Tunisie : la lutte en classe

mercredi 27 avril 2011
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°17 « Les soulèvements arabes face au vide occidental - l’exemple tunisien », première partie.

Elle est en vente pour 2€ dans nos librairies. Son achat permet notre auto-financement et constitue un soutien aux librairies indépendantes (vous pouvez également nous aider à la diffusion).

Il est également possible de la télécharger dans la rubrique brochures.

La brochure est constituée des documents suivants :

  • « La lutte en classe », ci-dessous...

Ces brochures n°17 & 17bis ont donné lieu à une réunion publique dont le compte-rendu est ici


Présentation

Ces entretiens ont été menés courant mars en Tunisie, soit à peu près deux mois après la période insurrectionnelle qui s’est close par la fuite pré­cipitée de Ben Ali. Nous sommes alors dans un moment de retour à la nor­male : les entreprises entreprennent, les administrations administrent et les écoles rouvrent leurs portes depuis une semaine.

Ces entretiens concernent deux salariées de l’enseignement. Nous avons tenu à nous concentrer sur ce milieu particulièrement révélateur de l’état de la société tunisienne et de son avenir : la participation importante de la jeu­nesse, et notamment des diplômés chômeurs dans ce soulèvement, met en cause un système éducatif tunisien qui ne tient plus ses promesses et ne gé­nère, particulièrement auprès des classes populaires, que désespoir et rêves d’exil.

A entendre les propos de ces éducatrices et hormis le fait que l’école tu­nisienne soit rongée par la corruption, le flicage et le clientélisme à un de­gré inimaginable, ses tares ressemblent de manière frappante à celles de l’école française : on déplorera ici la présence d’un chef d’établissement bu­reaucrate et borné, le non-sens et l’absurdité des programmes, les initiatives plombées, les tracasserie diverses auxquelles l’enseignant motivé se cogne jusqu’à rentrer dans le moule, par épuisement ou résignation, l’absence de projet fédérateur au sein des « communauté éducatives », l’absence d’es­pace de parole et de décision réelle pour les élèves, etc. Et surtout un tra­vail dont le sens échappe de plus en plus.

L’insurrection tunisienne a délié les langues et ôte la peur... Les propos qui suivent rappellent, en France, un certain mois de Mai...

Deux choses nous semblent particulièrement saillantes.

D’abord la maturité à peine croyable de ces lycéens qui auto-organisent leur lutte de façon déterminée et non-violente, et apparemment dans l’isole­ment le plus total : ni les enseignants, ni les grévistes d’autres secteurs, et encore moins les étudiants, ne s’impliquent de quelque manière que se soit aux côtés de ces élèves en lutte. Leurs revendications et modes d’action re­joignent pourtant largement ceux qui se sont répandus dans le pays depuis deux mois. Mais, ceci expliquant peut-être cela, ces lycéens dépassent lar­gement la simple posture anti-autoritaire : sans attendre que la justice se fasse d’en haut, ils transforment eux-mêmes leur réalité, à leur échelle. Ils montrent à la face du monde que le mouvement « Dégage ! » qui vise les responsables hiérarchique peut s’inscrire naturellement dans une recherche d’autonomie qui redonne au terme « démocratie » son sens originel, le gou­vernement par le peuple.

Mais, à la fois en contradiction et en continuité avec ce qui précède, ils sont aussi en proie à un désespoir croissant, malgré la chute de la dictature et les relatifs succès de leurs combats : cette même jeunesse, pour qui les seules conséquences tangibles de l’insurrection sont le déficit de sur­veillance des côtes et la baisse de tarifs des passeurs de clandestins, n’as­pire qu’à fuir le pays.

Transformer le monde sans rien attendre des « grands » qui le dominent – fuir le monde vers des horizons plus ou moins virtuels : entre ces deux postures, il y a toute l’histoire tragique du XXe siècle, que la jeunesse tuni­sienne condense incroyablement. C’est en son sein, aussi, que se décide maintenant le sens des « révolutions arabes » : la reproduction des im­passes d’un siècle qui n’en finit pas de mourir ou l’ouverture, sans doute ti­mide mais salvatrice, d’une époque radicalement nouvelle.


