Technique (3/3)

Cornelius Castoriadis
mardi 26 juillet 2011
par  LieuxCommuns

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Article « Technique ». Encyclopaedia Universalis. Volume 15 (mars 1973), republié dans « Les carrefours du Labyrinthe I », 1978, pp. 221 - 248.

Voir la partie précédente

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L’époque contemporaine.

Malgré les apparences, l’impossibilité d’établir une telle détermination est encore plus certaine dans le monde contem­porain, caractérisé, comme le disait justement Marx, par « l’application raisonnée de la science à l’industrie » à une échelle immense. Pour qu’une telle application soit possible, il faut qu’il y ait science au sens moderne du terme, et cela veut dire à la fois une prolifération quantitative sans bornes du savoir (donc aussi un support humain, économique, social et idéologique de cette prolifération, qui ne va nullement de soi), une teneur et des méthodes particulières de ce savoir et un rapport singulier de la société à son savoir : l’Inde brah­manique ou bouddhique, la Grèce classique ou la commu­nauté juive traditionnelle prisent le savoir infiniment plus que l’Occident contemporain (dont, en gros et sociologiquement, l’attitude devant le savoir est celle d’un boutiquier supersti­tieux qui a trouvé la poule aux oeufs d’or), mais ce savoir n’a ni même contenu ni même orientation que le nôtre.

Il y avait, bien entendu, des marchands riches en Grèce. Il y a aussi des savants désintéressés, en foule, dans le monde contemporain. Mais l’essentiel, c’est l’utilisation de ceux-ci par ceux-là aujourd’hui et non autrefois. Les inventions d’Archimède pendant le siège de Syracuse sont un fait exceptionnel et isolé : l’emploi de milliers de scientifiques par le Pentagone et la mention, au bas de publications de psychologie animale, de linguistique ou de mathématique, « financé par le projet n°... de la U.S. Navy » sont typiques. Le monde moderne est sans doute « déterminé » à une foule de niveaux, et comme aucun autre auparavant, par sa tech­nologie : mais cette technologie n’est rien d’autre qu’une des expressions essentielles de ce monde, son « langage » à l’égard de la nature extérieure et intérieure. Et elle ne naît pas d’elle-même, ni d’un progrès « autonome » du savoir, mais d’une énorme réorientation de la conception du savoir, de la nature, de l’homme et de leurs rapports, qui s’accomplit en Europe occidentale à la fin du Moyen Age, et dont Descartes devait formuler lapidairement le phantasme programmatique (devenir maîtres et possesseurs de la nature). Et, certes, le type « moderne » de développement scientifique est impos­sible sans un développement « technique » stricto sensu qui permette le genre d’observations et d’expérimentations sur lesquelles ce développement s’appuie : mais sous ces deux facteurs il faut encore qu’il y ait la réorientation déjà signalée.

On note en passant ceci : dire que dans le monde moderne le développement social dépend du développement tech­nique, c’est faire éclater de façon violente le paradoxe contenu dans la « conception matérialiste de l’histoire » ; car cela reviendrait à dire que le développement du monde moderne dépend du développement de son savoir, donc que ce sont les idées qui font progresser l’histoire, la seule res­triction étant que ces idées appartiennent à une catégorie particulière (idées scientifico-techniques).

Relations non univoques.

On ne peut donc ni séparer rigoureusement les « faits tech­niques » et les autres, ni donner un sens à l’idée d’un « déter­minisme » linéaire ou circulaire. Et, pour autant que l’on accepte de donner à ces termes des significations beaucoup plus lâches, on s’aperçoit qu’il est impossible d’établir entre eux des relations biunivoques. Des « ensembles techniques » extrêmement similaires se trouvent correspondre à des cultures et à des histoires d’une variété sans limite. Des dizaines de cultures archaïques dans le Pacifique, compor­tant toutes des « ensembles techniques » fortement apparen­tés, présentent des traits aussi différenciés entre eux que ceux de notre culture et de celle du XIVe siècle européen ; et l’on peut en dire autant de grand nombre de cultures afri­caines ou amérindiennes. Aujourd’hui, Amérique et Russie participent au même « ensemble technique », avec des « super­structures » malgré tout différentes (bien que l’on puisse montrer la parenté profonde des deux systèmes à maints égards). Réciproquement, des cultures très proches à d’autres points de vue présentent des « ensembles techniques » très différents ; des tribus dont les modes de production et de tra­vail sont très éloignés vivent sous des systèmes « ana­logues » : ce n’est que pour un court moment que l’ethnolo­gie a pu croire que le « matriarcat » est nécessairement lié à l’agriculture et le « patriarcat » à la vie pastorale.

