Le conseil de coopérative (2/3)

vendredi 10 juin 2011
par  LieuxCommuns

Il est ici question de stricte pédagogie (institutionnelle), mais il serait étonnant que le « politique » n’y trouve pas matière à réflexion... Le « conseil de coopérative » dont il est question, assemblée scolaire hebdomadaire, est le lieu où s’organise et se réorganise la classe, dans la durée, s’affrontant autant à la sclérose de la routine qu’aux désirs multiformes de chacun.

On ne trouvera dans ce texte de la fin des années 60 aucune recette clefs en main, et on trouvera ailleurs (ici par exemple) le témoignage de la transformation ultérieure de ces outils en mécaniques de management. Cette « récupération » ne peut servir de condamnation : elle montre au contraire de manière éclatante ce que cette véritable « praxis pédagogique » (F. Imbert) avait de radicalement novateur mais que les relais pour perpétuer une telle pensée / pratique se sont raréfiés à l’extrême.

Ce passage est extrait de « De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle » d’A. Vasquez & F. Oury, Maspero, 1971.

Première partie disponible ici

Seconde partie, ci-dessous,

Troisième partie disponible là


(... / ...)

2. Précisions. Techniques. Procédures et procédés

a) A propos de ficelles...

Le Discours pédagogique se maintient d’ordinaire à un « niveau élevé » : après les finalités de l’éducation (désir de la société et devoirs du maître), on salue l’art de l’éducateur.

Apparaissent l’esprit de finesse, le sens de l’humain, les qualités indispensables. Qu’un praticien ingénu dise : « Cela est fort beau : comment faites-vous ? », et le Discours, alors, se fait méprisant : « trucs de métier », « recettes », « petits procédés », « ficelles ». « Faites preuve d’intelligence, d’ingéniosité, d’initiative, de créativité, innovez sans crainte (144) ! » Et le miracle se produit : les démunis reprennent à leur compte le Discours : « Ce qui importe, c’est l’Esprit, etc. »

Si la pédagogie est dans la classe, si notre travail quotidien a une valeur, si les solutions ne peuvent venir que de là où se posent des problèmes, nous n’avons aucune raison de garder nos outils dans notre musette (145). Certes, nous n’avons guère de méthode à proposer, de « système basé sur des éléments sûrs prouvés scientifiquement et coordonnés d’une façon absolument logique » (146). Freinet a toujours préféré parler de techniques que de méthode. Laissant à ceux qui découvrent Moreno (et ignorent Freud) le soin d’élaborer des méthodes, nous n’avons à offrir que d’autres techniques, des procédés qui ont permis à des maîtres et à des élèves de se sortir d’affaire : bric-à-brac indigne de la pédagogie ? Peut-être. Mais il est parfois bien utile d’avoir de la ficelle dans sa poche et de savoir s’en servir.

On connaît l’objection : « Les enseignants vont généraliser, ils prendront vos « combines » pour des solutions et s’en serviront à tort et à travers. » Sont-ils vraiment si bêtes ? Quinze ans de stages, avec des volontaires, il est vrai, nous ont sans doute rendus optimistes : c’est surtout vus de dessus et écrasés que les subalternes paraissent dépourvus d’intelligence. Nous ouvrons notre musette, chacun se servira à sa guise.

En lisant les comptes rendus de Conseils, vous avez déjà repéré des rites, des maîtres mots, des stratégies, des manipulations. Vous en avez constaté l’utilité, les limites et les dangers. Mais les mots, les mots malades, ont introduit de nouvelles confusions, de nouveaux malentendus.

Manipulation...

On manipule un objet. Si je manipule une personne (ou un groupe), je lui dénie la qualité de sujet, j’en fais un objet : mon objet. Par force ou par ruse, j’annihile ses réactions pour la tenir à ma merci et affirmer mon pouvoir. Il s’agit d’avoir l’autre (147). On conçoit que l’éducateur éprouve quelque scrupule à « manipuler » un élève ou une classe (que fait d’autre le « bon maître » ?). Dans le contexte actuel, on pourrait souhaiter qu’il éprouve autant de scrupules à laisser manipuler le groupe par quelque leader ou à se laisser lui-même prendre en main par les élèves. Comme la self-defense, les techniques de manipulation peuvent servir...

... et stratégie :

La stratégie reconnaît à l’autre une existence, une valeur, une possibilité de réaction, d’initiative. Elle ne le réduit pas à l’état de chose, d’objet : au contraire. Explicitée, elle devient entraînement, éducation. Il n’est pas de réunion sans stratégie (que celle-ci soit ou non volontaire et consciente). Comment aborder ce problème ? éviter ce guêpier ? tirer Line de ce mauvais pas ? stopper Lucie qui se donne en spectacle en racontant sa vie ? accrocher le groupe à cette question dont il ne voit pas l’urgence ? Comment faire taire Meziane qui parle si bien... à la place de son frère ? Et comment arriver à ce que Christian, qui n’a jamais rien à dire au Conseil (ni ailleurs), prenne la parole ? Que faire ? Prier ? Peut-être est-il opportun de souligner que le retrait, la passivité, le silence, le laisser-faire et ce qui est appelé « non-directivité » sont des éléments d’une stratégie dont il vaut mieux être conscient et responsable.

Nous avons vu dans plusieurs Conseils le maître se retirer provisoirement du jeu. Il ne s’agit ni d’une mise à l’abri, ni d’une obéissance à une mode quelconque, mais bien d’une stratégie consciente et organisée dont on prend l’entière responsabilité (148). P. Dujon, A. Vasquez, M. Renaud et S. Timmermans contrôlent la confusion, la bataille imaginaire, le remaniement, l’« autogestion » et le tumulte. A quel moment vous a-t-il semblé que ces femmes, émues, troublées, perdaient la tête et s’abandonnaient au « groupe »... en abandonnant les enfants ?

C’est à d’autres expériences, souvent involontaires, que nous voulons faire allusion.

