« La société grecque est prête à accueillir la démocratie directe »

dimanche 8 janvier 2012
par  LieuxCommuns

L’interview suivante a été effectuée dans le cadre de la recherche que notre groupe a menée sur le mouvement des places publiques grecques au cours de l’été 2011. La personne interviewée a participé dès le début au mouvement de la place de la Constitution, aux assemblées, aux commissions politiques et à d’autres activités.

Sa mouvance politique est censée être un des principaux animateurs du mouvement de la place de la Constitution. Comme pour les autres personnes interviewées, le but était d’apporter au lecteur français des témoignages appuyés sur l’implication personnelle. Pourtant, dans les réponses lapidaires du camarade, et malgré les déclarations et les positions de sa mouvance politique, figurent plus d’idées dans une large mesure préfabriquées, que de constatations et de jugements émanant d’un regard critique sur ce qu’il a vécu au sein de ce mouvement.

Le camarade constate, à juste titre, que la société grecque se trouve dans une impasse économique et politique, qu’elle est émiettée, que le pouvoir en place était déjà largement délégitimé etc. Il saisit bien le fond de la question centrale qui a préoccupé le mouvement : qu’allons-nous faire de notre vie ? Mais il nous semble qu’il s’efforce d’attribuer au mouvement et au contexte social général des caractéristiques que ceux-ci ne comportent pas. Il est flagrant que le pouvoir en Grèce devient de plus en plus autoritaire mais pas du tout totalitaire (terme qui d’ailleurs connote plusieurs autres choses qui n’existent pas – ou au moins pas encore – dans la société grecque). Il est aussi connu que cette fameuse mentalité antiautoritaire grecque relève d’autres particularités grecques et non pas d’une attitude politique au sens fort du terme (particularités décrites dans notre texte « Enjeux politiques et anthropologiques du mouvement grec pour la démocratie directe »).

Qui plus est, le camarade semble faire une liaison insuffisante entre la condition sociale grecque et le surgissement du projet de démocratie directe, ce qui dénote d’une appréhension assez superficielle de certaines idées et conceptions. On ne voit pas, par exemple, comment la pauvreté, la réappropriation de l’espace public, l’émiettement de la société, le rejet des idéologies traditionnelles et l’émeute de décembre 2008 ont « conduit » à la mise en avant de la démocratie directe. D’autant plus que celle-ci, tout en étant un projet politique prétendant à l’universalité, est curieusement revendiquée par des gens qui rejettent les solutions « holistes »...

Il semble aussi que le camarade, emporté par un certain optimisme, « oublie » ou esquive certains aspects essentiellement problématiques de ce mouvement (dont il est question dans notre texte « Les réalités grecques aux prises avec les exigences de la démocratie directe » comme dans l’interview «  »Le mouvement grec n’a formulé aucune réponse«  »).

Enfin, le camarade donne l’impression fausse que la société grecque, de par sa situation conjoncturelle, était déjà prête à accueillir la démocratie directe et ne semble pas se poser la question de tous les présupposés corrélatifs et de l’énorme travail au niveau anthropologique qui doivent l’accompagner.


Cette interview date du 5 juillet 2011. N. a 28 ans. Il est entré en politique en 2001, lors de sa première année à l’université. Actuellement, il participe au Mouvement Antiautoritaire, qui s’auto-définit comme un cadre d’action politique et non une organisation. Il s’agit d’un espace politique basée sur le principe de l’anti-hiérarchie, qui participe au mouvement social grec et qui vise à l’élaboration d’un discours politique nouveau, loin des « résidus » du passé.

Le mouvement de la place de la Constitution est le seul parmi les mouvements des « indignés » à avoir pris une telle ampleur et une telle durée. Qu’est-ce qui a fait descendre les gens dans la rue ? Et qu’est-ce qui les y a maintenus ?

Je pense qu’il y a une réalité à laquelle les Grecs ne peuvent plus échapper : leur condition de vie s’est brusquement et violemment dégradée. Depuis l’an dernier et les accords passés avec le FMI et l’UE, le « contrat social » est rompu de fait. L’avenir semble de plus en plus sombre ; de l’autre coté, le pouvoir institué, le régime établi n’apporte aucune réponse à la question brûlante : qu’allons-nous faire de notre vie ? Et il ne peut pas en apporter parce qu’on assiste à un changement de paradigme : l’état de choses de l’après-guerre est derrière nous. Le modèle qui suit ne peut plus rien promettre aux gens, il s’appuiera sur la violence pure et il maintiendra la société dans un état de choc permanent. Cela est évident en Grèce, où le régime se transforme en régime totalitaire. Et il semble que cela s’étendra au reste des pays européens.