Les complexités et les difficultés de cette argumentation renforcent encore le point de vue ici défendu : que veut dire « trait identique » dans des cultures différentes, demandera-t-on ? Mais, précisément, les imputations discutées n’au­raient de sens que si cette notion ne soulevait pas de pro­blème majeur ; or elle en soulève d’énormes, tant pour les « faits techniques » que pour les caractères de la culture. Il ne faut pas en conclure que le monde social-historique doive être pulvérisé en une collection d’observables singuliers et hétéroclites ; mais que des significations comme « matriar­cat » ou même « agriculture » ne sont pas du même type que les propriétés qui définissent l’appartenance de plusieurs élé­ments à un même ensemble ou à une même classe. Ce que deux sociétés « patriarcales » possèdent en commun exclut des imputations terme à terme de traits séparables sans dom­mage. Ce lot commun laisse certes subsister (et même fait voir beaucoup plus clairement) la coappartenance des diffé­rents moments d’une culture : mais appeler celle-ci « déter­mination » réciproque est une tautologie fallacieuse.

Technique et économie

Continuité et discontinuité.

Les considérations précédentes peuvent être précisées par l’examen du rapport entre deux secteurs plus que proches de la vie sociale, la technique et l’économie. De ses origines jusqu’à maintenant, l’économie politique a posé comme « donnés » un ensemble de facteurs (conditions géogra­phiques et climatiques, population, institutions, etc.) parmi lesquels l’« état de la technique » ; sur ces « données » et quelques autres (motivations et comportement des indivi­dus, etc.), on peut construire un ou plusieurs systèmes d’éco­nomie politique (et de lois économiques). Mais jusqu’à quel point l’économie politique a-t-elle le droit de considérer « l’état de la technique » (ou son développement) comme donné ? Il n’en pourrait être ainsi que s’il n’existait chaque fois qu’un seul état de la technique, rigidement déterminé, et si les changements de cet état ne dépendaient pas du mou­vement propre de l’économie (même s’ils continuaient de dépendre d’autres aspects de la vie sociale).

Marx, à cet égard, se situe de manière identique, sauf que pour lui l’essentiel est non pas un état de la technique, mais son développement incessant. Le Capital prend comme don­née une technique à développement autonome, qui se dis­tingue de celle des phases précédentes essentiellement par les traits suivants : a) elle impose la centralisation et la col­lectivisation du processus de production ; b) elle est rapide­ment évolutive ; c) les capitalistes sont portés par leur nature, mais surtout obligés par la concurrence à hâter et à amplifier l’application de cette technique à la production. Avec l’exis­tence d’une accumulation primitive (c’est-à-dire d’un pre­mier levain, créé par la violence, de capital et de travail exproprié), ce sont là les présupposés minimaux du système, les axiomes de sa théorie. Les sources de cette technique et de sa puissance évolutive ne sont pas vraiment abordées ; pas davantage la question du choix entre plusieurs tech­niques. À chaque moment, est-il supposé implicitement, il en existe une qui est la plus rentable, les capitalistes se ruent dessus, le premier qui parvient à l’appliquer à l’échelle la plus vaste « en tue beaucoup d’autres ». Les « irrationalités » ne se présentent que sous la forme de l’« héritage » et sont telles seulement pour le capitaliste individuel (qui découvre, avant d’avoir amorti une machine, qu’une nouvelle et meilleure est apparue), non du point de vue du système, ni en soi (il existe toujours un calcul permettant de déterminer si un changement de machine est ou non profitable).

