Considérations sur la Grèce moderne

Cornelius Castoriadis
lundi 3 octobre 2011
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°18 « Le mouvement grec pour la démocratie directe - Le »mouvement des places« du printemps 2011 dans la crise mondiale », première partie.

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Elle est constituée des documents suivants :

  • Considérations sur la Grèce moderne (C. Castoriadis), Ci-dessous...

Cette brochure a donné lieu à une réunion publique dont le compte-rendu est en ligne et publié dans la brochure 18bis


Texte partiellement repris par les éditions du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome III & IV, Quelle démocratie ?, 2013, au prix sacrifié de 32€.

http://www.editionsdusandre.com/hom...


Considération sur la Grèce moderne

Extraits retranscrits de trois interviews différentes que C. Castoriadis a accord­ées aux médias grecs. Le premier est tiré d’une interview intitulée « Nous sommes responsables de notre histoire », donnée en 1994 à la télé­vision pu­blique grecque. Le deuxième provient d’une autre interview télévi­sée (« De l’homme et de ces idées »), accordée en 1984, dans le cadre d’une émission consacrée à l’œuvre de Castoriadis. Le dernier est issu d’une longue interview accordée après la chute du régime des Colonels, en 1975, qui n’a jamais été pu­bliée suite à l’intervention du propriétaire du quotidien de centre-gauche Tα Nέα, auquel elle fut accordée. Nous tradui­sons les deux premiers extraits à partir de l’édition T. Παπαδοπούλου (éd.), Του Κορνήλιου Καστοριάδη, Athènes, Po­lis, 2001, pp. 25-31 et 58-59, respectivement, et le troisième à partir de Κ. Καστοριάδης, Το επαναστατικό πρόβλημα σήμερα, Athènes, Ypsilon, 2000, pp. 50-52. Les notes et précisions entre crochets sont de nous.

*******

On dit souvent que la Grèce est un « cas problématique » : que « tout se fait à l’improviste », « sans rien planifier », « sans aucun sérieux ». Beau­coup s’accordent là-dessus, mais ils se bornent à ce simple constat. Je sais que la situation grecque vous préoccupe profondément, quelle interpréta­tion en proposez-vous ? Pourquoi les choses se pas­sent-elles ainsi en Grèce ? Quelles en sont les causes profondes ?

Cornelius Castoriadis : Tout d’abord, je n’en ai aucune idée. Ensuite, dans la mesure où je pour­rais en savoir quelque chose, je dirais que la vie politique du peuple grec s’arrête aux alentours de 404 av. J.-C.

Je pense que cette réponse de votre part va beaucoup déranger…

Que voulez-vous… Je parle de la véritable vie politique du peuple, com­pris en tant qu’agent autonome. Je ne parle pas des batailles, des empe­reurs, des Alexandre et autre Basile Bulgaroctone. Après le Ve siècle av. J.-C. et l’auto­gouvernement du peuple au sein des cités démocratiques, la li­berté grecque meurt – ou en tout cas elle disparait complètement après l’étrange IVe siècle. Les cités grecques tombent aux mains des rois macédoniens. Bien sûr, Alexandre et ses successeurs jouent un rôle historique majeur : ils conquièrent l’Asie et l’Egypte, ils diffusent la langue et la civilisation grecques. Mais à partir de ce moment, il n’y a plus de vie politique. Les royaumes des successeurs d’Alexandre, comme régimes politiques, sont essentiellement des monarchies. Par ailleurs, comme on le sait, Alexandre lui-même a dû faire face à une mutinerie de la part des Grecs qu’il avait emmenés avec lui, car il voulait les obliger à s’agenouiller devant lui, comme le faisaient les Perses devant le Grand Roi – une attitude totalement étrangère aux Grecs. Tout au long de la période hellénistique (323-30 av. J.-C.), les cités grecques – à l’exception de quelques cas marginaux et passagers – deviennent des jouets des dynasties hellénistiques. Suit la conquête romaine, sous laquelle les cités grecques ne possèdent qu’une vie communale. Ensuite, vient l’empire byzantin. Byzance est une monarchie orientale et théocratique, la vie politique s’y résume aux intrigues de Constantinople, de l’empereur, des « puissants » (1) et des eunuques de la cour. Et bien sûr, nos manuels scolaires n’évoquent jamais le fait qu’il y avait des eunuques à la cour byzantine, comme il y en avait à celle de Pékin…

