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samedi 1er janvier 2005

Déclaration(s)

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samedi 1er janvier 2011 à 18h11 - par  François Lonchampt

Bonjour.

J’ai pris connaissance de votre regroupement par des tracts distribués lors d’une des grandes manifestations contre la « réforme » des retraites. Enfin, un camarade m’a indiqué votre site, et à toutes fins utiles, je voudrai vous faire part de quelques critiques, sur ce que j’y ai trouvé. Pour me situer, je suis d’une génération qui pour se révolter, n’aurait pas pensé à mettre en avant la viabilité, la dignité, la responsabilité, la lucidité, la prudence, la frugalité, et la sagesse. Nous étions plutôt du côté de l’outrance, de la perte, de la dépense, de l’excès, de la folie, et parfois même de l’indignité, et nous en avons d’ailleurs payé les conséquences. Je ne partage pas votre admiration pour Castoriadis, qui après s’être détaché du mysticisme prolétarien de « Socialisme ou Barbarie », a finalement prédit, la disparition du chômage, des crises économiques, de la paupérisation ouvrière et des luttes de classe. Je tiens en outre l’idée de l’auto-transformation de la société comme tout-à fait irréaliste, et je pense qu’une société capable de se considérer comme étant sa propre création souffrirait d’une grave forme de schizophrénie. De même, je me défie des communautés qui obéiraient seulement aux lois qu’elles ont décidé de se donner elle-même, parmi lesquelles je compte les oligarchies qui nous gouvernent, les maffias qui terrorisent le monde, et les bandes de voyous qui terrorisent leurs voisins. D’autre part, je ne lutte pas pour l’avènement d’une société viable et décente, digne, libre et responsable seulement. Même si cet avènement est évidemment souhaitable, cet objectif trop vague aurait pu être celui du Général De Gaulle, de mon père, qui était général également, ou même n’importe quel dictateur réactionnaire dans les années 60. Il ne s’agit donc pas d’une perspective qui permette de définir les camps pour les combats à venir. J’essaye de lutter par contre pour une société socialiste où l’ensemble des moyens de production passeraient sous le contrôle effectif des collectifs de travailleurs, ce qui d’ailleurs est la condition première de la décence, de la dignité, de la liberté et de la responsabilité. Même si je n’ai pas un grand intérêt pour ce qu’il est convenu d’appeler le « mouvement social », plus par manque d’affinité pour les protagonistes que pour de réelles raisons politiques, je ne partage pas non plus vos opinions un peu péremptoires sur les conflits sociaux en général et les « révoltes actuelles », qui d’après vous mèneraient à des impasses, « sans perspectives autres qu’une régulation spasmodique d’un capitalisme déchaîné ». Il est certes intéressant de prendre en compte la dialectique entre le renouvellement du capitalisme et les luttes qui tentent de le remettre en cause. C’est sous la pression du mouvement ouvrier, effectivement, que le capital a élargi la sphère du salariat pour étendre sa domination à l’ensemble de la société, en posant ses impératifs comme immédiatement identiques à ceux de l’humanité, en intégrant dans son cycle la reproduction de la force de travail et l’ensemble des conditions de sa mise en œuvre, et en détruisant tous les rapports sociaux qui lui préexistaient pour les remplacer par des relations qui lui sont propres. Ce sont bien les luttes de classes, canalisés par les syndicats et cantonnées sur le terrain économique, donc fonctionnant à l’intérieur du système sans vraiment le remettre en cause, qui ont alimenté les cycles d’expansion formidables fondés sur la consommation populaire, l’automobile et l’équipement des ménages, en déterminant une normalisation des esprits et des comportements que l’humanité n’avais encore jamais connu. De même après 68, confronté à l’insubordination générale, aux revendications exacerbées des ouvriers et à la popularisation d’une critique sociale qui prenait ses sources jusque dans les années 20, mais aussi avec des revendications et des aspirations dont la suite allait prouver qu’il pouvait se satisfaire à bon compte, le capitalisme a démontré une capacité