N. est tunisienne, enseignante en Tunisie, a la cinquantaine et enseigne dans un lycée secondaire avec un effectif important d’élèves, avec en charge cinq classes qui préparent le bac.

Est-ce que, quelques mois avant la chute du régime de Ben Ali, tu as senti des choses chez les élèves, au niveau de leur envie de s’exprimer, etc. ?

Ils étaient plus violents... quand les élèves voulaient s’exprimer, on aurait dit que quelque chose allait éclater d’eux. On dirait une explosion...

Depuis combien de temps tu as remarqué ça ?

Au début de l’année, surtout quand il y avait les manifestations en Tunisie, au sud, etc. Mais durant les événements, depuis le 14 janvier, c’est un peu l’anarchie au lycée, il n’y a pas d’ordre, il n’y a pas de respect. Mais maintenant, on commence un peu, petit à petit, à gagner cet ordre et cette discipline, parce qu’on ne peut pas enseigner sans ça. Surtout le respect. On doit imposer le respect, on ne peut pas enseigner sans respect. C’est-à-dire, les élèves, ils sont libres de s’exprimer, mais il y a des limites. Comme le professeur doit respecter les élèves, les élèves doivent respecter le professeur, le lycée, la salle de classe, la leçon, même si l’élève n’aime pas la matière. C’est ce que j’ai toujours dit à mes élèves : "même si tu n’aimes pas ma matière, ou moi-même le professeur, tu dois respecter l’encadrement, ce cadre, c’est-à-dire cette salle de classe, la leçon, tu apportes tes affaires, ton livre, ton cahier, et tu écris, même si tu ne comprends pas, tu notes la leçon...  » Ça ce n’est pas nouveau, je prenais le temps de discuter avec eux surtout avec ceux qui posaient problèmes, je prenais le temps quand même de leur rappeler le cadre, les limites...

Mais heureusement depuis la révolution, même si les élèves sont très agités, il y a de grands changements : Avant, par exemple, on n’entendait pas l’avis des élèves à propos des programmes qu’on enseignait, c’est-à-dire que les élèves acceptaient l’ordre, mais on ne savait pas si c’était acceptable pour eux, ou si c’était par obligation, c’est-à-dire qu’ils étaient obligés, d’exécuter tous les ordres. Mais heureusement la révolution a changé beaucoup de choses, c’est-à-dire les élèves veulent s’exprimer et donner leur avis sur tout. Ils se défoulent maintenant, et vraiment, on ne s’attendait pas à ce que les élèves fassent des choses pareilles, disent des choses pareilles, s’expriment librement, disent ce qu’ils veulent, etc. Nous, comme professeurs, au début, on était choqués, parce qu’on ne s’attendait pas aux réponses, aux avis, aux pensées des élèves. Mais après, petit à petit, on a compris que les élèves avaient un point de vue, une personnalité, une façon de s’exprimer… Les élèves, maintenant, veulent tout changer. Par exemple, ils sont contre le rythme scolaire, trop lourd pour eux, parce qu’en Tunisie on travaille de huit heures à midi, puis de deux heures à six heures, parfois de huit heures à une heure, c’est-à-dire, à la file, sans arrêt… Et on n’a pas de cantine...

Donc les élèves rentrent chez eux pendant la pause de une heure à deux heures ?

Ils rentrent chez eux. C’est-à-dire, parfois tu enseignes de midi à une heure. Les élèves sont en classe depuis huit heures jusqu’à une heure. Imagine. De midi à une heure, comment l’élève va venir en classe, comment il va gérer la leçon, comment il va jouir de la leçon ? Il vient à ce cours fatigué, il en a marre, il veut rentrer chez lui, il a faim et tout... Imagine, un professeur, enseigner à des élèves qui arrivent à cette heure là, exténués et sans aucune motivation pour apprendre ; ça, c’est vraiment un problème et pour le professeur et pour l’élève et ça crée l’indiscipline, ça crée des élèves qui veulent perturber la classe.