... une distinction nécessaire

Si nous insistons sur ces notions de manipulation et de stratégie, c’est que la confusion a eu des conséquences dans bien des classes « rénovées ». N’est-il pas légitime qu’un éducateur (et plus encore un fonctionnaire constamment manipulé par la bureaucratie) répugne à manipuler les élèves ? Mais il arrive bien souvent que, démocrates optimistes ou scrupuleux, enthousiasmés par des idéologies dites d’avant-garde (149), des éducateurs refusent cette idée de stratégie nécessaire.

Sous des prétextes (150) éthiques, le maître refuse le pouvoir et l’agressivité. L’expérience répond d’ordinaire : le groupe entier, les plus fragiles et le maître démissionnaire sont très vite maniés à loisir par les éléments les plus dynamiques. On connaît la suite : après la fête et après l’agitation joyeuse, l’anxiété, la lassitude, l’apathie dépressive en attendant la sécurisante reprise en main. Dans le meilleur des cas, l’enseignant, guéri à jamais de ce qu’il appelle « l’éducation nouvelle », remonte tant bien que mal sur sa chaire et reprend son cours... S’il a disparu dans la tourmente, c’est l’institution externe, intacte, qui rétablit l’ordre, et tout redevient « normal ». Manipulation, stratégie des réunions... Notions qui ne s’acquièrent que par l’entraînement. Pourquoi demeureraient-elles l’apanage de « spécialistes » ou de « cadres supérieurs » ? Peut-être est-il utile de savoir que l’inertie, la candeur, la lâcheté et surtout l’ignorance deviennent des armes pour qui sait manier la bêtise avec intelligence.

b) De la fonction présidentielle

De quoi parlons-nous ? Du président de la coopérative ? Du président de la République ? Qu’on le veuille ou non, au moins au niveau primaire, le maître majeur est (ou devrait être) légalement responsable de la classe, en assurer la continuité, en être le support symbolique. Peut-on, sans leurrer et sans se leurrer, laisser la place d’une façon permanente à un jeune enfant ? Il ne sera ici question que du président de séance, de celui qui, lors du Conseil et seulement là, détient un pouvoir limité dans le temps mais réel.

Il faudrait parler des présidents de séance puisque, en principe, les élèves se succèdent, mais c’est la fonction, plus que les personnes, qui nous intéresse ici.

Le président de séance

Le groupe a délégué à l’un de ses membres, pour un temps donné, un pouvoir défini... Le pouvoir de donner la parole, de faire exister le groupe qui le fait exister, lui, en tant que président.

Des accidents sont prévisibles :

  • Hassan croit que c’est arrivé : il est devenu caïd, roi, Dieu le Père ou Monsieur le directeur. Ecrasant allégrement ceux qui lui donnent pouvoir, il ne s’aperçoit pas que sa puissance grandiose est devenue imaginaire. Il est fort surpris d’entendre : « Qui critique le président ? » et de voir tant de mains levées... S’il le pouvait, il ferait donner la garde. Remis à sa place, il pourra méditer : « Qu’est-ce que le pouvoir ? »
  • Denis a compris qu’il faut être gentil et populaire, laisser parler : personne n’entend plus personne. « C’est pas un Conseil, c’est la récré ! » « Taisez-vous », crie Denis. « Ta gueule ! », répond une voix. Le Conseil est terminé. Le président a détruit lui-même la loi qui le faisait exister. Thème de réflexion : le pouvoir s’use si l’on ne s’en sert pas.
  • Jérôme, le retors, s’est instruit. Il est expert en manipulation. Ce n’est pas lui qui fera taire brutalement ! Démocrate, il donne la parole aux petits, suggère, aide, reformule gentiment, oublie un grand qui le gêne... Il oublie simplement qu’il n’est pas seul à connaître la musique. S’il n’est pas « descendu en flammes » par quelque Luigi (151) furieux d’être pris pour un imbécile, Jérôme sera peut-être félicité publiquement par le maître pour son habileté tactique... Les autres apprendront ainsi à ne pas se laisser avoir.

Utiles expériences ? Utiles pour qui ? Pour tous ? A en juger par le comportement de la plupart des adultes confrontés à des situations anxiogènes (groupes de travail ou de décision), nous en venons à penser que l’entraînement à la conduite des réunions pourrait constituer l’essentiel de la formation des maîtres (qui désirent faire vivre des groupes coopératifs). Mais ce qui est possible est-il vraiment souhaité ?

Et le maître ?

Il peut disparaître de la scène, il ne disparaît pas de la classe (152). Nous dirions même : au contraire. A un pouvoir imaginaire se substitue un pouvoir symbolique autrement efficace. Il est là, bien sûr, comme gardien de la loi locale (153), mais aussi comme représentant de la loi sociale (154) et comme garant d’une autre Loi qui différencie l’homme de l’animal (155). Il est là comme référence à autre chose d’extérieur au groupe, qui vient constamment en médiation, évitant affrontements et blocages et, au moins dans des groupes d’enfants, son existence nous paraît être une condition nécessaire aux échanges. Est-il utile de signaler que le maître constitue un recours ? Recours pour Rémi, l’apprenti président ; pour le secrétaire qui s’embrouille ; pour le groupe entier, en proie à l’agitation ou au blocage ; pour chaque enfant, qui ne parle que parce qu’il se sent en sécurité (156).

Le rôle du président

est évidemment de conduire la réunion, c’est-à-dire :

  • donner la parole. C’est parce qu’il parle au nom de la loi que le président assure la sécurité de l’orateur qui peut, à coup sûr, être entendu.
  • conduire vers quoi ? Il n’est pas toujours facile de renoncer à conduire le groupe vers la a bonne décision D : celle que le président avait prise. Mieux vaut cependant, le jour où l’on a une position à défendre, renoncer à la présidence.

Mais pourquoi se réunir en Conseil ? Pour bavarder agréablement, parler pour ne rien dire, chanter en choeur ou vociférer en tas ? Si le but n’est pas fixé, la voie est tracée. Nous sommes là pour essayer d’y voir clair, pour y comprendre quelque chose et pour décider ensemble. Au président de nous aider.