d’adaptation que nous n’avions aucunement soupçonnée. Et alors que nous voyions partout les prémisses d’un embrasement révolutionnaire du monde, l’ordre que nous avions seulement ébranlé est finalement démantelé par d’autres que nous, à d’autres fins. C’est que l’aspiration au changement dans ce cas, programme commun des jeunes générations rebelles, des nouvelles classes moyennes, et de tous ceux qui aspiraient à jouir et à consommer, rencontrait aussi les projets des oligarchies qui entendaient en finir avec la « société bloquée » et poursuivre la liquidation des archaïsmes entravant la modernisation de l’entreprise-France pour ouvrir de nouveaux marchés, promettant de pousser partout les feux de la société de consommation. Et ce fût toute l’ambiguïté des événements de remettre au goût du jour la révolution surréaliste, d’exalter les rêves héroïques issus de la Commune de Paris et des grandes révolutions populaires, de déchaîner une aspiration à la liberté qui n’a pas trouvé depuis lors de véritable satisfaction, mais à travers laquelle, comme le dit justement Jean-Claude Michea, « par une des ruses dont la Raison marchande est visiblement prodigue, l’abolition de tous les obstacles culturels au pouvoir sans réplique de l’Economie se trouva paradoxalement présenté comme le premier devoir de la révolution anticapitaliste ». Toutes les révolutions, en faut, ont précipité une évolution ultérieure du Capitalisme, mais ce processus n’a pu se produire que par l’étouffement des tendances révolutionnaires. Pour autant, il n’y a pas lieu de conclure à la vanité de toutes luttes, et à un tel niveau de généralité – il s’agirait de toutes les luttes, de tous les conflits qui opposent, par exemple, les exploités à leurs exploiteurs sur l’ensemble de la planète ? - il s’agit évidemment d’une absurdité. Sans aller, comme Marx ou Engels, jusqu’à à définir le socialisme simplement comme « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses », je ne pense pas qu’un mouvement révolutionnaire (suivant ma terminologie) puisse procéder seulement d’une volonté subjective et de la réalisation d’un idéal. Et s’il peut sembler hasardeux aujourd’hui de confier aux seules forces d’une classe sociale singulière la direction d’un processus qui doit aboutir à sa négation même, si la réalisation du mythe héroïque fondé il y a deux siècles et réactivé par le Manifeste n’apparaît plus comme une certitude irréfutable, si la forme religieuse de la théorie du prolétariat, enfin, « le voile mystique qui la dissimule sous les catégories de la nécessité historique et du devoir absolu », est bien devenue obsolète, comme le pensait André Prudhommeaux1, si la classe ouvrière s’est révélée infidèle à une mission historique qui sans doute l’écrasait d’une tâche surhumaine, celle-ci n’en a pas moins démontré à de nombreuses reprises qu’elle se trouvait être encore et toujours la force indispensable pour paralyser le fonctionnement de cette société et donc pour en réinventer les bases. Sur cette question des luttes et des combats de notre temps, pour conclure, je suppose que, sans le dire explicitement, vous vous référez à certains secteurs, certains pays, certains types de lutte, etc. Mais votre prétention à énoncer des vérités universelles, travers caractéristique des milieux radicaux, vous égare. De même que les situationnistes en leur temps prétendaient apporter aux ouvriers « la conscience de ce qu’ils faisaient déjà », et leur faire connaître « les vraies raisons de leurs actes et le monde dont leur révolte était porteuse », vous vous proposez d’« interpréter ces tendances partielles et dispersées vers l’autonomie dans lesquelles nous sommes tous activement impliqués, (de) les élucider et (de) les unifier en permettant à leurs acteurs d’expliciter eux-mêmes les dimensions, les contenus et les implications politiques de leur démarche. » Mais cette division des rôles s’apparente à une prétention de direction politique, la prétention même qui fondait la légitimité des avant-gardes autoproclamées, et des idéologues du mouvement ouvriers, et sous une forme quasiment sacerdotale ou chamanique, de tous les théoriciens de l’époque de la radicalité, et elle me semble aujourd’hui insoutenable, voir dépassée.