Tout cela n’a à voir qu’avec un passé très lointain. Or la Grèce en tant qu’Etat moderne a déjà une histoire de 170 ans. Pourriez-vous vous focali­sez sur cette période ?

Mais cette période est incompréhensible si l’on ne prend pas en compte les vingt-et-un siècles de non-liberté qui ont précédé. Donc après Byzance, vient la domination turque. Ne vous inquiétez pas, je n’entrerai pas dans les détails. Je signalerai seulement que sous la domination turque, le peu de pouvoir qui n’est pas directement exercé par les Turcs, est exercé par les kotzabasides [grands propriétaires fonciers et collaborateurs grecs récoltant les taxes pour les Turcs] qui tiennent les villageois sous leur emprise. Par conséquent, nous ne pouvons pas parler non plus de vie politique pour cette période. Quand la Révolution de 1821 commence, on constate d’une part l’héroïsme du peuple, et d’autre part –presque aussitôt – l’incapacité foncière de constituer une communauté politique. Au lendemain de la prise de Tripolizza (23 septembre 1821) commence la guerre civile.

D’où vient cette « incapacité foncière de constituer une communauté poli­tique » ? Quelles en sont les causes ?

Personne ne peut répondre à la question de savoir pourquoi quelqu’un n’a pas créé quelque chose à tel moment donné. La constitution d’un peuple en commu­nauté politique n’est pas quelque choqse qui va de soi, qui se donne, c’est quelque chose qui se créé. On peut simplement constater que lorsqu’une telle création est absente, les caractéristiques de la situation pré­cédente se perpétuent, ou ne changent que de forme.

Et quelles sont ces caractéristiques dans le cas grec ?

On en repère déjà certains dans les guerres civiles de la Révolution de 1821. On voit par exemple que le respect de la loi et la solidarité ont un caractère lo­cal, relevant d’un esprit de clocher, souvent plus puissant qu’un sentiment natio­nal. On observe aussi que les positionnements et les divi­sions politiques tiennent plus souvent à la personne des « chefs » qu’à des idées, des pro­grammes, sans parler des intérêts de « classe ». Encore une autre caractéristique est l’attitude face au pouvoir. En Grèce, jusqu’à au­jourd’hui encore, l’Etat continue de jouer le rôle de dovleti (2), c’est-à-dire d’une autorité étrangère et lointaine dont on est le sujet (ragias (3)) plutôt que le citoyen. Il n’y a pas d’Etat de droit, ni d’administration impersonnelle, qui auraient affaire à des citoyens souverains. Le résultat, c’est le règne de la corruption comme caractéristique permanente. Le règne de la corruption continue la tradition centenaire de l’arbi­traire des souverains et des « puissants » : princes de l’époque hellénistique, sous-consuls romains, empereurs byzantins, pachas turcs, kotzabasi­des, Mavro­michalides (4), Kolettis, Diligiannis (5)…

Vous ne voyez pas d’exceptions ? Exceptions qui se situeraient notam­ment aux XIXe et XXe siècles ?

Bon, il y en a deux ou trois : Trikoupis, Koumoundouros [Alexandre Kou­moundouros (1817-1883) : homme politique et homme d’Etat grec de réputa­tion très honnête, qui a mené une politique d’importantes réformes], le mouve­ment vénizelien dans sa première phase (6). Toutefois leurs quelques résultats ont été détruits par la dictature de Métaxas (1936-1940), l’Occupation italo-alle­mande, la Guerre Civile (1946-1949), le rôle du pa­lais, le régime des Colonels (1967-1974), la « Pasok-cratie » (7). Entre temps, il y a eu le stalinisme qui a réussi à corrompre et détruire le mouve­ment ouvrier et populaire naissant en Grèce (8) – on en paye encore les conséquences.

