L’auto-institution explicite et permanente de la société par la société entière

Pas de grands discours mais des discours vrais (5/6)
 2008

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Entretien de C. Castoriadis à « La Quinzaine littéraire » le 1/12/1973 - Propos recueillis par Christian DESCAMPS

En 1948, avec une poignée de militants en rupture avec le trotskisme, C.Castoriadis et C.Lefort fondent le groupe et la revue Socialisme ou barbarie. On est en pleine guerre froide les intellectuels français collent au PC ; il n’est que de relire les textes de J.P.Sartre ou de M.Merleau-Ponty pour comprendre leur isolement. Le point de clivage essentiel entre eux et toute la gauche et l’ultra-gauche de l’époque, c’est l’analyse de l’URSS.


Tu refuses la notion trotskiste d’Etat ouvrier dégénéré, comme celle d’Etat bourgeois ou de capitalisme d’Etat, et tu essaies de construire, en utilisant la méthodologie marxiste, la notion d’une nouvelle classe économico-sociale : la bureaucratie.

Le concept de bureaucratie est. comme on sait, assez ancien ; et l’idée d’une nouvelle classe, comme on le sait maintenant, avait été mise en avant par des opposants en URSS même dès les années 20 ; c’était, en un sens, une conclusion inévitable pour un marxiste dès qu’il constatait qu’exploitation et oppression étaient restaurées. Trotsky n’a guère parlé de ceux-ci ; il a toujours préféré (Naville aussi, à sa suite) se référer à un mystérieux Bruno Rizzi ; lorsque j’ai pu enfin avoir le livre de ce dernier entre les mains, il est tombé tout seul. C’est un tel amas de platitudes et d’incohérences, qu’il impose le soupçon que Trotsky s’en servait pour discréditer l’opinion contraire à la sienne.

Quant à la conception que j’ai essayé d’élaborer, l’essentiel à mes yeux est d’abord que la bureaucratie n’y est considérée ni comme un accident, ni comme couche politique parasitaire, mais comme une catégorie sociale qui a des racines profondes, aussi bien dans la production moderne que dans l’étatisation de la société et dans le mouvement ouvrier lui-même. Ensuite (et précisément de ce fait), qu’elle s’insère dans l’évolution historique du capitalisme et en procède (l’accidentel à cet égard est précisément que sa première forme pleinement achevée se réalise par la dégénérescence d’une révolution prolétarienne). La bureaucratisation, à l’époque contemporaine, est un processus social total ; d’où le terme de capitalisme bureaucratique, qui englobe pays de l’Est aussi bien que pays de l’Ouest. Quant à ceux qui parlent de capitalisme d’Etat, ils sont dans la confusion, car ils prétendent que les lois économiques du capitalisme continuent de valoir, en URSS, par exemple, ce qui est absurde, et ils laissent dans l’ombre l’aspect sociologique et politique de la question. Le terme capitalisme d’Etat ne dit rien sur la catégorie sociale au profit de laquelle le système fonctionne. La révolution doit pouvoir nommer son ennemi.

Le problème n’est plus alors celui de la dégénérescence ; il s’agit de comprendre comment le parti bolchevique permit la révolution, mais tout autant la création d’une situation qui n’a plus rien à voir avec le socialisme.

Il n’est pas tout à fait exact de dire que le problème n’est plus celui de la dégénérescence. Il y a eu en Russie, en 1917, une révolution et création d’organes autonomes des masses ; et il y a, au bout d’une révolution, Staline, Khrouchtchev, Brejnev, et un régime d’exploitation et d’oppression totalitaire. Comprendre ce qui s’est passé, et pourquoi, est capital ; le rôle néfaste du trotskisme est qu’il invoque des facteurs accidentels (arriération, isolement etc.) pour cacher ce qui s’est passé : en bref, l’expropriation du pouvoir embryonnaire des masses par le parti bolchevique à son propre profit. Cela renvoie à des facteurs profonds, permanents, pleins de signification pour nous et pour tous aujourd’hui. Si les masses ne comprennent pas qu’elles doivent prendre en mains la gestion de leur vie sous tous ses aspects, ou ne peuvent pas le faire (c’est à peu près la même chose), la dégénérescence de la révolution est inéluctable. En Russie, elles ont souvent essayé de le faire entre 1917 et 1921, mais elles ont trouvé sur leur chemin comme obstacle le Parti - auquel en même temps elles faisaient confiance. Or, le pouvoir du Parti, c’est déjà pratiquement le pouvoir de la bureaucratie. D’autant que tout dans le parti bolchevique - structure organisationnelle autant qu’idéologie profonde - le préparait à jouer ce rôle.

Pourtant, tu es resté longtemps un marxiste classique.

