Ni ’Esprit’ ni Bourdieu ; Les intellos entre l’archaïsme et la fuite

Pas de grands discours mais des discours vrais (3/6)
 2008

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Cette brochure contient les entretiens suivants :

  • Ni « Esprit » ni Bourdieu : Les intellos entre l’archaïsme et la fuite (Il ne peut y avoir de solutions sans changements radicaux dans la société) - Ci-dessous...

Texte paru sous le titre « Ni ’Esprit’ ni Bourdieu. Les intellos entre l’archaïsme et la fuite » (propos recueillis par Philippe Petit). L’Événement du jeudi, 581 (21-27 décembre 1995) : 32-33.

Repris dans « Une société à la dérive » (Seuil 2005) sous le titre « Ni résignation, ni archaïsme »


« IL NE PEUT Y AVOIR DE SOLUTION SANS CHANGEMENTS RADICAUX DANS L’ORGANISATION DE LA SOCIETE »

EdJ : Vous n’avez signé aucun des deux textes qui ont circulé à propos du plan Juppé. Pourquoi ?

C.C. :Le premier (celui proposé par Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » — laquelle ? — comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite.

Comment jugez-vous alors les positions de la gauche traditionnelle face à ce mouvement social ?

Aussi bien la gauche politique que les organisations syndicales ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, C.G.T. et F.O., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. A cet égard, rien de nouveau. Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister.

Réveil ou retour des formes de lutte anciennes ?

En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cour de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse.

Comment expliquez-vous que les salariés du privé n’aient pas rejoint ceux du public ?

Ils ont sympathisé, mais il y a l’énorme peur du chômage et des licenciements. L’accroissement du chômage est désormais inscrit dans la logique de la mondialisation du capitalisme, et ce ne sont pas les minuscules et ridicules mesures du gouvernement français qui vont y changer quelque chose. Il est, du reste, favorablement accueilli par les couches dirigeantes, qui, dans la phase actuelle, préfèrent l’existence d’un volant important de chômage pour « discipliner » les salariés. Mais l’essentiel est qu’une entreprise bien gérée n’a aucune raison d’investir en France, alors qu’elle peut le faire en Chine ou ailleurs pour des salaires qui représentent le vingtième ou le quarantième des salaires français et européens en général. Or, à partir du moment où les mouvements de capitaux ont été libérés, grâce notamment, aussi, à l’Union européenne, il n’y a plus aucun frein à ce processus. A part deux ou trois exceptions on risque d’aller vers une désertification des vieux pays industrialisés - semblable, à une échelle infiniment plus vaste, à celle qui a frappé les régions minières et sidérurgiques d’Europe occidentale depuis 1960.
D’autre part, les grévistes — à part les étudiants, et encore — n’ont pas su créer des formes d’auto-organisation leur permettant d’échapper au chapeautage syndical.

Depuis longtemps, je parle de la privatisation des individus, de leur retrait sur la sphère privée, de leur désintérêt de la chose publique. C’est la tendance dominante des sociétés contemporaines. Elle n’est pas la seule, nous ne vivons pas encore dans une société morte, zombifiée. Les mouvements de novembre-décembre le montrent. Hommes et femmes sont encore prêts à agir pour défendre leur condition. Mais à cela s’opposent deux obstacles énormes. D’une part, les effets de la double banqueroute frauduleuse de la « gauche » communiste et socialiste : démoralisation et désorientation profondes, qui ne seront pas surmontées de sitôt. D’autre part, le fait que la survie d’un capitalisme réformé devient de plus en plus improbable. Un peu partout, le système s’attaque aux réformes partielles qu’il avait dû concéder pendant le siècle précédent, et son évolution (mondialisation sauvage sous le signe du « libéralisme ») rend de moins en moins possible le maintien de situations nationales très différentes. L’immensité, la complexité et l’interdépendance des questions qui en résultent font que les demandes partielles apparaissent comme irréalistes, qu’elles sont le plus souvent vouées à l’échec. Le découragement s’en trouve augmenté et la privatisation renforcée.

Vous ne pensez pas que Maastricht puisse être un facteur de progrès social ?

Vous le savez, je suis depuis toujours un internationaliste, et comme tel aussi partisan d’une réunion des peuples européens. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui se passe avec la Communauté européenne. Cette réunion n’aurait vraiment un sens, et ne serait par ailleurs possible d’un point de vue réaliste que si elle était d’abord politique. Or il est clair que, présentement, à peu près personne ne désire vraiment une union politique, ni les peuples ni les oligarchies dirigeantes. Face à cette réalité, on a inventé une fausse bonne idée, une astuce subalterne de technocrate, l’Union monétaire. Mais comment une union monétaire pourrait-elle fonctionner sans politique économique commune ? Et qui pourrait imposer une politique économique commune sinon une autorité politique ? En fait, c’est ce qui est en train de se passer en catimini. La volonté allemande d’hégémonie économique et politique à long terme fraye graduellement son chemin. L’Europe est en fait une zone mark depuis 1980, et cet état se consolide avec les dispositions de Maastricht. M. Trichet se vante de l’indépendance de la Banque de France — qui n’ose pas se moucher sans regarder la Bundesbank. Et celle-ci suit avec constance une politique orientée uniquement vers la « stabilité de la valeur de la monnaie » ; brièvement parlant, une politique déflationniste. Or, si un capitalisme peut marcher avec une inflation zéro, il ne peut le faire qu’en produisant du chômage.

Et quelle serait la solution, d’après vous ?

Il ne peut y avoir de solution sans changements radicaux dans l’organisation de la société. Mais, de cela, nous pourrons parler une autre fois, si vous le voulez bien


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