Vous me demandez de vous expliquer… Et vous pourriez-vous m’expli­quer pourquoi les Grecs, qui luttèrent neuf ans durant et donnèrent leur vie pour se libé­rer des Turcs, ont voulu aussitôt après un roi ? Et pourquoi alors qu’ils ont chas­sé le roi Otto, ont-ils amené le roi Georges ? Et pour­quoi par la suite ont-ils ré­clamé « olive, olive, et Constantin pour roi » (9) ?

Mais ce sont vos réponses qui importent, surtout quand ce sont des ques­tions que vous avez vous-même posées. Pourriez-vous formuler vos opi­nions ?

Selon l’opinion traditionnelle, à « Gauche », tout cela a été imposé par la Droite, les classes dominantes et la réaction brune. Peut-on pour autant dire que tout cela a été imposé au peuple grec en son absence ? Peut-on dire que le peuple grec ne comprenait pas ce qu’il faisait ? Qu’il ne savait pas ce qu’il vou­lait, ce pour quoi il votait, ce qu’il tolérait ? Si c’est le cas, ce peuple est un petit enfant… Or s’il est un petit enfant, dans ce cas ne par­lons pas de démocratie. Si le peuple grec n’est pas responsable de son his­toire, alors trouvons lui un tuteur… Quant à moi, j’affirme que le peuple grec – comme tout peuple – est responsable de son histoire, et par consé­quent il est aussi responsable de la si­tuation dans laquelle il se trouve au­jourd’hui.

Qu’entendez-vous par responsabilité ?

Il ne s’agit pas de faire le procès de qui que ce soit. Nous parlons de la res­ponsabilité historique et politique. Jusqu’à aujourd’hui, le peuple grec n’a pas réussi à créer une communauté politique, fut-elle élémentaire. C’est-à-dire une communauté politique au sein de laquelle il serait au moins possible d’instituer et de sauvegarder en pratique les droits démocra­tiques tant individuels que collectifs.

Diriez-vous, au contraire, que dans d’autres pays, en Europe occiden­tale…

… Là, cela a été fait ! Feu Georges Kartalis disait pour me taquiner, à Pa­ris en 1956 : « Corneille tu oublies qu’en Grèce, il n’y a pas eu de Révolu­tion fran­çaise ». En effet, il n’y a pas eu en Grèce – moderne – une période où le peuple a pu imposer, fut-ce à un niveau élémentaire, ses droits. Et la responsabilité dont je parle, s’exprime à travers l’irresponsabilité de la phrase devenue proverbiale : « C’est à moi de résoudre le problème grec (10) ? ». Bien sûr monsieur que c’est à toi de résoudre le problème grec, déjà à ton échelle et dans ton domaine.

[…]

Nous arrivons à la fin de cet entretien. Pourriez-vous parler de votre rapport à la Grèce, ainsi que de la façon dont vous la situez dans le monde contemporain ?

Pour moi, la Grèce c’est : les archétypes, la mer, les arbres, le ciel, un certain rapport du corps à l’espace, à d’autres corps et à la nature. Cela mis à part, mon rapport au pays est très problématique.

Qu’entendez-vous exactement par là ?

Je trouve très problématique – beaucoup plus que pour d’autres pays – la Grèce et le peuple grec modernes. Bien sûr, partout dans le monde aujour­d’hui, se pose la question « où va la société ? » ; partout existent des contradictions entre certaines tendances à la désintégration et certains signes de renouvelle­ment. Or en Grèce toutes ces contradictions sont dé­multipliées.