  • ...et sans accident. Des choses sont dites. Comment sont-elles reçues ? N’a-t-on pas, sans le vouloir, parlé de corde dans la maison du pendu ? Et celui-là, si heureux de raconter sa vie, quelle tête fera-t-il demain ? Parler dégage, mais parler engage. Le président, qui donne la parole, la retire parfois...

Un président élu...

C’est évidemment la solution idéale lorsque tous les participants sont capables de présider et le désirent. Pour éviter une perte de temps, on peut aussi décider que chacun présidera à son tour...

Seulement il arrive que chaque enfant ne soit pas d’emblée capable d’assumer une fonction dont nous venons de pressentir la complexité (157), il serait alors intéressant de voir ce qui se cache sous l’attitude « démocratique » du maître. C’est ordinairement quand la place devient intenable que le maître offre la présidence et il y a toujours quelques étourdis pour se disputer cet honneur... On note ; le maître devient observateur (se met en A, comme disent les spécialistes) et, s’il est frotté de psycho-sociologie, analyse le naufrage de l’imprudent qui a voulu prendre sa place... Il est possible que l’échec soit éducatif... Comment apprendre sans essayer ? Il est possible aussi d’interpréter différemment cette « non-directivité ».

... ou choisi ?

Dans une classe de petits, dans un Perfectionnement, le choix est limité à quelques volontaires, toujours les mêmes : ceux qui sont capables de présider (les bleus), ceux qui peuvent essayer (les verts) (158). Nous avons vu, à Nanterre, Rémi conduire tant bien que mal une réunion houleuse, assisté par le maître (159). Présider un Conseil est une épreuve et un honneur, un exploit dont les répercussions psychologiques ne sont pas négligeables, et le maître a peut-être mieux à faire qu’à jouer au démocrate. Il s’intéresse plutôt à la météo : temps calme, mer belle ? C’est le moment d’offrir à un timide ou à un garçon qui a besoin de se réaffirmer (160) une occasion de réussite. Mer agitée, coups de vent prévus ? Mieux vaut désigner un pilote entraîné. On ne préside pas deux fois de suite ; sur le cahier de Conseil s’inscrit le nom du président de séance ; il est facile d’éviter la formation d’un sous-groupe de présidents professionnels, de technocrates...

Petites et grosses ficelles. Faciliter...

On voit bien que Christian veut parler, mais hésite, que Rémi s’endort... Il est facile d’annoncer : « Je crois que Christian voulait dire quelque chose... » : ou « Rémi a un avis différent ».

... ou limiter la parole

Meziane et Nasser ont entamé une petite conversation. Nasser sursaute quand il entend le président annoncer : « Nasser a quelque chose d’important à dire qui intéresse tout le monde. « Moi ? Non. - Alors, tais-toi. » Il est bien connu qu’il suffit de donner la parole pour faire taire. Il semblait difficile d’interrompre Gilbert qui racontait ses vacances en Conseil. On pouvait bien sûr profiter du moment où il reprendrait son souffle, résumer son histoire et conclure à sa place. Il a été plus expéditif de demander : « Quels sont ceux que cela intéresse ? » Avec un peu de chance, le président a ramené le bavard à la réalité.

Relancer...

Pour Albert, l’affaire est réglée : il a donné son avis. Le président en juge autrement : « C’est une question intéressante. Qu’en pensez-vous ? » Et voilà la discussion rouverte, de nouveaux éléments, et Albert, qui croyait bien avoir gagné la partie, amené à se justifier, à tenir compte d’autres avis. Le président aurait pu dire : « Personne ne propose autre chose ? », en comptant sur l’intervention de Pierre qui a toujours quelque chose à proposer.

... ou terminer une discussion

Cette discussion qui s’éternise sur un détail finira-t-elle ? Il suffit de reformuler et de demander au groupe somnolent (161) ou pressé de sortir : « Avis contraires ? » pour que la proposition devienne décision. La manoeuvre est classique, et les organisateurs savent bien que c’est en fin de séance que sont prises les bonnes décisions. Petites ruses de maquignons, astuces d’« animateurs » ou de « modérateurs » qui déconcertent, émerveillent ou scandalisent ceux qui, enfermés dans leur classe, ont rarement l’occasion d’affronter des groupes d’égaux. Habiletés tactiques qui permettent de gagner des batailles, de perdre des guerres et certainement pas d’assurer la vitalité et l’avenir d’un Conseil de coopérative. Est-ce à ce niveau que se joue la partie ?

Redirons-nous, une fois encore, que l’essentiel est joué sur le plan du Désir ; que le Conseil, s’il ne répond à aucun besoin, à aucune demande (implicite) ne rime à rien, n’a aucun sens ni aucune raison d’être ? Il n’a même pas le mérite d’amuser les enfants : les marionnettes ou les jeux dramatiques ont d’autres pouvoirs ! Supposons donc une réunion qui répond à une attente du groupe. Pourquoi s’achève-t-elle, neuf fois sur dix, dans la confusion ? « Ces enfants-là (162), bien sûr, on n’en peut rien tirer... » Mais le maître honnête, prompt à s’accuser, allègue sa maladresse : « Montrez-moi... » Hélas ! il n’y a rien à montrer, et les habiletés, si elles sont utiles, ne seront jamais suffisantes. Nous risquons ici de nous répéter.

c) Rituel et maîtres-mots

Nous en avons dit l’importance (163). Nous avons vu, surtout pour les petits (164), l’utilité d’une langue. efficace, accessible à tous : les petits, les étrangers gênés par le vocabulaire peuvent utiliser des mots, bien connus, qui leur donnent pouvoir. Il s’agit d’une première ordonnation des réactions passionnelles, qui donne sens à l’institution. Chacun sait que son tour viendra, comment il doit faire pour être entendu et imagine facilement ce qui va se passer. Pourquoi s’inquiéter ? Dans un cadre institué, qui n’a rien d’une scène de théâtre, il est difficile de faire une scène ou d’être théâtral. Gesticulations et mimiques perdent de leur pouvoir suggestif, et cela est bien appréciable quand l’irruption de l’affectivité favorise les contagions hystériques et les formes pré-verbales de communication. Un rituel stable évite les phases d’irrésolution si propices au désordre et aux manipulations. Jouant le rôle des consonnes dans une langue, les maîtres-mots introduisent dans le discours collectif, souvent informe et confus, des coupures, des scansions qui l’organisent.