Donc aujourd’hui les élèves revendiquent un changement d’horaire dans ton lycée ?

Oui, depuis la chute du régime, ils ne veulent plus étudier de midi à une heure. Ils veulent un mi-temps, c’est-à-dire étudier de huit heures à trois heures, avec une coupure d’une heure pour manger. Comme le régime anglais ou n’importe où. Mais les élèves ne demandent pas que cela ; ils demandent beaucoup de choses, je ne sais pas, ils veulent changer même les matières qu’on enseigne. Il y a des matières qu’ils ne veulent plus apprendre. Le contenu des programmes, aussi. Ils critiquent les contenus de programmes.

Ces revendications, ils les expriment où, et comment ?

Au lycée. Ils ont fait une élection. C’est-à-dire que chaque classe a élu un élève qui va représenter toute la classe et ils choisissent un élève qui sait parler, c’est-à-dire qui a une force de caractère, qui sait s’exprimer, et parler au nom de la classe.

Et ces élections de délégués, ce sont les élèves qui les ont organisées ?

Oui, pour la première fois, les élèves ont pris l’initiative d’organiser des élections. En fait, les élèves ont demandé un vote pour élire parmi eux un représentant, ils ont arrêté les cours pendant toute une journée et organisé spontanément leur élection ; Il y a deux semaines environ, ils ont arrêté les cours... Ce ne sont pas les professeurs mais ce sont les élèves qui ont décidé de suspendre les cours et de faire des élections ; pour chaque classe, ils ont élu un représentant ; et cet élève, c’est le porte-parole de la classe à l’administration. Les élèves ont aussi écrit leurs revendications sur un papier, ils l’ont présenté au directeur. … Et aussi, c’est politisé, le mouvement des élèves. C’est très politisé. Parce que la première demande des élèves, c’est de changer le proviseur. Parce que le proviseur appartenait au RCD, le parti politique dominant, le parti de Ben Ali. Ils veulent changer le proviseur parce qu’il appartenait à ce parti... Et même, j’ai entendu des slogans comme « A bas le RCD, A bas le proviseur.  », etc.

A part le fait qu’il soit au RCD, pourquoi est-ce qu’ils ne voulaient plus de ce proviseur ?

Ils disent qu’ils ont des documents contre lui, qu’il aurait utilisé pour lui, c’est-à-dire détourné, des fonds donnés par le Ministère de l’Education pour le lycée, c’est-à-dire, pour les fournitures, améliorer même l’infrastructure du lycée, etc. C’est ce que j’ai entendu dire, je ne sais pas si c’est vrai ou non.

Donc les élèves auraient fait des recherches sur lui ?

Oui, ils ont fait des recherches documentées... Quand je leur ai demandé « comment savez-vous ça ? », ils m’ont répondu : « Oui Madame, on sait beaucoup de choses sur lui. On a même des documents »...

Donc ils ont trouvé des documents qui disent que le proviseur détournait l’argent du lycée ?

Oui, oui. Mais il est resté, le proviseur. Ils ne l’ont pas changé, je ne sais pas pourquoi. Bon, maintenant, il a ouvert le dialogue avec les élèves. Il devient plus ouvert. Avant, il refusait de recevoir les élèves, et maintenant, il a ouvert son bureau, son cœur si on peut dire, pour écouter les élèves, pour trouver des solutions aux problèmes des élèves, pour les calmer... Par exemple, moi j’ai une heure le jeudi de midi à une heure avec une classe de Première. Ils ont trouvé une heure le mardi de deux heures à trois heures où je ne travaille pas. On a donc déplacé l’heure. Je ne travaille plus de midi à une heure le jeudi, mais le mardi de deux heures à trois heures. C’est une solution qui convient à tous.

Est-ce que les élèves avaient déjà demandé à changer ces horaires avant la révolution ?

Ah oui, aussi bien les professeurs que les élèves et depuis des années. Mais ils n’écoutaient pas les gens, l’administration n’écoutait pas. Simplement, parce qu’il y a le proviseur qui domine le lycée, qui dirige le lycée à sa façon et qui ne voulait rien changer.

