens crai­gnant un déclassement, d’où des propos relativement consensuels contre les abus de la finance, le jeu des banques et le rôle des grandes en­treprises, sans réelle volonté de remise en cause radicale. Il existe des textes explici­tement anti-capitalistes, mais qui ne lèvent pas les ambiguïtés propres à la dénonciation des élites, particulièrement aux USA où ce cou­rant est histo­rique, comme l’a montré le cas Clinton.

Les dynamiques complotistes

Sur ce mouvement très horizontal et sans porte-parole se greffe notam­ment la mouvance des « anonymous », pirates informatiques auto-proclamés, dont le signe de ralliement est le masque du héro du film à succès V for Vendetta. Leurs communiqués vidéo prophétiques sont esthétiquement as­sez inquiétants (masque animé sur fond de voix synthétique) et politique­ment confus : ramenant tout à eux (« we are the change »), leur critique est très basique et mêle populisme de droite américain, anti-étatique, avec ce­lui de gauche, anti-capitaliste. Leur code de conduite en dix-sept points in­siste sur le pacifisme et le refus de s’en prendre à la propriété et appelle les mystérieux « organisateurs » à traiter « tout le monde avec équité ».

Ce complotisme diffus n’est pas absent du mouvement « Occupy Wall Street » et semble être la version américaine de l’ambiguïté du mouvement des « indignés », puisque toute théorie du complot repose sur la vision d’un système fondamentalement acceptable (le pays auto-constitué est considéré comme un havre de prospérité) dévoyé par quelques petits milieux malfai­sant (la défiance du pouvoir fédéral). On retrouve ici, en quelque sorte, la version trotskyste selon laquelle le mouvement révolutionnaire est perpé­tuellement trahi par de mauvais dirigeants. Les manifestants se réclament explicitement des soulèvements arabes, mais sans mesurer la distance qui existe entre le renversement de dictateurs et la lutte en pays d’oligarchie li­bérale occidentale, c’est-à-dire la différence entre la lutte anti-autoritaire et la lutte pour la démocratie radicale. La participation aléatoire des partis et syndicats aux luttes en cours entretient ce malentendu entre l’aménagement de l’ordre actuel et sa mise à bas, malentendu qui pourrait encore durer longtemps.

Entre noyautages gauchistes et indétermination

Une intervenante adhérente des IWW (2000 adhérents (1)) fait justement part de son expérience de ces mouvements où les militants les plus radi­caux sont systématiquement écartés, voire dénoncés, à Los Angeles ou Chicago, ou encore dans le Wisconsin, où ce sont les Démocrates qui ont tiré les marrons du feu. C’est ce qu’on retrouvait dans le mouvement « De­mocracia real YA » en Espagne, sous couvert de « citoyennisme », et égale­ment en Grèce, où c’étaient les gauchistes de toutes tendances qui tentaient de neutraliser toutes les interventions des non-affiliés dans le sens d’une véritable démocratie directe et d’une radicalisation des mots d’ordre. Il semblerait que ce soit l’inverse en France, où le mouvement est encore groupusculaire.

Un participant intervient pour contrebalancer les critiques contre les « conspirationnistes » : les assemblées des « indignés » pêcherait par leur féti­chisme organisationnel prenant la démocratie directe pour une fin en soi sans contenu autre que consensuel puisque l’égalité y est postulée sans égards pour les multiples inscriptions sociales et politiques des individus. Il lui est répondu d’abord que ces traits existent effectivement en France où le mouvement est particulièrement volontariste, mais qu’il rompent aussi avec les pratiques gauchistes putschistes et autoritaires. Ensuite, le cas de l’Es­pagne et de la Grèce est très différent, puisqu’il s’agissait de regroupements amples bien plus enracinés dans la population et qui devaient se défendre contre les tentatives permanentes de manipulations et de noyautages. En Grèce, l’impératif de s’exprimer en son nom propre, et non en tant que re­présentant ou porte-parole, était une mesure de protection, un garde-fou qui n’a jamais empêché personne de dire ce qu’il avait à dire, quels que soient ses propos. Autre dispositif grec particulièrement salvateur : le tirage au sort des prises de parole, mis en place dès les premiers jours afin d’entraver les professionnels de la parole publique et de sauver la liberté d’expression populaire. Bien sur il était très difficile de se répondre, mais l’assemblée n’étant pas délibérative mais décisionnelle, ce handicap était considéré comme un moindre mal (2).