Je ne sais pas ce qui donne sens à votre vie, à votre vie à vous. Pour ma part, ce qui donne un sens à ma vie ne s’effondre nullement. Mais dans la mesure où le « nous » dont vous usez ne signifie pas « nous qui écrivons ce texte », mais sur un plan beaucoup plus ambitieux « nous les humains », ou peut-être « nous les européens », ou tout autre « nous » générique, l’affirmation me semble erronée. Cette idée de la « perte de sens » fait les choux blancs des medias, mais pour la plupart des gens que je connais, ce sont la famille, les enfants, l’amour, l’amitié, ou quelque passion privée (sport, littérature, musique, etc.) qui donnent un sens à leur vie. Pour certains c’est le militantisme, pour d’autre, qui sont souvent les mêmes, c’est un intérêt passionné pour la question sociale, pour d’autre encore, c’est la religion, une recherche, et parfois leur travail, s’ils l’ont un peu choisis. Et tout cela ne s’effondre pas, malgré les fissures. Il est possible que quelque chose s’effondre effectivement aujourd’hui, qui ait à voir avec le sens de la vie, mais ça n’a aucun caractère d’évidence, et on ne peut s’en tenir sur un tel sujet à des affirmations qui relèvent du sens commun (journalistique). Sans s’effondrer tout-à fait, ce qui peine au moins à se renouveler, ce sont les arguments et les représentations qui justifient l’ordre des choses (par exemple « la crise économique », ou « la perspective de sortie de la crise »). C’est pourquoi le personnel à gage chargé de maintenir le rideau de fumée s’empêtre dans des explications hasardeuses et peu compatibles entre elles ; et de même qu’il devient difficile de prendre quelque mesure que ce soit pour enrayer la crise sur un point précis, sans simultanément l’aggraver sur plusieurs autre, il devient de plus en plus difficile de soutenir ensemble tous les mensonges qui constituent la justification de l’ordre des choses. En conséquence, il devient plus facile que par le passé d’en percer à jours les mécanismes rhétoriques. Mais c’est une erreur, à mon avis, de transposer cet effondrement sur un plan subjectif, philosophique ou existentiel. Même si bien sûr, ceci ne va pas sans conséquence sur l’état psychique de nos concitoyens. En tout cas, ce genre d’affirmation, encore une fois trop générale, n’aurait de valeur que si elles étaient situées non seulement dans le temps mais dans l’espace. Effectivement, quand je dévisage mes contemporains dans le RER, j’ai l’impression que quelque chose se perd, qui est plutôt de l’ordre de la joie de vivre, de la spontanéité ; mais malgré les ravages de la sous-culture de consommation, je n’ai pas eu du tout la même impression dans d’autres coins de la planète, et je peine à me représenter en fait ce qui constitue le sens de la vie pour un moine bouddhiste, pour un manutentionnaire de Bombay, par exemple. Outre qu’elle est trop générale, votre affirmation dérive d’un point de vue euro-centriste, et vous universalisez indument un sentiment qui, s’il existe, ne peut ne peut être appréhendé que dans « notre » monde, en France surtout, en occident peut-être. Dans le deuxième paragraphe du même texte, l’effondrement de sens est requalifié de course dévastatrice, une course menée par une minorité régnante n’agissant que pour l’obsession de l’accumulation, de la domination et de la puissance. Il s’agirait donc de tout autre chose qu’un effondrement. Mais cette affirmation me parait tributaire d’une vision un peu démagogie des classes dirigeantes et de leurs motivations. Loin de moi l’idée de sous-estimer l’importance des bénéfices qu’on peut tirer de l’accumulation, de la domination et de la puissance, mais à s’en tenir à cet aspect, on dessine une figure rassurante, car elle a l’avantage de renvoyer l’ennemi dans le camp de l’inhumanité, et donc de nous conforter dans notre humanité à nous. C’est pourquoi elle est en vogue au PCF et dans tous les partis d’extrême-gauche. Je crois pour ma part que dans les « minorités régnantes », disons dans le groupe des individus qui peuvent prendre des décisions ayant une quelconque influence sur notre vie, s’il y a sans doute son lot de canailles et de psychopathes, il se trouve autant de gens équilibré et éventuellement agréables à fréquenter. Pour combattre l’ennemi, il importe de ne pas le sous-estimer.

En tout cas, bravo pour votre site et pour votre production.

Cordialement,

François Lonchampt

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