Et après la révolution, les élèves ont-ils obtenu des réponses à leurs revendications, notamment par rapport à l’emploi du temps ?

Quelques réponses. Un peu l’emploi du temps. Parce que même l’administration, logiquement, l’administration ne peut pas changer tout. Peut-être le changement aura lieu l’année prochaine. On a essayé d’expliquer ça aux élèves, même si on est contre l’administration, parce qu’il y a des choses, il faut être logique, comme je te disais par rapport aux horaires trop lourds, et les victimes c’étaient le professeur et les élèves. Comment enseigner à un élève de cinq heures à six heures quand il a commencé depuis huit heures du matin. Comment fais tu pour faire ta leçon à un élèves épuisé en fin de journée ? Pendant les événements, ils refusaient par exemple d’assister de midi à une heure au cours. Beaucoup de classes ont quitté la classe de midi à une heure. Pendant à peu près deux ou trois semaines, les cours de midi à une heure, il n’y a pas de classe. On sort. Tous les cours ont été désertés par les élèves. Mais maintenant, petit à petit, ils reviennent. Parce qu’il y a la discipline aussi qui revient. L’administration veut s’imposer, veut imposer la discipline.

Est-ce que tu as remarqué des changements dans les relations élèves / professeurs ?

Oui, les élèves deviennent plus forts. Ils sentent qu’ils ont plus de pouvoir, qu’ils ont le courage et la liberté de s’exprimer, de dire que ce professeur est bon et l’autre n’est pas bon. Ils ont écrit même « dégage » pour certains professeurs. Mais je crois que c’est mal orienté, ici, la révolution. Et c’est pour cela que beaucoup de professeurs ont discuté avec les élèves, ils ont essayé d’expliquer qu’est-ce que c’est la révolution, les limites de chacun, c’est-à-dire si je suis libre, ça ne veut pas dire que je dois vous abuser, mais je dois respecter ta liberté et tu dois respecter ma liberté. Donc on a essayé, tout le monde, je crois que c’est tout le monde, beaucoup de professeurs, on a passé un temps fou avec les élèves à discuter. On enseigne plus depuis, mais on discute, on débat beaucoup.

Depuis la révolution, vous ne faites plus cours et vous discutez beaucoup ?

Oui, c’est-à-dire, au début, on ne faisait plus cours car il n’y avait plus ou très peu d’élèves, parce que beaucoup d’élèves s’enfuyaient du lycée ; ils ne voulaient plus étudier, ils étaient distraits, ils avaient du mal à se concentrer sur les leçons, préoccupés par la révolution, par le changement, par le RCD, par le gouvernement provisoire, etc. Il y avait beaucoup de problèmes et il fallait discuter.

Pour toi, qu’est-ce qui a le plus changé dans ton travail ?

Je crois que c’est la relation entre élèves et professeurs, c’est-à-dire maintenant on ne peut pas faire ce qu’on veut avec les élèves. Tu trouves toujours une réaction, une attitude. Ce n’est pas comme avant. Par exemple, je veux faire un test aux élèves. J’impose la date, sans tenir compte de rien, à peu près tous mes collègues fonctionnaient comme cela. Mais maintenant, si tu donnes une date, ce sont eux qui décident, ce n’est pas toi qui décides toute seule. J’ai une classe de terminal par exemple, avec qui j’ai fixer la date d’un test récemment : Je leur ai demandé « quand est-ce que ça vous arrange ? ». Ils ont dit la semaine prochaine, et on a fixé une date ensemble. Avant, je fixais la date toute seule, en essayant au maximum que cela leur convienne... Mais cette fois-ci, c’est-à-dire là, j’ai carrément demandé leur avis. Alors qu’avant on avait une date donnée par l’administration, de telle date à telle date c’est les tests, et moi, je devais trouver une date pour chacune de mes classes. La seule règle c’est qu’on ne pouvait pas donner de tests dans deux matières le même jour, c’était un test par matière et par jour et on s’arrangeait entre professeurs, mais demander l’avis des élèves, personne ne le faisait. Maintenant, moi je le fais...