Une intervenante dit que ces mouvements restent très flous et que cela est dû justement à la mise à distance des partis et syndicats, qui ont une vi­sion claire des choses et qui savent où ils vont. Il lui est répondu que la plupart des gens ne veulent pas de cette direction : c’est elle qui nous a me­nés là où nous sommes puisque partis et syndicats sont institutionnellement des rouages de la mécanique qui est aujourd’hui contestée. Il est évident que les expériences « communistes » du XXe siècle ont laissé un arrière-gout de terreur, de famine et d’oppression qui ne facilite pas du tout la réinven­tion d’autres perspectives : c’est bien le tâtonnement des mouvement ac­tuels, et leur ralliement à des positions telles que les portent les formations politiques hiérarchisées actuelles signerait leur mort pure et simple. La po­sition est particulièrement claire concernant le cas grec, puisque dans la Commission Politique qui était chargée de proposer des orienta­tions poli­tiques à l’assemblée générale de la place Syntagma, la lutte contre les grou­puscules et partis gauchistes faisait rage. Ils défendaient la démo­cratie di­recte pratiquée sur la place comme un simple organe de lutte de­vant ser­vir à la conquête du pouvoir par eux-mêmes, alors que pour les non-affiliés et nous-mêmes, la démocratie directe est un projet global, un régime poli­tique à instaurer.

Une intervenante se demande pourquoi il n’y a pas de cahiers de do­léances, puisque ce sont les gens eux-mêmes qui savent ce dont ils ont be­soins. Il lui est répondu que le principe des doléances exige une adresse au prince, et entérine donc le maintien d’autorités censées s’occuper du peuple à sa place. Les assemblées grecques ont dépassé, partiellement, le stade de la revendication à l’Etat, pour aborder les problèmes de l’auto-organisation du peuple. Mais même là existait une tendance simplement anti-oligar­chique de type républicaine/anti-autoritaire, et c’est elle qui a empêché que le principe de l’autogestion s’étende à la sphère du travail et de la produc­tion, puisqu’elle ne visait finalement que la correction des dérives de l’Etat. D’une manière plus générale, la référence centrale de ces mouvements aux termes de démocratie et d’oligarchie est une très bonne nouvelle mais elle ne lève pas le flou qui les entoure. Beaucoup de livres sortent aujourd’hui sur la thématique de l’oligarchie, dont de très mauvais, mais aussi d’excel­lents, comme celui de H. Kempf, qui pointe bien la différence entre une dictature et une oligarchie (3). Mais dans un contexte de confusion comme celui d’aujourd’hui, il est clair que les conceptions conspirationnistes vont se développer et perdurer encore très longtemps. Ce qui importe aujour­d’hui, c’est de comprendre les implications mutuelles entre l’attitude des po­pulations et le comportement de l’élite au pouvoir. Celle-ci ne va cesser de se discréditer, puisqu’il lui faut annoncer aux peuples qu’elle domine que la société de consommation est finie et que les promesses ne seront pas te­nues. Elle est dans la position du comité central de l’URSS qui devait en 1985 faire comprendre que tout ce qu’il avait raconté depuis soixante-dix ans ne tenait pas debout...

Sur la nature de l’oligarchie

Le principe que devrait imposer le terme d’oligarchie, c’est que les do­minants ne sont pas une classe simple, au sens marxiste, définie « objective­ment » par leur position économique, mais le sommet d’une société qui as­pire toute entière à l’opulence. Cela inclut une part d’assentiment populaire au système : chacun critique les « salauds d’en haut » tout en rêvant de la manne (via l’euromillion, le football professionnel ou la Star Academy) qui lui permettrait de se mettre à l’abri individuellement en adoptant le train de vie desdits « salauds ».

Un intervenant qui était en Grèce lors des assemblées de Syntagma féli­cite le groupe pour son travail sur la première brochure. Mais il tient à pré­ciser que, contrairement à ce qui est affirmé dans son introduction (4), ce n’est pas Aristote qui a inventé le terme d’oligarchie puisqu’on en retrouve la trace chez Hérodote qui rapporte un débat entre trois rois perses sur le meilleur régime, démocratique, oligarchique ou monarchique. Il lui est ré­pondu que c’est Aristote qui a catégorisé avec précision la notion et qui l’a systématisé dans une pensée politique cohérente. Le même intervenant se réjouit sans réserve pour sa part de la banalisation du terme, contrairement à cette même introduction dans laquelle il ne se retrouve absolument pas. Il s’engage à rédiger un texte de cinq pages pour clarifier ses positions. Il s’étonne ensuite de la modération des réactions du travailleur grec, particu­lièrement culpabilisé, et trouve que le mouvement a manqué d’audace contre les professionnels de la parole. Le problème a également été celui du rapport entre le mouvement et la Grèce profonde, peu touchée par ce mouvement qui a été particulièrement radical, compte tenu de la formation anthropologique grecque, qui n’a pas connu les multiples épisodes révolu­tionnaires de l’Occident. Il est clair que l’occupation des places était un le­vier pour entrainer le reste du pays, et que cela n’a pas marché, pour de multiples raisons, l’une d’elles étant que la culture oligarchique a largement pénétrée la population.