Vers la fin du XIXe siècle, l’économie politique académique « découvre » qu’à un état donné de la technologie peuvent cor­respondre plusieurs techniques spécifiques pour telle produc­tion. Pour autant que ces différentes techniques peuvent meure à contribution des quantités relatives différentes de capital et de travail, l’adoption de telle ou telle d’entre elles modifiera la demande relative de chaque facteur de production, donc aussi son prix et finalement sa part dans le produit social. Une indé­termination essentielle est ainsi introduite dans le système qui sera finalement levée, tant bien que mal, par une extension du schème néoclassique de l’équilibre général ; une seule des techniques rendues chaque fois possibles par l’état technolo­gique sera optimale pour des prix relatifs donnés du capital (« taux d’intérêt »), du travail et de la « terre ». Ces prix sont toujours fonction de la demande (ou « pénurie ») relative des facteurs de production ; certes, celle-ci est maintenant affectée par le choix de la technique appliquée, qui dépend à son tour de ces prix relatifs ; mais cette détermination circulaire est propre à tous les états d’équilibre, et s’exprime mathémati­quement par un système d’équations simultanées.

Cette analyse a été récemment réfutée sur son propre plan, lorsqu’on a pu montrer, à partir de l’ouvrage impor­tant de Piero Sraffa [1], qu’à un niveau donné de « taux d’intérêt » peuvent correspondre des techniques optimales dif­férentes (ou, réciproquement, qu’une technique peut être optimale pour des « taux d’intérêt » différents). Mais la réfutation reste encore prisonnière de l’idéologie scienti­fique dont elle critique un produit particulier. L’analyse néoclassique est vide de signification réelle, parce qu’elle quantifie sans précaution des phénomènes dont la quantifi­cation est impossible dans l’état actuel de notre ignorance (les « quantités de capital et de travail » ne sont que collec­tions d’objets hétéroclites arbitrairement homogénéisés pour les besoins d’une théorie simpliste malgré la com­plexité de son appareil pseudo-mathématique), parce qu’aussi elle identifie le profit au « taux d’intérêt » et pos­tule l’existence d’un taux de profit uniforme régulateur. Mais surtout parce que, en faisant du choix des techniques une affaire purement économique, elle cache deux facteurs essentiels : que le choix effectif n’est pas le résultat d’une procédure de décision rationnelle fondée sur une informa­tion parfaite et visant un objectif bien déterminé (la maxi­misation du profit), mais se fait, sur une information tou­jours imparfaite et « coûteuse », à travers le processus sociologique de « décision » au sein de la bureaucratie diri­geante des grandes entreprises modernes, où les facteurs déterminants n’ont qu’un rapport lointain avec la rentabi­lité ; et qu’il n’y a pas ici d’approximation indéfinie de la « solution optimale » par tâtonnements et erreurs, car cela présupposerait des conditions de continuité qui n’ont pas de sens dans le cas présent, et le chemin d’une solution opti­male dans des conditions données peut aussi bien mener en sens inverse, du fait d’une modification de ces conditions dont ceux qui décident ne sont évidemment pas maîtres.

Technique appliquée et luttes sociales dans l’entreprise.

L’analyse de l’économie politique académique voile aussi, comme l’analyse marxienne, le facteur le plus important : le conflit social dans la production, la lutte des classes à l’inté­rieur de l’entreprise. Le fait est que, très tôt, l’évolution de la technologie capitaliste et son application dans la production se sont orientées dans une direction bien définie : supprimer le rôle humain de l’homme dans la production, éliminer le plus possible les producteurs du processus de production. Que le prix du travail soit élevé ou bas, la direction de la firme capi­taliste choisira toujours, si elle en a la possibilité, le procédé qui assure la plus grande indépendance du procès de produc­tion par rapport aux travailleurs ; elle veut dépendre des machines, non des hommes : parade (ou mesure préventive) des dirigeants contre la lutte des ouvriers à propos du rende­ment imposé et des conditions de travail, lutte qui est d’ailleurs un facteur décisif dans la détermination du niveau effectif (par opposition au niveau contractuel) du salaire. On voit en outre par là que les déterminations économiques sont également pré­sentes dans cette affaire [2]. La limite de cette tendance est, bien entendu, l’automatisation intégrale du procès de production ; limite non pas idéale mais utopique, faut-il le rappeler, et même doublement, car, pour qu’elle atteigne vraiment son objectif, il faudrait aussi automatiser le procès de consommation.