C’est-à-dire que maintenant, les élèves décident avec vous de la date de leurs tests ?

Oui, et ils ont raison je crois, parce qu’il y a des professeurs aussi qui ne savent pas communiquer avec les élèves. C’est-à-dire, les élèves ne sont pas des êtres humains pour eux, ce sont des gens qui ne comprennent pas beaucoup de choses, ne sont pas mûrs, etc. Donc ils se conduisent avec eux de façon très autoritaire, et aux élèves d’obéir. Mais si le professeur devient mûr, comprend l’élève, tout s’arrange. D’après mon expérience, le dialogue, la discussion avec l’élève, connaître l’élève, ça aide beaucoup à améliorer la relation entre professeur et élève. Ce n’est pas une question de discipline, ce n’est pas de l’autoritarisme. Tu peux ne pas être très très autoritaire, mais tu peux t’imposer. T’imposer d’une autre façon. Mais même avant, j’essayais toujours d’avoir une relation avec mes élèves. J’essayais de trouver des dates de tests arrangeantes mais sans en discuter avec eux, je regardais leur emploi du temps j’essayais de voir avec les autres professeurs s’ils n’étaient pas trop chargés de devoirs, etc. Parce qu’après tout mon but, c’est quoi ? C’est de faire travailler l’élève, d’obtenir de bons résultats et avoir un bon test, une bonne note, etc. Je travaille comme ça depuis toujours, ce n’est pas nouveau pour moi. Ce n’est pas la révolution qui m’a apporté ça ; depuis toujours, j’essaie de trouver une date qui peut les satisfaire et me satisfaire aussi. Ca dépend de mon emploi du temps, et du leur. Ce n’est pas nouveau pour moi cela. Ce qui change c’est que maintenant on discute de tout avec la classe.

Ce qui est nouveau, ce que tu as l’air de dire, c’est que c’est possible de discuter maintenant plus ouvertement avec les élèves ?

Ah oui, c’est possible. Même moi, comme professeur, j’ai trouvé la liberté d’agir, plus de liberté de parler. Ce n’est pas comme avant. Même de revendiquer des choses qui ne vont pas, avec les emplois du temps ou les relations avec l’administration, etc.

Tu te sens plus libre aujourd’hui, en tant que professeur ?

Ce n’est pas moi, ce n’est pas seulement moi. Mais je crois que c’est le cas pour la majorité des gens. Beaucoup de gens, que ce soit les élèves, mais aussi les professeurs se sentent vraiment plus libre maintenant.

Et en classe, tu te sens plus libre aussi ? A l’intérieur de la classe, avec tes élèves ?

Absolument, oui, s’il y a quelque chose, on parle, politique ou n’importe quoi, on parle. J’ai découvert des élèves vraiment… j’avais un préjugé sur eux, d’après ma relation professeur-élève. Au début, je les voyais comme perturbateurs, comme des gens qui ne sont pas mûrs... Mais avec la révolution, j’ai découvert qu’ils sont très bien. Ils ont un point de vue dans la vie ; j’ai remarqué que beaucoup d’élèves qui étaient meneurs du mouvement dans le lycée n’étaient pas excellents en cours, n’étaient pas bons scolairement, pas bons dans les études. Mais j’ai découvert qu’ils sont excellents et intelligents dans d’autres domaines. Vraiment j’ai trouvé des élèves... des hommes comme on dit, au vrai sens du terme ; des hommes... avec une force de caractère, avec un esprit de dirigeants, ils veulent diriger le groupe, et le représenter, être des leaders, des meneurs dans le lycée, et la plupart d’entre eux, je ne sais pas si c’est le cas de tous, mais la majorité des meneurs que je connais ne sont pas des élèves brillants, ça c’est sûr mais en plus ont des conditions de vie difficiles ; il y a des élèves meneurs qui ont des problèmes familiaux, que ce soit le père absent, que ce soient les parents divorcés, que ce soit qu’il n’y a pas d’entente entre le père, la mère et les enfants, ou bien il n’y a pas de contrôle ou d’entente entre eux. Peut-être que tout cela a créé chez ces élèves une révolte contre tous. Et puis, j’ai découvert aussi le sentiment de solidarité entre élèves. Par exemple, les élèves ne veulent pas ce cours, n’aiment pas le professeur, n’aiment pas assister à ce cours, ils s’unissent tous et s’absentent tous de ce cours, toute la classe est absente, et tu sens la solidarité entre le bon élève et le mauvais élève. Alors toute la classe s’absente. Toute la classe. C’est arrivé souvent, mais maintenant moins ; parce qu’il doit y avoir une autorité, parce qu’ils doivent étudier.