Tout d’abord, il y a la contradiction fondamentale que l’hellénisme mo­derne n’a jamais réussi à résoudre. J’entends par là l’invocation prodigieu­sement contradictoire de deux traditions absolument incompatibles entre elles : la tradi­tion grecque antique, et la tradition byzantine. Ou l’on consi­dère comme point de référence principale l’oraison funèbre de Périclès, ou l’on est pour les empe­reurs byzantins. Ou l’on considère la démocratie athénienne antique comme un modèle et comme un germe, où l’on est pour la théocratie byzantine. Or, ces deux traditions ne peuvent pas s’accommo­der l’une l’autre.

Une autre chose relève de cette contradiction fondamentale. Je me réfère au fait que toute culture purement néo-grecque qui a tenté de se créer n’a jamais pu se maintenir ; elle n’a pas su produire d’œuvre de référence. Chaque fois que commençait un effort politique ou social important, il a été anéanti par des grandes catastrophes et des évènements historiques ; évènements qui, dans une certaine mesure, déterminent le rythme de l’his­toire néo-grecque. La plus ré­cente des ces catastrophes est évidemment l’invasion massive et brutale de la ci­vilisation de consommation moderne. Ainsi un endroit qui d’une certaine façon n’avait pas changé depuis des siècles à été réduit en miettes, sur une période de seulement vingt ans. Et quand je dis « un en­droit », je n’entends pas par là les paysages seulement ; j’entends surtout les gens : leur attitude et leur valeur.

Avez-vous déjà pensé à ce qu’aurait été votre évolution si vous n’aviez pas quitté la Grèce ?

Si je n’avais pas quitté la Grèce, il est évident que je n’aurais pas accom­pli ce que j’ai pu accomplir ; car cela c’est justement en partant de Grèce que je l’ai fait. Je ne veux pas dire que la Grèce m’aurait forcément dévoré, mais ce n’est pas loin de ce que je ressens…

[…]

Il y a quelques années, j’avais demandé à Xenakis (11) et Axelos (12) ce qu’était la Grèce moderne selon eux. Xenakis a pour sa part répondu de manière caractéristique : « La chouette de Minerve est partie de la Grèce », c’est à dire qu’il n’y a plus en Grèce de grande Pensée ni de grand Art. Axelos était d’accord avec lui et allait même encore plus loin, en disant que la Grèce moderne est peut-être une erreur histo­rique de la même façon que Dostoïevski disait que la Russie était une erreur géographique. Sans vou­loir vous faire entamer une polémique avec ces deux hommes, que pensez-vous per­sonnellement qu’est la Grèce mo­derne ?

Sans vouloir faire monter la tension de la discussion, je ne comprends pas comment quelqu’un peut qualifier un endroit et un peuple d’erreur his­torique… Comment est-ce que 8 millions de gens peuvent-ils constituer une « erreur histo­rique » ? D’où parle celui qui dit ça ? Connaît-il, lui, quelle est (ou quelle serait) « l’histoire correcte », pour pouvoir juger cela comme « histoire erronée » ? Et quand Xenakis dit que la chouette d’Athènes a quitté la Grèce, il fau­drait lui de­mander : « Bien, elle est partie. Mais où est-elle allée ? ». En ce qui me concerne, je ne l’ai vue nulle part ailleurs. Je ne connais aucun pays dans le monde, aujourd’hui, où il y ait de grande Pensée ou de grand Art… Ce qui existe, ce qui se produit massivement à l’échelle industrielle, ce sont des pro­duits « intellectuels » en plastique, de la « pensée » en nylon et de l’ « art » synthétique : par exemple, le structuralisme, quelques courants pseudo-psycha­nalytiques, Althusser, la « sémiotique », etc. D’ailleurs dans cette industrie de pensée en plastique, les Français se distinguent tellement, qu’ils arrivent même désormais à exporter ce type de mode – surtout vers les pays anglo-saxons –, de véritables articles de Paris (13) – comme c’était le cas avec les parfums et les robes. L’industrie « intellectuelle » parisienne lance chaque année une nouvelle vedette intellectuelle, comme on lance une mode vestimentaire à chaque prin­temps ou automne. Notez qu’il y a une certaine saturation du marché, et que la dernière vedette lancée au printemps 1974 a fait un flop.