De 1950 à 1963, j’essaie de donner une forme rigoureuse à la substance des idées du Capital ; Je constate finalement que c’est impossible. La variable centrale du système, le taux d’exploitation, est indéterminée et indéterminable - et pour cause : elle exprime la lutte entre capitalistes et prolétaires qui, comme telle, est absente du Capital et qui, plus profondément, ne se laisse pas saisir dans et par une théorie quantifiée. La pleine transformation de la force de travail en marchandise est certes l’objectif contradictoirement visé par le capitalisme, mais dont la réalisation est radicalement impossible (elle signifierait l’écroulement immédiat du système) ; or, Marx en fait l’axiome de base de son système économique. Finalement, Marx vise effectivement à produire une science économique - ce qui est une chimère, et un rejeton de l’idéologie capitaliste. D’autre part, je n’ai jamais pu partager le tant pis pour la réalité qui est la devise inavouée des marxistes de tout acabit aujourd’hui. Ceux qui nous invitent à lire le Capital n’y ont probablement pas vu que Marx, lui, lisait de temps en temps les statistiques. Dès le début des années 50, il devenait clair que le fonctionnement effectif du capitalisme n’avait plus de rapport avec ce que Marx en avait pensé ; et l’expansion sans précédent du système depuis vingt-cinq ans l’a massivement confirmé.

A partir de la réflexion sur la bureaucratie et sur la gestion collective de la production, tu commences à parler du contenu du socialisme et à étendre la critique à l’ensemble des activités humaines, vie quotidienne, culture, etc. Quelle est la logique de ce développement ?

Lorsqu’on reprend l’analyse non pas de l’économie mais de la production capitaliste, on découvre que la contradiction fondamentale du capitalisme se trouve dans la nécessité simultanée d’exclure les ouvriers de la gestion de leur travail et de les y faire participer. Et elle conditionne une lutte constante des ouvriers non seulement pour des salaires plus élevés, mais contre l’organisation de l’entreprise contemporaine. Le même type de contradiction et de lutte se retrouve, mutatis mutandis, dans les autres sphères de la vie. Les exemples de la politique et de l’éducation sont évidents et Immédiats. Comment pourrait-on viser à éliminer l’aliénation dans un domaine, en la laissant intacte dans les autres ? Parler de gestion collective implique un développement continu de la capacité des gens de gérer leurs affaires collectivement, qui serait impossible si l’essence et la forme oppressives de l’éducation, de la vie familiale, de la culture capitalistes étaient maintenues (ou simplement peintes en rouge). De même qu’il est absurde de penser, comme le faisait à peu près Lénine, que les ouvriers peuvent être des esclaves productifs six jours par semaine et maîtres politiques les dimanches soviétiques, de même il est absurde de croire qu’une nouvelle organisation du travail de l’économie du pouvoir serait possible sans un bouleversement profond de toutes les formes de vie sociale, pourrait même se maintenir tant soit peu longtemps sans un tel bouleversement.

Usage ou abus ? Je pense à l’usage de Bachelard par Althusser.

Usage ou abus ? Bachelard connaissait la science de son temps, et était conscient des problèmes philosophiques immenses qu’elle soulevait. Les althussériens parlent de la science comme une vieille paysanne parle de la Madone. La seule explication possible est qu’ils l’ignorent. Prise comme théorie (non pas comme bricolage), la science contemporaine est un amas de contradictions et d’apories insolubles. L’idée de coupure épistémologique, conçue comme passage d’un état philosophique « pré-scientifique » à une scientificité essentiellement assurée et acquise, est une aberration qui remonte au matérialisme « vulgaire » du XIXème siècle (et à Engels). J’ai écrit en 1964 que l’évolution de la physique contemporaine est comparable à un western ; aujourd’hui, l’expression me paraît faible.

Je pense aussi à la critique pratique des valeurs établies, et de la valeur d’échange économique, que mènent actuellement de larges couches : freinage de la production, boycott, squatterisation, critique pratique des prisons et des asiles - bref, le désenfermement.

Evidemment, le rejet de l’économie marxiste allait de pair pour moi avec la critique des formes de vie établies, et surtout de la rationalité capitaliste (essentiellement préservée dans le marxisme). Mais il y a deux éléments à ne pas oublier. D’abord il existe une antinomie brutale entre l’ensemble des phénomènes dont tu parles, et auxquels j’attribue moi aussi depuis longtemps une grande importance, et l’attitude à la fois effective, psychique et idéologique de la majorité de la population, toutes classes confondues, à l’égard des valeurs capitalistes, notamment économiques, toujours acceptées. C’est là, du reste, une tautologie ; sans cette acceptation, le système s’effondrerait. L’érosion de cette acceptation progresse, mais la privatisation aussi. D’un autre côté, il existe des utopies incohérentes : on ne peut pas évacuer purement et simplement le problème de la production, pas plus que celui de la coordination des activités collectives. On a parfois l’impression qu’on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance.