Et est-ce qu’il y a des élèves qui étaient en conflit avec d’autres élèves, par rapport à justement cette heure qui sautait, ou d’autres choses ?

Peut-être que cela a crée des tensions entre les élèves. Mais moi, je n’ai pas vu. Mais je sens. Je sens qu’il y a quelque chose. C’est-à-dire il y a des élèves qui veulent entrer et assister aux cours et des élèves qui refusent. Alors peut-être qu’ils se battent ailleurs, mais pas dans la classe. Je sens ça. J’ai senti ça chez mes élèves. Mais je n’ai pas vu de bagarres ; au fond de moi-même, je sais qu’il y a des tensions entre eux. Parce qu’après quelques mois comme ça avec les cours perturbés, etc., je crois que je comprends les élèves. Je sais qui veut étudier et qui ne veut pas étudier et en profite un peu. Même si leurs revendications ne sont pas satisfaites tout de suite, ils doivent attendre la rentrée et voir les changements, les modifications qu’il y aura j’espère en tout cas.

Donc tu penses que l’année prochaine, le fonctionnement du lycée sera complètement modifié ?

Ah, oui. J’espère bien. Ah, j’espère bien.

Les filles participaient aux mouvements sur le lycée ?

Oui. Des filles, il y en avaient beaucoup. Elles ont un caractère aussi. Ce ne sont pas des élèves qui aiment seulement les études et l’éducation, non. C’est-à-dire qu’elles ont un autre côté, elles ont un autre côté de la vie, un autre point de vue de la vie, ce n’est pas seulement les études. Dans les manifestations elles étaient très présentes, et même elles criaient des slogans, brandissaient des pancartes, mêmes les filles voilées. Il y avait vraiment tout le monde, tout le monde. Tout le monde sans exception. Tout le monde. Mais il n’y avait pas de violence, il n’y a pas eu de dégâts matériels, il n’y a rien eu. Ils criaient, ils chantaient dans la cour, surtout à dix heures et à quatre heures parce qu’il y a la pause et c’est tout. Ils étaient plutôt pacifiques dans leur façon de manifester ; ils respectaient tout le monde. Vraiment, j’ai vu des choses à l’extérieur mille fois mieux qu’à l’intérieur de la classe.

C’est-à-dire les élèves s’exprimaient librement et correctement. J’ai trouvé que les élèves avaient bien conscience de ce qui se passait en Tunisie, que ce soit politiquement, socialement, économiquement. Et ils n’avaient pas la tentation de casser... Ils s’exprimaient pacifiquement, sans violence. Et même quand les manifestations se déroulaient au sein du lycée, c’était dans la cour, sans s’approcher des salles de classe. Même si on était là, devant la classe. Mais les élèves n’ont rien touché ni les professeurs, ni les salles de classe, ni les vitrines, non, rien.

Il n’y avait ni dégradations, ni bagarres… ?

Ni bagarres, ni rien du tout.

Quand tu dis qu’ils deviennent plus violents, ça veut dire quoi ?

Violents, plus violents dans le sens où : ils bavardent plus dans la classe, par exemple. Ce n’est pas violents ils cassent ou… Non, non, mais il y a du chahut. C’est-à-dire, même la façon qu’ils ont de vous répondre devient agressive.

Ce n’est pas de la violence physique ?