Ce phénomène dans son ensemble, à mon avis, ne relève pas du hasard. D’une part, il exprime l’usure et la désintégration interne de la civilisation occi­dentale, la désorientation, la crise des formes établies de pensée et d’art, et l’in­capacité d’en créer de nouvelles dans ce monde. D’autre part, quand une époque n’a pas ses propres « grands hommes », elle se les in­vente – comme on le sait. Et bien sûr l’époque contemporaine se les in­vente à une échelle et d’une manière industrielle. En tout cas, pour moi, l’idée que la création intellectuelle (je ne parle pas ici des sciences « dures ») contemporaine – disons à partir des années 1940 – puisse être comparée, fût-ce même pour un seul moment, à celle de n’importe quelle autre époque à partir de la Renaissance, sans parler de l’An­tiquité, me fait irrésistiblement rire. A côté de quel pays, pose-t-on donc la Grèce comme pays privé de Pen­sée et d’Art ? Où existe-il en ce moment de grande Pensée, de grande Poé­sie, de grande Peinture, de grande Musique ? La Grèce ne jouit aujourd’hui d’aucun privilège, ni positif, ni négatif. Elle a ses im­menses particularités qui sont le résultat de son histoire an­cienne et moderne. De plus en plus elle connaît la même évolution, et ainsi la même désintégration, que la civilisation occidentale. De ce point de vue, en tant que province de la ci­vilisation occidentale, elle subit les invasions des mêmes modes, avec un certain décalage. Il y a un énorme travail d’ana­lyse et d’interprétation de la société grecque moderne à mener de tous les points de vue, et particulièrement du point de vue culturel au sens général du terme : idées, valeurs, mentalité, psychisme, attitude des gens, etc. Pre­nons un exemple : le poids particulier que la « mythologie historique » (la mythologie de l’histoire grecque) avait et a toujours en Grèce. Autre exemple : l’antithèse frappante entre l’authenticité du peuple et le caractère dérisoire et superficiel des « éduqués » et « officiels ».

Il ne faut pas oublier non plus les catastrophes continuelles qu’ont successiv­ement subies les générations de la Grèce moderne. Ma génération, la génération des années 1940, a été plus que décimée. Il en est de même pour les premières générations de l’après-guerre. Puis des catastrophes natu­relles telles que Papa­dopoulos, Ioannidis (14), tout aussi bien que les profes­seurs gréco-chrétiens illet­trés de l’Université se payent cher… Bien sûr ces choses-là ont aussi quelques aspects positifs : les étudiants comprennent vite au bout de quelques cours quels sont les profs illettrés, et s’ils veulent apprendre quelque chose, ils recherchent par eux-mêmes – et quelque part, c’est mieux. Et en même temps, ils se font une juste opinion de ce que sont les profs, l’Université et l’Etat.

En tout cas, ce qui me frappe chaque fois que je viens en Grèce et que je ren­contre des jeunes gens, c’est leur esprit vif, le fait qu’ils soient toujours très in­formés, ainsi que leur vivacité. Et puisque nous parlons de la Grèce, je voudrais faire une remarque fi­nale. Je pense que cette préoccupation constante d’une par­tie des intel­lectuels grecs à propos de la Grèce, de l’hellénité, etc. dégénère en un nom­brilisme maladif et stérile qui, d’une part, leur permet d’éviter de faire face aux véritables enjeux actuels, et d’autre part contribue à la perpétuation de quelques idées, représentations et mythes nationalistes et réactionnaires. Même les aveugles ont été forcés de voir au cours des 35 dernières années, que les problèmes qu’on affronte aujourd’hui sont internationaux et uni­versels, et que leur véritable résolution n’est pas possible dans le cadre « national ». Une véritable politique révolutionnaire aujourd’hui ne peut-être qu’internationaliste. Les peuples n’ont aucun intérêt à se diviser entre eux ; ils ont tous des comptes à régler avec les dirigeants et les privilégiés, qui essentiellement sont partout la même clique – et de ce fait liés et sol­idaires entre eux – qu’on les appelle « américains », « russes », « chinois », « français », « grecs » ou « turques ».