Pour Socialisme ou Barbarie, la politique traditionnelle est morte. Activité séparée, quand elle n’est pas pure mystification, elle ne laisse même pas de belles ruines. Tu penses que la critique de la spécialisation, de la hiérarchie, devrait amener les individus à réapprendre la vie collective. Cette problématique a explosé en Mai 68 - et aujourd’hui on parle beaucoup d’autogestion.

Mai 68 a posé avec éclat l’ensemble des problèmes que nous discutons ; mais il a aussi fait apparaître les difficultés énormes que rencontre la prise en charge collective et non bureaucratisée par les hommes de leurs propres activités. En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale.

Quant à l’autogestion, il faut dire clairement que, quelles que soient les intentions de ceux qui aujourd’hui reprennent cette idée, elle devient absurdité ou mystification lorsqu’elle est séparée du reste. Une autogestion de l’usine qui ne serait qu’autogestion de l’usine ne serait même pas autogestion de l’usine. De même, il est impossible de parler sérieusement d’autogestion si la hiérarchie est maintenue ; qui dit autogestion doit dire aussi - je l’écris depuis vingt ans - égalité absolue de tous les revenus. Mais de cela, on n’entend point parler - et pour cause.

Tu écris que la vision s’illusionne sur son propre compte lorsqu’elle se prend pour une vision, puisqu’elle est essentiellement un faire. Qu’est-ce que le « faire » ?

Qu’est-ce qu’être ? Notre aire historique a été dominée par l’idée de pensée, elle-même interprétée comme theoria, contemplation d’un être donné. Marx jeune disait que le côté actif a été développé, en opposition au matérialisme, par l’idéalisme, mais de façon abstraite ; rapidement il est lui-même retombé dans l’abstraction, c’est-à-dire dans une théorisation de type traditionnel. Même dans l’opposition théorie/pratique, il reste finalement sous l’emprise aristotélicienne theoria / praxis / poesis qui est finalement en cause ; visiblement tributaire d’une ontologie déterminée et d’une interprétation de l’ousia comme substance subsistante, que l’on retrouve jusques et y compris dans ce que Marx inclut dans la « production » et ce qu’il en exclut, cette division est seconde. Il n’existe pas de theoria comme instance indépendante et souveraine. Il existe un faire humain créateur, un faire-être, et un mode spécifique de ce faire, le faire théorique, comportant des critères qu’en un sens il produit lui-même, et qu’il bouleverse du reste constamment.

Tu sembles aujourd’hui penser l’histoire comme production d’un imaginaire radical qui n’est pas plus la Raison à l’oeuvre (comme chez Hegel et Marx) que le simple arbitraire des structuralistes - bref, penser l’histoire sur le modèle de l’invention, comme auto-institution perpétuelle et explicite.

Précisément, je refuse de penser l’histoire, et la société, à partir d’un modèle quel qu’il soit. Cette expression résume parfaitement toutes les impossibilités de la pensée héritée (et contemporaine). Comment ne pas voir l’absurdité qu’il y a à penser l’histoire comme discours, éducation, déchéance - ou la société comme contrat, guerre, machine, système combinatoire lorsque toutes ces entités, ces objets et ces notions ne sont que des produits de la société et de l’histoire ? On ne peut penser le social-historique qu’à partir de lui-même. Les catégories les plus élémentaires de la pensée héritée s’effondrent à son contact ; il est immédiat, par exemple, que la société ne tombe pas sous des catégories comme partie/tout, un/plusieurs, etc. sauf nominalement et à vide, comme disait précisément Aristote.

Une question m’a toujours obsédé : qu’est-ce qui produit du nouveau dans l’histoire ? Je parle, bien entendu, de nouveau absolu - car à mes yeux il est clair qu’il y a dans l’histoire création ex nihilo (aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif). Or, cela, la pensée héritée est organiquement incapable, non pas de l’expliquer (toute tentative d’explication serait évidemment contradictoire), mais même de le prendre en considération ; elle a toujours purement et simplement refusé de le voir. Ce refus est pour elle essentiel et inévitable. Si penser n’est que logon didonai, rendre compte et raison, alors c’est nécessairement un ramener à - à quelque chose qui était déjà là, en fait ou en idée (donc finalement depuis un toujours intemporel, aei). De là l’obsession perpétuelle de l’origine - aussi bien historique que logique ou ontologique, du fondement. Mais ce qui est à penser dans l’histoire, c’est précisément ce qui ne se laisse pas ramener à - c’est le Grundlos, l’origination perpétuellement recommencée. Pour le penser, il n’y a ni catégories, ni langage disponibles, il faut essayer de les forger. L’histoire est donc essentiellement auto-institution de la société. Mais elle n’a été auto-institution explicite qu’à de rares moments et à certains égards seulement. Aujourd’hui le projet révolutionnaire ne peut avoir d’autre contenu que l’auto-institution explicite et permanente de la société par la société entière.


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