Non, non, pas du tout, mais ils deviennent plus agressifs. Ce n’est pas comme avant. Peut-être que ça va changer avec le temps, mais en ce moment c’est un peu difficile, on fatigue... On est fatigués, tout le monde. En plus, c’est la fin du trimestre aussi ; normalement, on a les examens, à cette période de l’année. Mais ce trimestre, on n’a pas d’examens ; cette année, il n’y aura des notes qu’au premier trimestre et au troisième trimestre, parce que les élèves n’ont pas étudié beaucoup de choses.

Des manifestations avaient lieu dans la cour du lycée ?

Dans la cours du lycée même, les élèves seuls manifestaient. Mais deux fois, on est sortis du lycée, professeurs et élèves, jusqu’au centre-ville. Moi j’y étais deux fois, avec des pancartes sur du papier seulement, ce n’était pas bien préparé, mais on avait des pancartes avec des slogans et on manifestait aux côtés des élèves. Les slogans disaient « Get out, dégage, RCD out ... » C’est-à-dire les slogans qu’on a vus dans les rues de Tunis, partout en Tunisie. Ce n’est pas seulement ici, mais partout dans le pays. Ce sont les mêmes slogans, et j’ai remarqué qu’il y avait une unité extraordinaire entre les gens, entre enseignants, élèves, même des travailleurs, tout le monde. Des avocats, tout le monde était là lors des manifestations en centre-ville.

Et les parents, ils ont participé à ces manifestations ?

Je ne sais pas, je n’en ais pas vu, en tout cas. Mais ici, ce n’est pas comme la France ou l’Angleterre. C’est-à-dire, il n’y a pas d’association parents-professeurs ou des rencontres comme en France entre les deux, il n’y a pas trop de relations parents/professeurs... Les parents viennent seulement s’il y a un problème de discipline, ou bien si un professeur a un problème avec un élève. Il peut alors demander à voir les parents pour discuter, etc. Et les parents ne sont pas tous les mêmes. Il y a des gens qui donnent tort au professeur, les autres à leurs enfants...

Est-ce qu’entre vous, professeurs, les relations ont changé ?

On discute plus, on est plus ouverts, parce qu’avant on avait peur de l’autre, toujours peur de l’autre. Mais maintenant, on parle de la même chose, on a les mêmes problèmes avec les élèves, c’est-à-dire la même attitude, on écoutait les informations, on réagissait aux informations, on en discutait... Cette révolution nous permet de discuter plus, de débattre et de nous connaître plus.

Tu sais ici, parfois tu passes une année sans connaître ton collègue, juste son visage, et ce qu’il enseigne et c’est tout ; mais maintenant, on se connaît plus, plus profondément. On ne fait pas de réunions, mais à dix heures et à huit heures, on se voit en salle des professeurs. On se voit plus, on discute ; avant, personne n’osait parler à personne ; on avait peur, on se disait : peut-être que j’ai dit quelque chose concernant la politique et puis j’aurais des problèmes, ou quelque chose comme ça, mais maintenant, on n’a plus peur. Il y a une chose positive vraiment c’est qu’on n’a plus peur.

Est-ce que toi personnellement, tu vois ton métier autrement aujourd’hui, est-ce qu’il va changer aussi ?

Ah, oui, et depuis longtemps, je voulais changer beaucoup de choses dans le métier, parce que je voyait beaucoup d’injustice, même dans le contenus des livres qu’on utilise, ce n’est pas seulement, comme je t’ai dis, les horaires, la répartition des classes, les niveaux, le nombre d’élèves… J’espère bien qu’ils vont changer beaucoup de choses par rapport à cela ; par exemple, le nombre d’élèves. On espère bien avoir moins d’élèves dans la classe. Et puis dans la classe, tu ne trouves pas le même niveau. Il y a décalage de niveau. Tu trouves les bons et les mauvais. Et là, c’est très pénible d’enseigner et de tenter de faire comprendre la leçon à tout le monde. J’espère bien qu’ils vont changer les horaires aussi, les emplois du temps, et qu’élèves et enseignants seront plus à l’aise pour travailler alors ; Mais, même au niveau des programmes, ils doivent changer. Choisir des thèmes, des leçons plus motivantes pour l’élève. Des livres mieux fait, plus riches. Changer les programmes, ca, c’est très important, parce que si la leçon ou le thème n’est pas intéressant, n’est pas motivant, comment motiver l’élève ?