Notes

1 Les dynatoi (les puissants) ou epiphaneis (célèbres) sont mentionnés dans les textes de caractère narratif et juridique byzantins pendant l’époque médiobyzantine. Il s’agit de di­gnitaires de l’administration ou de l’Église, des grands propriétaires fonciers et générale­ment des membres de la classe dirigeante, qui utilisent souvent leur pouvoir ou leur in­fluence aux dépends de leurs voisins et les autres propriétaires fonciers. Du mi­lieu du Xe siècle et de Romanos I jusqu’à Basil II, l’administration impériale s’efforce de réduire leur pouvoir, avec des mesures fiscales et de réformes, telles que l’impôt de l’allelegyon. Après 1037, les dynatoi ne sont plus mentionnés. (http://asiaminor.ehw.gr/Forms/flemmaAdd­s.aspx?Mode=Glossary&paramid=4141&boithimata_State=&kefalaia_State=).

2 Du mot turc devlet qui signifie « État ». Par ce mot, on entend en grec une conception « orientale » de l’Etat, selon laquelle celui-ci se comporte de façon arbitraire et autori­taire, en étant, en même temps, le fief exclusif des divers clans et factions.

3 Ραγιάς : Le terme signifiait le subordonné, le soumis, l’obéissant et a été largement utili­sé par les Ottomans. En effet, l’Empire ottoman a fonctionné autour autour de deux axes d’organisation principaux : l’extrême polarisation des résidents (et par conséquent l’ab­sence de communication et d’échange) ainsi que l’établissement de la plus grande dis­tance possible entre l’empire et les indigènes. Ce modèle d’organisation politique des Ottomans a été reproduit dans les pays conquis, réservant aux peuples colonisés une place compa­rable à celle d’un troupeau dompté : à l’instar des moutons de bergers qui leur donnent le lait et la laine en échange des soins qu’ils prodiguent, le peuple es­clave a du renoncer à leurs propres produits, les réservant aux Turcs en échange d’une protec­tion. Aujourd’hui, l’expression française ‘j’ai travaillé comme un nègre’ constituerait l’équivalent de l’ex­pression ‘Δούλεψα σαν ραγιάς’ en grec qui signifie celui qui travaille très durement, comme un esclave.

4 Grande famille grecque, originaire du Magne, qui a donné plusieurs politiciens et mili­taires. C. Castoriadis fait ici référence au rôle joué par les membres de cette fa­mille pendant la Révolution de 1821, et notamment de Petrobey Mavromichalis (1765-1848), le dernier chef (bey) du Magne, représentant typique de l’autorita­risme et de l’esprit régionaliste évoqué ici : Il s’est opposé aux tentatives du pre­mier gou­verneur grec, Ioannis Kapodistrias (1776-1831) pour instaurer un Etat centra­lisé et lutter contre les clans et les factions, par le refus des impôts et l’organisation d’une ré­volte au nom de l’auto­nomie administrative traditionnelle de Magne sous l’Empire ottoman. Suite à l’échec du sou­lèvement du Magne, Mavromichalis fut emprisonné en 1830 ce qui entraîna l’assassi­nat du Gouverneur par un de ses fils (Georges Mavromichalis) et son frère (Constantin Mavro­michalis) l’année sui­vante.

5 Ioannis Kolettis (1773-1947) et Theodoros Deligiannis (1820-1905) hommes politiques et hommes d’Etat grecs, réputé pour leur corrup­tion et leur né­potisme. Le second a été l’opposant principal de Charilaos Trikoupis (1832-1896), un des premiers représentants du courant « moderniste » et pro-occiden­tal.