Cet exemple essentiel pour l’intelligence du monde contem­porain fait voir non pas que la technologie engendre le capi­talisme, ni que le capitalisme crée de toutes pièces une tech­nologie répondant à son désir ; mais qu’un monde capitaliste émerge, dont cette technologie est « partie partout dense ». Parmi les particularités historiques de cette technologie, son « amplitude », qui est sans doute la plus grande de tous les temps : pour chaque « besoin », pour chaque procès productif, elle développe non pas un objet ou une technique, mais une vaste gamme d’objets et de techniques. La concrétisation de cette technologie, le prélèvement sur cette gamme de la tech­nique qui sera appliquée dans des circonstances données, est à la fois instrument et enjeu de la lutte des classes, dont l’issue détermine chaque fois l’apparition et la disparition de profes­sions, l’épanouissement ou le déclin de régions entières. Le résultat de cette lutte dépend de la totalité des circonstances, et ses effets peuvent être inattendus. Au xixe siècle, le combat des luddites, qui détruisaient les machines, a eu des effets qui se sont limités à l’industrie ; la lutte que mènent actuellement les dockers anglais contre la « containerisation » (dont les pro­grès sur le marché sont fortement codéterminés par le désir de se débarrasser des dockers, corporation des plus intraitables en général et dans les pays anglo-saxons en particulier) a conduit, par un de ses incidents mineurs (le défi opposé par trois dockers à un ordre d’arrestation et la menace consécutive d’une grève des dockers qui aurait porté un coup très sévère au commerce extérieur britannique), à la décision de laisser « flotter » la livre sterling à partir de juin 1972 et à une nou­velle crise monétaire internationale.

Même dans le domaine de l’organisation du travail stricto sensu, qui semble à première vue le simple revers de la tech­nique d’une époque, on constate la complexité des rapports en jeu. Il est clair a priori, et attesté par d’innombrables exemples, que le même ensemble matériel d’outils peut être mis en oeuvre dans des organisations du travail très variées. Nombre d’« inventions », dont certaines essentielles, ne sein que modifications de la disposition de la force de travail autour des machines ou des objets, sans affecter ceux-ci ; et il n’y a pas non plus ici d’optimalité dans l’abstrait, l’attitude et la composition du groupe de travail étant des facteurs impor­tants. C’est encore plus clair lorsque l’organisation du travail dans son ensemble devient objet explicite et central des tentatives de « rationalisation » de la part de la direction de l’en­treprise. Les efforts visant à retracer une histoire du travail industriel uniquement en fonction de l’évolution des tech­niques matérielles et des méthodes de « rationalisation » ren­contrent. au-delà d’une première étape, un obstacle formi­dable : l’organisation du travail devient instrument et enjeu de la lune quotidienne dans l’usine. L’organisation « formelle » ou « officielle » du travail, construction consciente de la direc­tion de l’entreprise et servant ses fins, se heurte à l’organisa­tion « informelle » des ouvriers, qui répond à d’autres moti­vations et à d’autres fins. Selon les résultats de l’affrontement — qui sont du reste sans cesse remis en question l’organisation effective du travail, sur la même base matérielle, pourra être très différente. À la limite, les ouvriers peuvent (comme chez Fiat à Turin, il y a quelques années) opposer une « contre-gestion » à la gestion de la direction, ou bien la saboter en appliquant rigoureusement les prescriptions du règlement (working to rule, ou grève du zèle). Tout ce qui précède montre l’énorme part d’indétermination que comporte toute organisation du travail, y compris la plus « scientifique », même lorsqu’on a fixé la base matérielle et l’ensemble des autres conditions, hormis celles qui sont relatives au com­portement des hommes, des individus et des groupes.