Il est bien agréable d’avoir à sa disposition une « machine à dédramatiser et à clarifier le discours », une machine qui enseigne à tous (au maître aussi) à parler utilement : c’est de cette possibilité de parole utile que dépend l’avenir du Conseil... et de la coopérative. Nous donnons ci-dessous la quinzaine de maîtres-mots en usage dans une classe de perfectionnement de Nanterre vers 1960 et quelques règles qui assuraient le déroulement des séances. A titre d’échantillon : il ne s’agit pas de règles monastiques ; à chaque groupe de trouver son langage, de créer ses rites, en se souvenant simplement que c’est de la régularité que naissent la règle et la régulation.

1. LE CONSEIL COMMENCE. Et le silence se fait.

2. DÉCISIONS DU DERNIER CONSEIL. Au secrétaire, chaque responsable répond : FAIT, ou explique ses difficultés.

3. QUI TROUVE QUE LA CLASSE MARCHE MAL (165) ? 16 présents, 4 mains levées = 12 sur 16. C’est la classe qui se trouve ainsi notée. Les 4 mécontents, notés par le secrétaire, auront certainement quelque chose à dire, sinon pourquoi auraient-ils levé la main ?

4. Une querelle sans importance est longuement évoquée. On s’ennuie. Le président estime que cela a assez duré : TAS DE SABLE (166) ? On manifeste son manque d’intérêt en levant la main. L’affaire est réglée (167).

5. Il est bien agréable pour un taquin d’écouter les plaintes de ses victimes : on rit, et pour un héros d’entendre le récit de ses exploits : on admire. Mais les dramatisations, l’exhibitionnisme, les chantages affectifs ne résistent guère à la statistique : QUI SE PLAINT DES TAQUINERIES DE DOMINIQUE ? Le secrétaire compte, inscrit et annonce : DOMINIQUE TAQUIN : 7. Aucun commentaire. Dominique sait qu’on en reparlera au prochain Conseil. L’agressivité du groupe s’est exprimée d’une manière froide, impersonnelle, à peine ressentie comme telle. La taquinerie est une monnaie qui n’a pas cours : il n’y aura pas d’« affaire Dominique ». Il faudra trouver autre chose, évoluer.

6. Le Conseil se transformerait en tribunal : Pierrot est mort. On a voulu empoisonner Thierry (168). Il importe d’éviter les psychodrames d’amateurs et d’accélérer la procédure. L’accusé sait qu’automatiquement il aura la parole : il peut s’abstenir de gesticuler et préparer sa défense en attendant le traditionnel : LA PAROLE EST A L’ACCUSÉ.

7. Il récuse les faits ? TÉMOINS ? Le nombre de mains levées donne une première idée sur ce qui s’est passé.

8. Mais l’affaire n’est pas close. Il faut en parler ensemble : QUI VEUT PARLER DE CETTE AFFAIRE ? C’est un conseil dans le Conseil qui s’organise (169). Le président a bien centré le débat, mais trop de mains se lèvent.

9. Incapable de noter, il distribue des numéros, limite le temps de parole et interdit les redites : chacun écoute et parlera à son tour, sans fioritures, évitant le DÉJA DIT ! qui lui retirerait la parole.

10. La discussion a abouti. On pressent que, dans l’ensemble, le groupe est d’accord sur la décision à prendre, qui vient d’être formulée clairement. Un : AVIS CONTRAIRES ? permet de clore le débat (... ou de le rouvrir).

11. DÉCISION : Le président (ou le secrétaire) redit lentement ce qui s’écrit sur le cahier de Conseil.

12. LE CONSEIL CONTINUE : l’affaire est entendue, on passe à la suite.

13. C’est long ! Les uns se passionnent, d’autres somnolent ou jouent. Jean-Paul pratique délibérément l’obstruction, parle, grogne et amuse tout le monde. Une remontrance du président ferait rire : c’est ce qu’il attend. JEAN-PAUL GÊNEUR ! Ledit Jean-Paul se calme : il sait que c’est inscrit, il sait aussi que, s’il insiste, il entendra encore JEAN-PAUL GÊNEUR ! Le secrétaire ajoutera : DEUX FOIS. Il lui restera à prendre sa chaise et à sortir du cercle, à écouter (s’il le veut) les autres proposer et décider. Il aura (momentanément) perdu la parole et n’aura pas intérêt à protester : on ne l’écoute plus et, n’étant plus protégé par la loi que, lui-même, il vient de nier...

14. C’est la fin ; le secrétaire annonce : DÉCISIONS DU CONSEIL, et relit lentement. Sa parole devient loi, que nul n’est censé ignorer.

15. LE CONSEIL EST TERMINÉ. Ite missa est. Ouf ! on peut bavarder.

On vient de dire en 45 minutes ou 1 heure plus de choses qu’on n’en aurait pu dire en trois si l’on avait jacassé.

Très dure, très directive dans sa forme et ses procédures, la réunion demeure absolument non directive quant au fond, au contenu. Chacun, y compris le maître, a pu dire ce qu’il avait à dire, dans le langage qui lui convenait, sans risquer de jugement de valeur autre que celui du groupe. Si cette condition n’est pas remplie, pourquoi faire un Conseil ?