Il est aussi évident pour les gens que dans les vingt années à venir, ils s’en sortiront à grand- peine, ils n’auront que le strict minimum pour survivre ; et peut-être même pas. D’ailleurs, le capitalisme ne peut plus intégrer la classe moyenne. Elle augmente numériquement et a des demandes qui ne peuvent pas être satisfaites. Mais elle non plus ne reste pas les bras croisés. Elle se soulève.

Il y avait donc, d’un coté, cet énorme enjeu politique. De l’autre coté, tu le sais bien, il y a en Grèce une tradition anti-autoritaire. Cela a contribué à ce que le mouvement prenne une telle ampleur.

Qui a participé à ce mouvement ? Qui l’a animé ? Etaient-ce surtout des jeunes issus des couches moyennes ?

Il faut comprendre ce mouvement comme un premier pas vers l’élaboration d’une réponse à la question que j’ai évoquée : qu’allons-nous faire de notre vie ? Ainsi, en prenant en compte le fait que la crise affecte tout le tissu social, presque toutes les classes sociales étaient présentes sur la place de la Constitution. Il y avait des travailleurs, des patrons de PME, des jeunes diplômés ; c’était, je pense, représentatif de la plupart des classes sociales. Et je trouve cela normal : d’un côté, les jeunes diplômés ne trouvent quasiment pas de travail ; de l’autre coté, le marché grec est démantelée, anéanti. Il n’y circule plus d’argent. Donc déjà, il est facile de saisir le cercle vicieux que cela génère.

Quel a été le rôle des soulèvements arabes dans le déclenchement et le développement du mouvement ?

Les soulèvements arabes nous ont donné l’occasion de constater qu’il y a, quelque part, des gens qui se mobilisent. Nous nous sommes rendus compte que les choses ne sont pas statiques, qu’il y a un mouvement. Je pense aussi que ces soulèvements ont donnée aux gens une idée du potentiel, des possibilités des peuples, de ceux d’en bas. D’ailleurs, je pense que les soulèvements, les insurrections en général, instituent implicitement les sociétés et propagent des idées révolutionnaires – voir par exemple Mai 68 et les grands événements qui s’en sont suivis.

Certes, la situation socio-économique et les conditions sont différentes. Mais peut-être cela ne jouera pas un rôle majeur, car nous assisterons à de tels bouleversements chez nous aussi. Je pense que la demande de Démocratie et de Liberté est très forte. Et cette revendication doit se propager aussi dans les autres pays européens. Parce que ce qui se prépare ici, cet Etat totalitaire, ne tardera pas à apparaître aussi là-bas.

Pourtant, dans des périodes de violence on ne peut pas être sûr de la manière dont les choses tourneront. En tout cas, comme le disait Castoriadis, la société n’a pas une inclination automatique à la démocratie. Elle doit s’imaginer ce projet, le vouloir et le mettre en place.

Comment comprends-tu cette antinomie entre les reLe mouvement des places a émis de nombreuses résolutions et projets d’action concrète ; pourtant, sur le plan pratique, il n’y a quasiment pas d’avancées, de progrès. Pourquoi ?vendications réformistes et les mots d’ordre radicaux ?

Le mouvement était hétéroclite. Et puis il y a l’enjeu de la survie. Il ne faut pas ignorer cela. Si tu cherches un élément commun derrière toutes les antinomies de ce mouvement, ce serait la réappropriation, la re-revendication de l’espace public. Je pense qu’il y a là un grand apport de la place Tahrir et de la place de la Constitution : elles ont conféré un nouveau sens, une nouvelle signification à l’espace public ; une signification désormais articulée en termes sociaux et non pas en termes étatiques. L’espace public redevient vraiment public, le terme est à nouveau débarrassé de tout contenu qui le reliait au pouvoir étatique.

La démocratie directe a été le projet qui a fait l’unanimité. Il a été accepté par tous. Et cela implique, ipso facto, la possibilité d’une radicalisation. D’autant plus qu’en ce moment, à mon avis, se pose de manière claire et consciente la question du régime politique. Pour transformer la démocratie directe en régime, il faudra beaucoup travailler. Pourtant, l’idée de l’auto-institution sociale et de l’institution de la société par en bas a beaucoup circulé.

En ce sens, il faudra étendre le mouvement aux quartiers ; ceux-ci doivent devenir des centres de la lutte sociale qui propageront ces idées. Si les gens le veulent vraiment, ils pourront transformer les quartiers en laboratoires de la démocratie directe en tant que régime.

Mais pourquoi la démocratie directe ?