3. TECHNIQUE ET POLITIQUE

L’époque contemporaine est sans doute la première à poser explicitement et effectivement dans tous les domaines le grand problème politique : non pas seulement comme lutte pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions politiques données, ni pour la transformation de ces institutions et de quelques autres, mais comme problème de reconstruction totale de la société, remettant en cause aussi bien la cellule familiale que le mode d’éducation, la notion de déviance et de criminalité tout aussi bien que les rapports existant entre la « culture » et la vie.

Certes, les grands « utopistes » du passé, et en particulier Platon, le premier et le plus radical d’entre eux, n’avaient reculé ni devant le bouleversement de l’éducation, ni devant la suppression de la famille traditionnelle ; on peut même en trouver qui reprennent à zéro le cadre naturel de la société. Une seule donnée reste pour eux tous intangible : la techno­logie elle-même. Et cela, malgré quelques formulations des manuscrits de jeunesse, demeure vrai pour le Marx du Capi­tal : la technologie capitaliste lui apparaît comme la rationa­lité incarnée, il en décrit et dénonce certes les conséquences inhumaines, mais celles-ci découlent essentiellement de l’utilisation capitaliste d’une technologie positivement valo­risée en soi. La technologie et la sphère de la vie sociale en contact direct avec elle, c’est-à-dire le travail, ne sont plus pour lui des objets de réflexion et d’action politique : ils appartiennent, selon sa fameuse phrase, au « royaume de la nécessité » sur lequel le « royaume de la liberté » ne peut s’ériger que moyennant, au premier chef, la réduction de la journée de travail. Les marxistes russes de l’époque de la Révolution ont poussé cette idée à ses conséquences extrêmes : Trotski allant jusqu’à écrire que le taylorisme était mauvais dans son usage capitaliste, bon dans un usage socialiste [3] et Lénine posant la somme de l’électrification et des soviets comme équivalant au socialisme. Il est superflu de revenir sur le caractère fallacieux de la séparation des moyens et des fins, qu’on a pu, dans le cas russe, vérifier expérimentale­ment. Mais, s’il était vrai qu’« au moulin à bras correspond la société féodale, et au moulin à vapeur la société bour­geoise », comme l’écrivait Marx, à la centrale nucléaire, à l’ordinateur et aux satellites artificiels correspondrait alors la forme présente du capitalisme américain et mondial, et l’on ne voit ni pourquoi ni comment l’on pourrait ériger là-dessus une autre « superstructure » politique et sociale.

La technologie en question

Actuellement, c’est la technologie elle-même qui com­mence à être explicitement mise en question. Cela a été fait d’abord dans le domaine du travail [4]. On commençait en effet à prendre conscience de l’impossibilité d’envisager, de façon cohérente, une transformation socialiste de la société sans une modification radicale du procès du travail lui-même, qui impliquait à son tour la transformation consciente de la technologie par les travailleurs en régime de gestion ouvrière. Depuis quelques années, ce genre de préoccupa­tion a pris de plus amples proportions, mais on met surtout l’accent sur les conséquences écologiques de la technologie contemporaine ; les critiques semblent d’ailleurs en viser beaucoup plus les conséquences que la substance, et appeler davantage sa limitation ou le retour à des techniques tradi­tionnelles « douces » ou « naturelles » que la recherche orga­nisée et systématique d’un nouvel « ensemble technique ».

Autant ou plus que dans les problèmes des nouvelles formes de vie familiale ou d’éducation, les discussions de ce thème sonnent inévitablement comme « utopiques ». On peut, on doit même, négliger ce risque. Les difficultés réelles du sujet tiennent à ce qu’il touche à tous les aspects de la vie sociale et que toute orientation proposée ne vaut rien et n’a aucune chance d’être concrétisée conformément à sa visée si elle ne correspond pas à ce que la société veut et peut créer et soutenir dans ce domaine et dans tous les autres.