Certains, fiers du sérieux et du calme de leurs « réunions de travail », se rendent à peine compte que lesdites réunions ont perdu leur sens et leur utilité. Il est bon de s’assurer que, si les conflits ne viennent plus en Conseil, ils ne sont pas réglés ailleurs, autrement et sans contrôle possible, et que les problèmes de relation « qui ne se posent plus » n’ont pas été scotomisés. Il faut avouer que la tentation est forte : à certaines époques (cf. « Le tumulte au Conseil »), avec des petits ou des élèves d’école-caserne, les conflits occupent tout le champ du Conseil et par là même risquent de s’éterniser si la classe s’y intéresse. Il n’est point de recette magique.

Ordre du jour...

Raymond Fonvieille, dans une classe de grands (170), a signalé les inconvénients du journal mural. Au cours de la semaine, le président ou le secrétaire (désignés à la séance précédente) notent les titres et présentent en début de séance un ordre du jour cohérent. Ailleurs, le cahier de Conseil est en permanence sur un bureau et en principe l’ordre du jour s’y inscrit. Ailleurs, c’est une boîte qui recueille les titres d’interventions (171)...

Mais quand tous les enfants ne savent pas écrire ? Les grands et le maître sont avantagés. Les petits, bien sûr, peuvent faire écrire, mais ils oublient (ainsi s’éliminent en douceur bien des querelles sans importance). Peut-on vraiment parler d’ordre du jour ?

... ou tour de table (172) ?

Chacun parlera à son tour et, si l’on n’a rien à dire, on le dira, et le président ajoutera : LA VIE EST BELLE, signifiant par là que ce n’est pas après le Conseil qu’il faudra venir se plaindre ou réclamer. La présidence se complique : il s’agit d’organiser une série de débats sur les sujets qui arrivent sans crier gare.

A qui donner d’abord la parole ?

Les petits d’abord

Ils parlent mal. Ils ont du mal à écouter. S’ils ont quelque chose à dire, ou bien ils n’écouteront rien avant d’avoir parlé, ou bien ils oublieront. Souvent ce qu’ils ont à dire n’intéresse que médiocrement le groupe ; or, il importe qu’ils soient écoutés : ils parlent d’abord. Sont considérés comme « petits » ceux qui ne peuvent pas attendre, les « caractériels », les « affolés », ceux qu’on appelait les durs et qui ne revendiquent guère l’honneur de parler « en premier ». Les « petits » disent : « Je me plains de. » L’art du président consiste à éliminer les querelles, les vétilles en évitant de laisser sans recours un enfant qui parle au Conseil. Sous un langage informe se dissimule parfois un drame. C’est le moment d’être vigilant. Nous l’avons dit, un grand ou le maître peut parler à la place d’un petit ou d’un inhibé. Souvent, heureusement, n’importe quelle réponse convient : une bonne parole, une parole vide, un signe suffisent. Florent a parlé, il a été entendu, une voix a répondu. Bébé était seul, il a appelé : maman vient et sourit...

Il y a là une possibilité évidente de manipulation : combien d’adultes se laissent désarmer en douceur par un président affable... et adroit. Nous savons que les « grands » (verts, comportement 10 ans) disent : « Je critique », mais ajoutent : « Je propose » (173), sinon ils sont considérés comme petits (174). Bien sûr, les petits peuvent faire comme les grands, critiquer et proposer, mais les grands ne peuvent se plaindre sans perdre la face.

Le maître (le plus grand) parle à la fin. Il a su attendre. Il avait noté beaucoup de choses, mais il évite de reprendre ce qui s’est trouvé réglé sans son intervention. Moins il parlera, plus il sera entendu. La multiplicité de ses rôles l’oblige parfois à préciser qui parle : responsable de la production coopérative, représentant de l’Administration, des familles, de la classe correspondante, « garde des sceaux », avocat de X ou de Y, ou simple coopérateur qui, comme tout le monde, exprime des désirs, des critiques, fait des propositions, défend son intérêt, accepte de n’être qu’un homme imparfait... infiniment supérieur aux images dérisoires que l’on propose parfois comme modèle aux enfants.

d) Le secrétariat de séance

Les enfants ont compris la puissance de l’écrit (175), tout comme ce chef Nambikwara, cité par Lévi-Strauss (176), qui traçait des lignes ondulées, participant ainsi au pouvoir secret du Blanc, et nous avons signalé le pouvoir que peut détenir un secrétaire permanent (177). Puisque c’est sa voix qui, en fin de Conseil, annonce les décisions, le secrétaire est, plus ou moins consciemment, identifié à la Loi, au pouvoir. Il importe que cette voix soit celle d’un enfant, et pas toujours le même. Il est intéressant aussi que les enfants sachent lire : le pouvoir aux lettrés !

Le cahier de Conseil est la mémoire du groupe : « Ça, on l’avait décidé avant Noël ! », affirme un responsable. Il est facile de vérifier (pour peu qu’une disposition correcte favorise les recherches (178)). « Si j’ai bonne mémoire, ce n’est pas la première fois qu’une semblable mésaventure t’arrive », dit le secrétaire en feuilletant son cahier et, dans le soleil d’avril, une sombre histoire d’octobre réapparaît : c’est écrit. Les enfants, qui ont du temps une notion assez différente de la nôtre, sont ordinairement très sensibles à ce genre d’intervention.

Cette fonction de secrétariat, qui fait exister le Conseil dans le temps, assure sa durée, sa pérennité : sa puissance. Le secrétaire qui relit les décisions relie au passé et ouvre le futur : « Décisions du dernier Conseil », « Décisions prises au Conseil » (d’aujourd’hui). Il implante la Parole de tous dans le temps, dans la réalité. Attention ! Il ne s’agit plus d’un jeu, la réunion a eu des conséquences : des institutions nouvelles, des lois auxquelles tous (et le maître plus que tout autre) vont se soumettre. Aïe ! Le Conseil a fait la loi. Bavards, débiles, agités, minables, ces enfants-là et leur instituteur prétendent exister, être pris au sérieux. Le bon sens reprend ses droits : « Alerte au Désordre ! Ce n’est pas tolérable, donc ce n’est pas possible. Pédagogues, à vos postes ! » Il suffit de remarquer que le secrétaire, s’il sait un peu écrire, est bien incapable de résumer, clarifier, rédiger : si les enfants savaient écrire, que viendraient-ils faire à l’école ? La fonction ne peut donc être correctement assurée qu’après le cours moyen, justement quand les enfants quittent l’école primaire... Mais, direz-vous, le maître existe, il peut aider, dépanner, contrôler, intervenir et même, avec des petits, assurer seul cet indispensable secrétariat de séance. Vous manquez de « culture » (179) : ne savez-vous pas que, au nom de la Non-Directivité, de la Pureté et de l’Autogestion, il vous est désormais interdit d’intervenir ? Honte sur vous ! Vous risquez d’être classé parmi les « directifs ».