Parce qu’il s’agit du seul projet politique qui puisse prétendre à l’actualité. Et cela avant tout parce qu’il n’y a rien d’uni, de cohérent à représenter. Le morcellement du monde, de la société, est profond. Si l’on mettait en avant la démocratie représentative par exemple, qui les députés, les représentants représenteraient-ils ? En outre, l’imaginaire collectif a totalement rejeté l’idée du changement holiste. Les idéologies traditionnelles sont mortes ; elles sont apparues pour ce qu’elles sont vraiment, des systèmes clos de pensée et d’action. Les gens semblent vouloir la transformation lente, par en bas, du cœur de la société. Ainsi, la démocratie directe pourrait-elle exprimer la volonté des gens de se libérer du pouvoir séparé.

L’appel à l’unité et l’interdiction du discours des partis politiques doivent donc être compris dans ce sens ?

Je pense que les gens ont compris que tous les partis politiques ont perdu toute raison d’être ; la médiation n’en est pas une non plus. Les partis politiques sont inutiles. Ainsi, les gens ne veulent pas quelque chose à quoi ils ne croient pas. Et le projet de démocratie directe a, dés le début, fait rejeter la logique, la mentalité profonde des partis politiques : médiation, représentation, logique de la concession, etc.

Il y a eu des problèmes avec les gens appartenant à des partis politiques. Eux pouvaient participer, mais pas leur parti. Cela montre déjà que les gens ne voulaient pas de factions et de séparations et qu’il y avait quelque chose de commun qui les unissait tous. Les avant-gardes politiques ont essayé de noyauter le mouvement mais elles ont échoué. Et par la suite, les partis ont changé leur fusil d’épaule, en respectant les procédures et les règles mises en place par l’assemblée et en souscrivant, du moins en apparence, au slogan de « démocratie directe ».

Pour l’instant, les choses en sont à ce point. L’approfondissement du mouvement dépend de l’état d’esprit et de la volonté des gens.

Comment évalues-tu l’apport des événements des trois journées de grève générale des 15, 28 et 29 juin ?

Le plus grand apport de ces événements a été, pour moi, ce que j’ai mentionné tout à l’heure : la réappropriation de l’espace public et le nouveau sens qui lui a été donné. Les manifestants, malgré la répression et l’énorme quantité de lacrymogènes utilisée, n’ont pas voulu quitter la place. Ils ont défendu un lieu qu’ils considèrent comme le leur ; et cet attachement est de nature politique, à mon avis.

Pour le reste, oui, le programme de moyen terme a été voté, le blocage du Parlement à échoué. Mais il a été évident aux yeux de tous, et aussi du gouvernement, que les nouvelles mesures n’ont rencontré aucun blanc-seing social. Et l’Etat savait déjà cela, puisqu’il s’est préparé à un affrontement à grande échelle avec les manifestants. Je pense que désormais, l’Etat n’aura d’autre moyen que la violence physique. Depuis longtemps, les députés sont attaqués et dépouillés par des gens dans la rue, dans les restaurants ou lors de colloques, partout où ils peuvent se trouver. Il est évident pour les dominants qu’il n’y a pas d’autre voie que celle de la barbarie.

Comment l’insurrection de décembre 2008 a-t-elle influencé le mouvement ?

Peu après les événements de décembre 2008, on a vu un slogan fleurir sur les murs d’Athènes : « Décembre 2008 était un point d’interrogation ». Je pense que le mouvement de la place de la Constitution y a fourni la réponse. En décembre 2008 les gens se sont rendu compte de leur puissance, de leurs possibilités. Ainsi ils ont pu consciemment délégitimer le pouvoir. Ils n’ont pas procédé à l’institution explicite mais ils ont pu mettre ouvertement en doute le magistère, la compétence du pouvoir établi. Donc Décembre 2008 a introduit l’idée que ceux d’en bas ont des compétences, des possibilités. Toute cette multitude, cette foule qui met en doute, ce mouvement d’interrogation, a trouvé son prolongement « naturel » si je puis dire, sur la place de la Constitution.

Le mouvement des places a émis de nombreuses résolutions et projets d’action concrète ; pourtant, sur le plan pratique, il n’y a quasiment pas d’avancées, de progrès. Pourquoi ?

Il y a eu beaucoup de propositions sur le plan pratique et dans le sens de la récupération des secteurs d’activité qui incombent traditionnellement à l’Etat : énergie, éducation, alimentation, etc. Et tout cela, bien sûr, dans un esprit et une volonté de coopération et d’action en concertation avec les gens qui travaillent dans ces secteurs. Le plus important c’est que ce projet, pris dans sa totalité, est reçu favorablement par la société. Les gens ne pensent pas que tout cela est utopique. Ils comprennent que tout est possible, s’il existe une volonté et un état d’esprit qui vont dans ce sens. Ainsi, je pense que les fondements ont été jetés. Mais l’imaginaire institué ne sera pas facilement « destitué ». Il faudra du travail.


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