6 Il s’agit du mouvement inspiré par l’homme politique libéral et modernisateur, Elefthérios Venizélos (1864-1936) – qui a as­sumé plusieurs mandats comme premier ministre - et de son parti, Le Parti des Libéraux. Le père de C. Castoriadis appartenait au mouve­ment venizélien. Il distingue ici la première phase du mouvement, ayant probable­ment en tête les premières réformes (établissement d’une sorte d’Etat social, etc.) de la seconde, à partir de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, vers une poli­tique nationaliste et impérialiste, accompagnée par les mesures prises en 1929 contre le mouve­ment syndicaliste et les militants de gauche et anarchistes en général.

7 Néologisme qui se base sur le mot « PASOK », le nom de l’équivalent grec du PS. Il s’agit du parti fondé en 1974 par Andreas Papandreou (1919-1996), le père du premier mi­nistre en place, George Papandreou. Se réclamant d’une idéologie social-démocrate / tiers-mondiste et nationaliste, il a accédé au pouvoir en 1981 et règne de­puis presque 25 ans (1981-1989, 1993-2004, 2009-2011). Pendant toute cette période son appareil a im­prégné l’Etat grec, en diffusant une culture de corruption qui se pré­sentait comme une sorte de re­distribution de la richesse d’inspiration social-démocrate qui aurait eu comme but d’inté­grer au système social toutes les couches qui en auraient été exclues sous le ré­gime autori­taire de droite établi à partir de la fin de la Guerre Ci­vile, en 1949.

8 Sur ce côté peu connu de l’histoire de la Grèce moderne, on peut consulter les excel­lentes mémoires de Spyros Stinas, l’ancien camarade de C. Castoriadis : A. Sti­nas, Mé­moires. Un révolutionnaire dans la Grèce du XXe siècle, Paris, La Brèche-PEC, 1990.

9 Slogan du camp royaliste lors du « Schisme national » de 1916. Le pays fut alors divi­sé en deux suite au désaccord entre Venizélos, alors Premier ministre, et le roi Constantin I, beau-frère du kaiser Guillaume II, à propos du camp que devait choisir la Grèce lors de la Première Guerre mondiale. Les vénizéliens, côté britannique et pour l’al­liance avec l’Entente, contrôlaient le nord du pays plus la Crète, les royalistes, proche des allemands et pour la neutralité, le sud. Afin de faire pression sur le roi, les forces franco-britan­niques ont impo­sé un blocus naval à Athènes, condamnant la population de la ville à la famine. C’est pré­cisément à ce moment que les royalistes lancèrent le slogan en ques­tion : « Même si on ne vit qu’en ne mangeant que des olives, nous conti­nuerons d’aimer Constantin ».

10 Castoriadis fait ici usage du terme ‘ρωμέικο’ pour dire ’grec’ alors qu’il aurait pu em­ployer le terme moderne ελληνικό <έλληνας utilisé puis le déclin de l’empire ottoman et l’éclatement de ses provinces, et qui dénote clairement un caractère national. Le terme ‘ρωμιός’ était utilisé par les grecs eux-mêmes pour inclure tous les citoyens libres de l’em­pire romain tandis que ce dernier se christianisait.

11 Iannis Xenakis (1922-2001) : le fameux compositeur et architecte.

12 Kostas Axelos (1924-2010) : philosophe grec, qui a écrit essentiellement en français. Ami de Heidegger et représentent du courant heideggero-marxiste. Né à Athènes, il est venu à Paris à la même occasion que Castoriadis, en adoptant une bourse par l’Institut Français d’Athènes en 1945, en embarquant, à l’instar de celui-ci, sur le fameux ba­teau Mataroa.

13 En Français dans le texte.

14 Dictateurs, membres du régime des Colonels (1967-1974).


Commentaires

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Considérations sur la Grèce moderne
jeudi 13 octobre 2011 à 10h26 - par  Ventôse

Ce texte, à lui-seul, devrait suffire à faire tomber les thèses de Monsieur Coleman sur Castoriadis (Soulèvements arabes : il est temps de dire bye-bye Castoriadis). En outre, l’idée que l’on puisse aisément utiliser Castoriadis pour stigmatiser les musulmans apparait bien fantaisiste.

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