Laissez donc la parole aux enfants. Laissez jaser à l’infini. Pur, intemporel, le Conseil s’évanouira comme un rêve dans l’ici et maintenant, sans laisser de traces et, au bout de quelques séances, les enfants (plus sérieux en cela que les pédagogues) renonceront d’eux-mêmes à des réunions dont ils auront mesuré l’inutilité (180) : « A quoi ça sert ?... C’est du vent... Le Conseil, c’est impossible en primaire : j’ai essayé, etc. » Tout rentrera dans l’Ordre. A moins que le maître, délivré des fantasmagories non directives, ne laisse les « démocrates » à leurs interrogations, à leurs scrupules et à leurs inhibitions. A moins que le maître, capable de renoncer à ses défenses et à leurs camouflages idéologiques, et devenu authentiquement démocrate et non directif, dépassant sa peur (181), ose intervenir et donner du pouvoir à ceux qui, naturellement et institutionnellement, n’en ont pas. Existent, en maternelle, des classes coopératives où le Conseil n’a rien d’une plaisanterie (182), le secrétariat étant bien entendu assuré par la maîtresse.

e) De la fonction présidentielle (suite)

Sans doute avez-vous remarqué que, parlant du rôle du président, nous avions, tout naturellement, comme le veut la coutume, « oublié », esquivé la question essentielle : la question du pouvoir qui arrête la plupart des tentatives. Assurer la liberté de parole, c’est aussi assurer l’ordre dans la réunion et au besoin le maintenir. Problème de la discipline ? faux problème, peut-être, si nous considérons le désordre dans le groupe comme un signe, l’agitation comme le symptôme d’une anxiété due souvent elle-même à une carence de pouvoir ; mais problème tout de même que, sans espérer le résoudre, nous nous efforcerons de ne pas escamoter.

L’ordre, condition de la liberté...

Voilà qui demande au lecteur français, et plus encore au fonctionnaire habitué à l’école-caserne, un effort d’imagination ! Libérer, c’est d’abord abolir la royauté, contester le pouvoir, le bon plaisir du Maître. On sait ce qu’il en advient, tôt ou tard : le pouvoir est repris par quelque tyranneau qui prétend imposer sa volonté. Pourquoi ne pas laisser le pouvoir au président, quitte à le lui reprendre s’il en fait abus ?

Le président en question

Nous avons vu Hassan, puis Denis, disparaître de la scène et remarqué que le président se servait d’un pouvoir qui finalement n’était pas le sien. Qu’il s’identifie à ce pouvoir, qu’il en use à des fins personnelles, qu’il néglige de s’en servir ou enfreigne la loi qui le faisait exister, la réaction est prévisible, prévue, légale... La confusion passée, un autre président reprend un pouvoir intact.

Aucun problème.

Mais pourquoi le président serait-il le seul à enfreindre la loi commune, à vouloir dominer ? Le groupe est-il composé de chérubins raisonnables que seule la présidence pourrait dévoyer ? Personne ne cherche à manipuler le groupe ? Bien sûr, le président a pour lui la légalité, mais pourquoi lui interdire d’utiliser des procédés que d’autres n’hésitent pas à employer ? Il peut être utile alors de contrôler ce qui se passe.

Deux procédés discutables : le bouc émissaire...

L’agressivité diffuse du groupe est à la recherche d’un objet. Le président de séance et le maître paraissent tout désignés. Ils peuvent utiliser l’ambivalence des enfants à leur égard pour dériver cette agressivité contre des « gêneurs », et plus particulièrement contre l’imprudent qui les a mis en cause. Il s’agit évidemment d’une manipulation, d’une manoeuvre dont la valeur éducative n’apparaît pas d’emblée. On en voit les risques : peut-on se permettre d’écraser un participant sous le groupe (183) ? Il est quelquefois fort éducatif de montrer à un jeune stratège qu’il peut trouver à qui parler... La responsabilité morale du maître est ici engagée.

... et la démission provisoire

La complexité de la réunion « touffue », la rapidité des phénomènes de groupe simultanés, la régression à des stades de communication préverbaux, la réactivation aussi d’angoisses primitives peuvent provoquer chez le président un aveuglement provisoire (incapable de voir ce qui se passe, il est incapable de conduire la réunion) et une anxiété qui va être perçue par le groupe. Cette anxiété risque de provoquer des phénomènes d’agitation incontrôlables. Il paraît alors préférable d’arrêter la réunion : accepter l’échec provisoire évite parfois d’avoir à enregistrer un échec définitif.

Savoir qu’il ne s’agit pas d’une réunion publique, que les élèves demeurent en classe et qu’il est bien utile de pouvoir passer très vite à autre chose...

L’institution en question

La légitimité même du pouvoir présidentiel, donc du Conseil, peut être contestée : crise institutionnelle (184). Illégal, sans pouvoir, le Conseil disparaît... en tant que Conseil d’administration, lieu de Pouvoir (185), mais demeure... en tant que lieu où l’on peut parler ensemble. Il serait alors étonnant, si des activités sont en cours, qu’on n’ait pas bientôt à prendre des décisions. S’il tient à faire regretter le Conseil, le maître propose des solutions burlesques.

Le Conseil a bien sûr le pouvoir de se supprimer lui-même. Pourquoi faire la révolution ? Elle est permanente, et même institutionnalisée. C’est ailleurs que peut se situer la contestation.