Et toi, tu as déjà des idées de thèmes que tu aurais envie de mettre en place avec les élèves ?

Je n’ai pas beaucoup de thèmes, mais je voudrais bien enseigner des thèmes plus intéressants, plus proches de l’élève, de leur pays, de leurs traditions, et leur apprendre à s’exprimer mais sur des choses qui les concerne, plus proche d’eux. On enseigne beaucoup de langues étrangères, la civilisation des autres pays, les expériences d’autrui, etc. Je crois qu’il faut enrichir les programmes, trouver des thèmes plus intéressants, informer, cultiver et instruire l’élève réellement, ce n’est pas bourrer son crâne avec beaucoup d’informations futiles.

C’est-à-dire les programmes, là, tels qu’ils sont faits, c’est du bourrage de crâne ?

Bon, déjà on reste sur les mêmes thèmes pendant trois, voir quatre ans en Langue par exemple, c’est parler du thème des vacances, pendant trois ou quatre ans. Trois-quatre ans, on dit la même chose, on fait la même chose, en deuxième année, en troisième année, en quatrième année... Par exemple, l’éducation traditionnelle… C’est la même chose. C’est-à-dire même les élèves en ont marre de ces thèmes, ils veulent autre chose. Ils en ont marre, et je les comprends, de traiter le même thème pendant trois ans. C’est-à-dire trois livres différents, trois niveaux différents, mais c’est le même thème qui se répète. Ils n’apprennent pas beaucoup de choses différentes, par exemple le racisme, par exemple, je ne sais pas, des sujets qui intéressent tout le monde, des sujets partagés par tout le monde. J’espère que dans l’avenir, il y aura beaucoup de changements, des changements positifs, qui ont des effets positifs sur les programmes scolaires ; par exemple l’introduction dans les programmes de thématiques concernant la femme, le travail de la femme, je ne sais pas, le racisme dans le monde, le travail des enfants, les abus, pourquoi pas les abus contre les femmes dans le monde, les relations parents-enfants, pourquoi pas l’éducation et le chômage ; c’est-à-dire aborder et parler des problèmes qu’on vit en Tunisie maintenant, des problèmes vécus dans toutes les régions, que ce soit intérieures ou côtières. Voire les problèmes des élèves, les problèmes c’est-à-dire réels, vécus, mais pas parler des vacances en Angleterre ou en Italie... Bref, des thèmes qui sont très loin de nous, vraiment qui ne sont pas motivants. Et pourquoi répéter les mêmes programmes ? Pourquoi pas, pour chaque niveau, on étudie quelque chose de différent et d’intéressant, pour tout le monde ?

Mais les élèves ne contestent pas seulement les thèmes, il y a des matières que les élèves n’aiment pas. Par exemple, instruction civique et instruction religieuse. Ils disent que ce n’est pas important. Maintenant les élèves me disent : « Madame, ce n’est pas important d’apprendre l’Instruction civique ».

Et pourquoi ils trouvent que ce n’est pas important, l’instruction civique ?

Ils m’ont dit que les sujets ne sont pas intéressants. On peut voir ça en histoire ou en géo. Ce n’est pas parce que ça existe qu’il faut l’enseigner, en faire une matière, c’est le point de vue des élèves sur certaines matières qui s’exprime de plus en plus. Aujourd’hui, ils veulent étudier par exemple, l’histoire, la géographie, les langues... Mais il y a beaucoup d’élèves qui ne veulent plus rien étudier... Bon, maintenant, c’est un peu l’anarchie, il n’y a pas de discipline dans la classe, c’est ça qui embête tous les professeurs, parce qu’il faut qu’il y ait une discipline, un ordre dans le lycée.

Cette période, on est très fatigués, tous les collègues, les enseignants, tous les enseignants, parce que les élèves deviennent plus violents, non contrôlés, non disciplinés. Donc il faut de la patience, du temps, du courage.


Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don