La technique dans une société post-révolutionnaire

Ainsi, dans le domaine fondamental du travail, une trans­formation consciente de la technologie afin que le procès de travail cesse d’être une mutilation de l’homme et devienne terrain d’exercice de la libre créativité des individus et des groupes présuppose la coopération étroite des travailleurs-utilisateurs des instruments et des techniciens, leur intégra­tion dans de nouveaux ensembles dominant la production, par conséquent la suppression de la bureaucratie dirigeante, privée ou publique, et la gestion ouvrière avec tout ce que celle-ci implique par ailleurs. Le modèle idéal reste, malgré tout, le « sauvage » qui fabrique son outil ou son arme à la mesure de son corps et de ses dextérités propres ; actuelle­ment, il ne s’agit évidemment plus de l’individu isolé, mais du groupe au travail. Concilier cette adaptation des outils à leurs utilisateurs avec l’universalité inhérente à la produc­tion moderne est un des problèmes essentiels (beaucoup plus difficile que l’élimination des travaux particulièrement pénibles ou abrutissants, qui pourrait être rapidement réali­sée si la recherche était consciemment dirigée dans cette voie [5]). Ce que nous avons appelé plus haut l’« amplitude » extraordinaire de la technologie contemporaine accroît la souplesse de ses utilisations possibles (souplesse à présent exploitée dans une seule direction, comme on l’a vu plus haut) ; et, comme c’est déjà le cas pour beaucoup d’objets de consommation disponibles, on peut viser à une synthèse de l’universalité et des besoins spécifiques des utilisateurs (« montages » différents d’éléments appartenant à des gammes limitées de modules compatibles, etc.). Cependant, l’universalité « forte » de la production contemporaine va de pair avec des unités économiques de très grande échelle ainsi se trouve posée la question des fondements même du calcul économique et des valeurs dans une société radicale­ment différente de la nôtre. Dans certains domaines au moins, les prétendus avantages absolus de la production à grande échelle appartiennent clairement aux préjugés de l’idéologie dominante : il faudrait savoir dans quelle mesure leur exis­tence n’est pas liée à la détérioration continue de la qualité des objets fabriqués et à l’obsolescence incorporée à ces pro­duits. De même, une foule de solutions dites « plus écono­miques » ne le sont actuellement que parce que la pénibilité, l’ennui, le caractère mutilateur du travail ne sont pas comp­tabilisés, et même le sont à l’envers, puisque plus un travail a ses caractéristiques, moins il est rémunéré, donc moins il « coûte ». Les avantages d’échelle ou autres ne sont pas pour autant toujours fictifs (comme semble l’impliquer l’ouvrage de Bookchin). Pour une foule de produits, la production est pratiquement inconcevable hors la grande échelle ; on sait dès à présent qu’elle pourrait, dans certains cas, être « miniaturi­sée », mais, même dans ces cas, son niveau demeurerait au-dessus des besoins propres d’une communauté réduite.

Il reste donc un problème d’universalisation, qui ne pour­rait pas être éliminé par un retour vers des communautés quasi autarciques (même en laissant de côté la question lar­gement ouverte de savoir si un tel retour serait désirable en soi). Celui-ci ne facilite pas nécessairement davantage la solution du problème de l’équilibre écologique. Le problème est évidemment lié directement à celui de la taille des com­munautés autogérées et de la centralisation, donc à des ques­tions qui ne comportent une réponse sensée qu’à l’échelle de la société entière. Il implique à la fois l’habitat humain (thème qui, de toute évidence, dépasse infiniment tout aspect uniquement technologique et soulève les interrogations les plus profondes de ce qu’il est convenu d’appeler l’urba­nisme) et les moyens par lesquels l’ensemble de la popula­tion pourrait (s’il le voulait) exercer directement le pouvoir. Un des aspects technologiques de l’exercice du pouvoir met en jeu les communications et l’information, domaines dans lesquels [6] les possibilités déjà existantes sont immenses ; mais il est tout aussi évident que le développement de ces possibilités dans la direction visée ou même leur simple mise en oeuvre sont impossibles à moins d’un déploiement sans précédent de l’activité du peuple dans son ensemble. La technologie disponible des communications et de l’informa­tion permet de fournir à la population tous les éléments nécessaires pour lui permettre de décider en connaissance de cause ; mais du sens de cette dernière expression, seule encore elle peut décider, et personne à sa place.