Droit de veto et dernier mot

« Y a qu’à y mettre une grosse pierre et le f... dans la Seine. » Cette proposition de Philippe (186) débarrasserait évidemment la classe de Guy l’infernal. Elle est envisagée calmement par le groupe excédé par les inventions de Guy. Le maître, qui n’est pas un fanatique de l’autogestion, intervient : veto. Il s’agit d’un cas particulier : enfants débiles.

En milieu psychiatrique, des contestataires (apparemment ni débiles, ni malades) s’insurgent contre la dictature des médecins, dénoncent le caractère pseudo-démocratique des institutions qui ne permettent pas aux malades mentaux de choisir eux-mêmes leurs médicaments et les doses... Les responsables réagissent, justifiant ainsi les critiques émises. Il s’agit encore d’un cas particulier 187... Laissant aux démocrates en chambre le soin de critiquer les travailleurs en proie aux dits cas particuliers, aux soi-disant « philosophes » celui de généraliser et de tirer des conclusions du type : « C’est une mystification ! Vous gardez le pouvoir ! etc. », nous énonçons sans émotion : « Le maître garde le droit de veto et c’est lui qui, en cas de conflit, a le dernier mot. » Si, dans un groupe d’adultes en bonne santé, nous ne voyons guère d’inconvénient à laisser à qui veut le prendre l’indissociable ensemble « pouvoir-liberté-responsabilité », nous ne croyons pas qu’une telle attitude est concevable en tout lieu.

Il est vrai que nous ne sommes pas des spécialistes de la démocratie idéale.

La contestation à l’école primaire ?

Cette fois, nous y sommes : il ne s’agit plus de désaccord provisoire ou d’épreuve initiatique imposée par le groupe à un nouveau maître qui doit « payer son entrée » et faire preuve de courage. Le maître est globalement refusé. Il n’a plus la parole. Qu’il s’en aille, c’est un mauvais maître...

Que réclame-t-on ? Neuf fois sur dix : le retour au traditionnel. Parents et collègues sont souvent, sans le savoir, à l’origine de cette « révolution ». Pourquoi insister ? Si le maître est logique avec lui-même, il se retire : pas plus que le texte libre, on n’impose la liberté. Pourquoi défendre une institution qui donne la parole aux opposants ? La mécanique va jouer, les enfants vont remettre tout en place : l’estrade, la blouse, la baguette et le sifflet, et l’Image du Maître à laquelle ils obéiront (conditionnements antérieurs) pendant un certain temps. Tout redeviendra normal. Si, pour des raisons personnelles, la place et le personnage ne conviennent pas, le maître peut chercher ailleurs ou démissionner (combien de jeunes sans « formation » quittent pour cette raison ?). Théoriquement, la classe sans maître établit des relations directes avec l’administration, les familles, l’Etat. Ce qui est concevable au niveau de l’Université est-il imaginable dans une classe de jeunes enfants ?

Ce type de discussion, qui a passionné certains auditoires, nous paraît dénué d’intérêt.

f) Thélème ?

Nous essayons de donner aux enfants l’usage du pouvoir. Ce n’est certainement pas pour nier, au nom de la liberté, la réalité de ce pouvoir. Et c’est là que nous nous séparons de certains qui ont cru voir dans l’« éducation nouvelle », la « non-directivité » et... la « pédagogie institutionnelle » poindre l’âge d’or.

Certes, il est agréable d’imaginer une société idéale, délivrée du mal, sorte de fête où chacun, libre de s’épanouir, renonce à asservir le voisin. Du jardin d’Eden au (futur) paradis socialiste, est-ce l’imagination ou le délire qui a pris le pouvoir ? Supposer résolu le problème évite d’avoir à le résoudre. On a même réussi à faire vivre, dans un ici et maintenant limité, hors du bruit et de la fureur, quelques micro-sociétés expérimentales et, de leur observation scientifique, tiré des conclusions bien séduisantes. Est-ce parce que, confrontés chaque jour à la rareté et à la violence, nous n’avons pas l’expérience de ces milieux idylliques que nous demeurons sceptiques ? Il s’agit, semble-t-il, d’adultes et d’adolescents issus de « bons milieux » qui, à l’abri des contraintes physiques ou institutionnelles, se réunissent dans des lieux ouatés. Peut-être s’agit-il aussi d’individus hypercivilisés, surmoïques et inhibés sous des dehors parfois libertaires et libertins, chez qui la répression bien intériorisée rend indisponibles une agressivité et une sexualité normales. L’expression de quelques fantasmes peut être bénéfique et permettre des réinvestissements d’énergie intéressants. Nous croyons cependant préférable que ces pulsions agressives ou sexuelles s’extériorisent sur un mode symbolique en des lieux où les passages à l’acte sont improbables. Que l’intéressé et le groupe prennent conscience de la réalité psychique, l’acceptent et lui donnent un sens (un nouveau sens) et permettent à ces dynamismes libérés de s’investir dans de nouveaux objets ou projets, et l’énergie récupérée devient utile (188). Y a-t-il là de quoi crier au miracle ?

Ceux qui, psychanalystes ou instituteurs, utilisent l’expression libre à des fins de thérapie ne sont pas surpris. Ils savent que le mot « débloquer » a plusieurs sens, que ces réinvestissements de la libido, qui sont de nouvelles aliénations dans le travail et le langage, s’appellent aussi sublimation. Quoi de neuf ? Pourquoi ne pas parler tout bonnement d’éducation ? Sans doute parce que, pour être éducative, cette expérience de libération doit être associée à d’autres, moins agréables, où le désir se heurte à ce qui est et qui résiste : la matière ou l’« autre » (qui a, lui aussi, un désir). C’est de cette opposition entre ce que l’on désire et la réalité que naissent des conduites adaptées, c’est par là que celui qui renonce à sa toute-puissance imaginaire acquiert un pouvoir réel mais limité, etc. Est-ce bien nouveau ?