Une intervenante évoque un livre, La géopolitique de l’émotion de D. Moïsi (Paris, Flammarion, 2008), selon lequel le peuple serait manipulé par les média qui véhiculent des émotions consommables dont l’impact n’est pas neutre sur le comportement des populations et le mouvement de « indignés ». C’est particulièrement vrai concernant les émeutes en Angle­terre où les média ont joué leur partition. Il est d’ailleurs à noter que même si ces émeutes sont à l’exact opposé de ce qui s’est passé en Grèce, on peut interpréter ces diverse réactions comme un travail de deuil de la société ac­tuelle, un test permettant de vérifier l’état effectivement catastrophique des choses, prélude à une résignation ou à autre chose... C’est, dans tous les cas une ambiguïté qui ne sera pas levée de sitôt, comme le montrent même les assemblées grecques où coexistaient toutes ces tendances. D’où l’impor­tance de la distinction entre démocratie « réelle » et démocratie « directe ».

Surgissement de l’improbable et réactions prévisibles

Une intervenante rattache la résignation au phénomène de l’immigration, puisque les immigrés sont souvent les plus mal lotis et qu’ils ne se mobi­lisent pas. C’était effectivement le cas en Grèce, où ils étaient totalement absents des assemblées. Mais il faut également signaler l’absence de réac­tion xénophobe dans le pays, même si les immigrés albanais (et plus géné­ralement d’origine balkanique et ex-soviétique) aujourd’hui intégrés écono­miquement détestent les Asiatiques et les Africains, arrivés plus récem­ment. On retrouve ce « syndrome de l’ascenseur », où l’on souhaite vivement que les portes se referment une fois qu’on est dedans, en France même. La situation en Grèce est discutée, notamment à Athènes, constituée de près de 20 % d’immigrés, et où les réactions xénophobes sont loin d’être négli­geables et risquent fort de prendre de l’ampleur dans l’avenir. Or, pour le moment, la montée de la xénophobie dans le pays est bien inférieure à ce à quoi on pourrait s’attendre, compte tenu de la situation (très grand pour­centage des immigrés, crise économique et explosion du chômage etc.). Le phénomène de bouc-émissaire fonctionne très bien dans le pays, notam­ment contre les fonctionnaires, et il se pourrait bien qu’il concerne rapide­ment la frange immigrée.

Celle-ci n’était justement pas absente des émeutes anglaises, et on peut les considérer comme un cas typique de rupture anomique, sans lende­mains ni prolongement politique, sinon réactionnaire. D’ailleurs, dans les interviews peut-être bidonnées diffusées par les média, les « émeutiers » te­naient des propos dévastateurs pour leur propre image qui ne pouvaient que terroriser les couches populaires. On peut rétrospectivement interpréter de la sorte les émeutes de 2005, avec leur mutisme. La société de consom­mation a remplacée la religion comme système d’explication du monde et comme matrice existentielle, dans le sens où elle reformule – de manière beaucoup plus cohérente et « réaliste » – le vieux rêve de l’opulence. Que se passe-t-il lorsqu’il y a rupture ? L’anomie est une de ces réactions et il va falloir s’attendre dans le futur à des réactions totalement imprévisibles. Le cas Breivik en Norvège est très illustratif de ce point de vue-là.

La réunion se clôt à 22h30.


Notes

1 Cf. le site Internet de ce syndicat historique : http://www.iww.org/en/content/iww-endor­ses-occupy-wall-street .

2 Cf. pour plus de détailles sur le mode de fonctionnement des AG et des Groupes Théma­tiques de la Place Syntagma, notre texte « Assemblées Générales de Syntagma : structure et fonctionnement », dans la première partie de notre brochure, « Le mouvement grec pour la démocratie directe. Le « mouvement des places » du printemps 2011 dans la crise mon­diale » (Brochure n° 18), pp. 37-39.

3 H. Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, éditions du Seuil, Paris, 2011.

4 « Introduction générale : entrée en période troublée », in Le mouvement grec pour la dé­mocratie directe…, op. cit., p. 4.


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