L’essentiel, en fait, se situe au-delà de ces considérations : si une nouvelle culture humaine est créée, après une trans­formation radicale de la société existante, elle n’aura pas seulement à s’attaquer à la division du travail sous ses formes connues, en particulier à la séparation du travail manuel et du travail intellectuel ; elle ira de pair avec un bou­leversement des significations établies, des cadres de ratio­nalité, de la science des derniers siècles et de la technologie qui leur est homogène. Mais de cette musique d’un avenir lointain nous devons renoncer à rien entendre aujourd’hui, sous peine de la confondre avec les hallucinations auditives que pourrait faire naître notre désir.


[1Piero Sraffa, Production of Commodities by Means of Commo­dities, Cambridge U.P., 1960. [L’idée se trouvait déjà en fait chez Joan Robinson, The Accumulation of Capital, Londres, Macmillan, 1956, livre II, section II ; cf. en particulier p. 109-110. Depuis, la controverse a fait, et continue de faire, rage dans les milieux des éco­nomistes académiques, hors toute proportion avec l’importance réelle du problème, mais certes en proportion des problèmes réels que cette discussion permet d’éviter d’affronter. Ceux que des exercices de mathématique élémentaire appliqués à un monde « économique » tota­lement fictif amusent, trouveront un résumé de la controverse jus­qu’en 1968 in G. C. Harcourt, « Some Cambridge Controversies in the Theory of Capital », Journ. of Ec. Litt., vol. VII. n° 2, juin 1969, et une bonne sélection de textes dans Capital and Growth, éd. par G. C. Harcourt et N. F. Laing, Penguin Education Paperbacks, 1971.]

[2J’ai pour la première fois développé cette idée — à savoir que ce qui existe actuellement, c’est une technologie capitaliste et non pas une technologie et que son évolution est essentiellement déterminée par la lune des ouvriers dans la production contre la direc­tion de l’entreprise — et la critique, parallèle. de la conception impli­cite de Marx de la technique capitaliste comme « neutre », dans mon texte « Sur le contenu du socialisme », II, in Socialisme ou Barbarie. n° 22, juillet 1957, p. 14-22. Voir aussi « Sur le contenu du socia­lisme », III, in Socialisme et Barbarie n° 23, janvier 1958 [repris maintenant in L’Expérience du mouvement ouvrier, II : Prolétariat et Organisation, éd 10/18, n° 857, p. 1 - 88.]

[3Terrorisme et Communisme, éd. 10/18, p. 225. [Voir mon ana­lyse de ces aspects de ce texte dans « Le rôle de l’idéologie bolche­vique dans la naissance de la bureaucratie » in Socialisme ou Barba­rie, n° 35, janvier 1964, repris maintenant in L’Expérience du mouvement ouvrier, II, l.c., p. 385-416.]

[4Voir mon texte cité dans la note 29 [ici note 2]. Plus récemment, et entre autres, Murray Bookchin, Post-Scarcity Anarchism, New York, Rem­part Press (distr. par Simon and Shuster), 1971. (Trad. française par H. Arnold et D. Blanchard, Paris, éd. Christian Bourgois, 1976.)

[5V. les textes cités dans la note précédente.

[6C’est Lewis Mumford qui a le premier noté cet aspect : Technics and Civilization, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1934, p. 241 (p. 219 de la trad. fr. de 1950). J’ai repris l’idée et l’ai reliée aux problèmes de gestion collective d’une société post-révolutionnaire dans « Sur le contenu du socialisme », II, l.c.. p. 64-65.


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