Ces expériences émerveillent surtout ceux que leur situation privilégiée a maintenus dans un état d’infantilisme, ces nourrissons prolongés que Jean Oury appelle des « pourrissons A. Disons simplement que la classe coopérative, que le Conseil où l’on s’exprime ne sont ni des Thélème ni des enfers : des lieux où plus qu’ailleurs peut-être on peut vivre et on vit.

(... / ...)

Voir la troisième partie


Notes

144. On ajoutera bientôt : « Recyclez-vous. Rien ne vous interdit de suivre (à vos frais) des stages de « conduite de réunion » à 250 F par jour. »

145. Plus « intelligents », nous pourrions les vendre, enveloppés de beau langage et de parchemins.

146. C. Freinet, 1928. Cf. E. FREINET, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Maspero éd., 1968, p. 78-84.

147. Cf. Antonio, Propos actuels sur l’éducation, Gauthier-Villars éd., 1965, notamment p. 56-70.

148. Cf. supra, p. 436, 446, 456.

149. Qui datent parfois de plusieurs siècles...

150. Nous n’avons pas (Dieu merci !) à examiner les motivations inconscientes qui poussent certains adultes à se laisser « dévorer » par des enfants ou manipuler par des adolescents... et à prendre plaisir à ces jeux. Il y a bien des façons d’« aimer les jeunes »...

151. Cf. infra, chap. 5.

152. Cf. supra, p. 446 et p. 456 (Autogestion au cours préparatoire et Tumulte à Ivry).

153. Cette fonction de « garde des sceaux » peut être assurée par un responsable élu. Elle l’est aussi, en partie, par le secrétaire.

154. Il ne sert à rien de nier que le fonctionnaire est payé par une certaine société. Qu’il agisse en petit gardien soucieux de l’intérêt de ses maîtres, en exécutant conformiste et scrupuleux, en révolutionnaire mettant en question ce qui est ou simplement en homme prenant ses responsabilités, ne change rien, sur le plan de la théorie, au fait que le maître, pour les enfants, représente la société des adultes.

155. Ainsi, après l’intervention de Pierrette Dujon, les enfants redécouvrent que les chiens ne parlent pas. (Cf. supra, p. 439.) Nous serions étonnés d’apprendre qu’un éducateur, quelles que soient ses options philosophiques, ait encouragé un inceste, un viol ou un crime crapuleux.

156. Cf. infra, chap. 5 (Mohamed).

157. Il suffit de voir comment des adultes pleins de bonne volonté conduisent des réunions pour être convaincu de la nécessité d’un apprentissage !

158. Cf. supra, p. 415.

159. Cf. supra, p. 429.

160. Robert, accusé le samedi, préside la séance du mardi. Cf. supra, p. 426.

161. Pour réveiller un groupe, il suffit parfois d’annoncer une décision invraisemblable en ponctuant d’un : a Vous êtes d’accord ?

162. Des problèmes identiques se posent avec des adultes...

163. VPI, « Le Tumulte au Conseil », p. 96-97.

164. Cf. supra, p. 448.

165. La question optimiste : « Qui trouve que la classe marche bien ? » provoquait une joyeuse animation inopportune en ce début de réunion.

166. Raccourci de : « Querelle de bambins autour d’un tas de sable » : aucune importance.

167. Bien savoir que, si cette censure du groupe est sévère, certains petits ne s’exprimeront jamais. Heureusement, le maître existe.

168. Cf. supra, p. 429-430.

169. Il suffirait de respecter « démocratiquement » l’ordre du jour ou le tour de parole prévu pour rendre improbable toute discussion réelle et noyer l’affaire. La manoeuvre est classique.

170. Cf. supra, p. 452 et s. (Exemple à ne pas suivre).

171. Le président qui n’ouvre pas la boîte avant la réunion peut avoir des surprises...

172. Sans table et sans tapis vert.

173. Il serait trop beau que les propositions soient d’emblée pertinentes : quelle importance ? C’est la démarche, l’affirmation de soi, l’orientation vers une action qui importent. De l’acceptation du nourrisson au refus du bébé, puis à l’affirmation d’un sujet qui parle dans un groupe. Du « bêe bée » oral au « non » anal et agressif, puis au « je » phallique...

174. A ce titre, combien d’adultes en situation de groupe seraient considérés comme « grands » ?

175. Cf. supra, p. 430 (Nous inscrivons).

176. Tristes tropiques, Plon éd., p. 262-263.

177. Cf. supra, p. 417. Qui, à la mort de Lénine, était secrétaire général du Parti ?

178. VPI, p. 96.

179. D’ordinaire, les instituteurs frottés de psychologie sont aussi nocifs que les mères frottées de psychanalyse...

180. Toute ressemblance avec ce qui se passe dans des réunions d’adultes manipulées par des spécialistes de la a démocratie » serait effet de pur hasard.

181. Peur de l’institution, peur instituée, institution elle-même, indispensable à la survie des systèmes d’oppression.

182. Nous avons regretté que l’émission de télévision, réalisée par le Service de la recherche, qui montrait, entre autres choses, une de ces classes, n’ait pu être programmée, comme nous l’avions espéré, le 23 juin 1970.

183. Les braves gens qui commentent classements et résultats de composition n’ont pas toujours de tels scrupules ! Ne parlons pas d’enfants au pilori : ça n’existe pas.

184. Savoir que souvent cette contestation n’est qu’apparente. A travers les enfants s’exprime l’inquiétude des parents : « Ils perdent leur temps, etc. » Il est facile de satisfaire cette (fausse) demande de retour au traditionnel sécurisant et d’attendre que la demande inverse se fasse jour.

185. Ledit pouvoir revient au maître, qui expédie les affaires courantes.

186. Cf. supra, p. 219, n. 222.

187. Dans Sa Majesté des Mouches, W. Golding imagine une histoire particulière (Livre de poche).

188. Utile à qui ? La récupération de l’énergie d’un individu par le groupe, celle du groupe par d’autres groupes extérieurs au moyen d’institutions sont des phénomènes banaux.


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