Essai de psychologie contemporaine (2/2)

Le nouvel âge de la personnalité
vendredi 15 avril 2011
par  LieuxCommuns

Article paru dans le recueil « La démocratie contre elle-même » de M. Gauchet, Gallimard, 2002.

Voir la première partie

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Les trois âges de la personnalité

Je proposerai, maintenant, pour rassembler et mettre en perspective ces différentes observations, un schéma d’évolution fondé sur la distinction de trois âges de la personnalité. Je ne le donne que pour une hypothèse à vocation heuristique, je tiens à le souligner. Il ne prétend pas fournir une description fine, mais une modélisation sommaire, destinée à faire ressortir quelques traits cruciaux, rien de plus.

Premier âge de la personnalité : je parlerai par commodité de personnalité traditionnelle. Plutôt que d’un type idéal, il s’agit d’une sorte de caricature durcissant le trait pour les contrastes qu’il autorise. Aussi ne l’évoquerai-je qu’au conditionnel. Cette personnalité traditionnelle correspondrait aux mondes sociaux d’avant l’individualisme. On aurait affaire là à une personnalité ordonnée par l’incorporation des normes collectives. Vous noterez que je ne dis pas intériorisation ; le terme serait tout à fait impropre, j’y reviendrai un peu plus loin. Incorporation qui se conçoit dans des sociétés à initiation, soit le processus social par lequel s’opère l’assignation symbolique à un statut, qu’il s’agisse d’un statut d’âge, d’un statut de sexe ou d’un statut de rang. On aura affaire à des personnalités à honte, pour reprendre l’expression de Ruth Benedict, personnalités à honte intimement associées à des sociétés à honneur où la pire des épreuves est de perdre la face.

Pareil cadre assure une forte identification de l’acteur individuel au point de vue de l’ensemble social, une identification ignorée de l’acteur mais symboliquement agie. Il n’y a pas de tension entre le point de vue de l’individu et le point de vue de l’ensemble social. Mais cela ne veut pas dire qu’on se trouve devant une fourmilière grouillant d’individus tous pareils. C’est exactement le contraire. Ce mode de socialisation se traduit en pratique par une très forte capacité d’indépendance individuelle, dans le cadre des normes de la sorte incorporées. Le mécanisme est facile à comprendre. Cet « individu » n’en est précisément pas un au sens où nous l’entendons pour nous, le critère de l’indépendance individuelle réside dans le droit de critique et de proposition à l’égard des normes en vigueur. Tout au rebours, l’anté-individu – l’être individuel d’avant l’individualisme – est littéralement constitué par la norme collective qu’il porte en lui. Mais il en résulte dans l’autre sens que chacun des membres de la communauté contient, à sa façon, la collectivité. De là une assurance et une solidité qui le rendent éminemment capable de se déterminer par lui-même à l’intérieur du cadre reçu. On pourrait même se demander, à propos de cette corrélation, si l’un des secrets de notre monde ne réside pas dans son inversion. Auquel cas, il faudrait conclure que plus les individus sont reconnus indépendants en droit, moins ils sont intérieurement psychiquement capables d’indépendance.

J’ajouterai un dernier trait au tableau : le monde de la personnalité traditionnelle est un monde sans inconscient en tant qu’il s’agit d’un monde où le symbolique règne de manière explicitement organisatrice. Les processus collectifs et personnels se donnent ouvertement dans l’élément symbolique. Les acteurs peuvent bien être pourvus d’un inconscient à titre personnel, là n’est pas la question. Rien qui ressemble à ce que nous appelons « inconscient » n’est isolable ou concevable, en raison de la continuité entre ce qu’est susceptible de contenir l’inconscient individuel et le réseau de significations sociales.

Deuxième âge de la personnalité : la personnalité moderne, correspondant à « l’individu classique », celui qui est dégagé, posé et célébré comme tel aux XVIIIe-XIXe siècles, disons pour sacrifier aux usages, l’individu bourgeois, en son âge d’or, disons de 1700 à 1900. Cette personnalité moderne serait à penser sous le signe du compromis. D’un côté, reconnaissance maintenue de la précédence du collectif en fait, mais à l’intérieur de cette précédence, de l’autre côté, reconnaissance de la liberté de choix en droit. On pourrait parler à ce propos d’un processus d’individualisation du collectif, d’une appropriation individuelle de la dimension collective. Il s’agit de rendre conscient et voulu ce qui relevait de la tradition, de l’ordre reçu, du symbolique insu. Ce sera l’âge d’or de la conscience et de la responsabilité. Âge d’or dont on voit comment il comporte comme contrepartie logique – laissons l’aspect historique du problème – la mise en évidence d’un inconscient où se réfugie la part symbolique qui n’a plus de place dans le fonctionnement collectif, où les règles de droit remplacent l’autorité de la coutume et des dieux. Cette part symbolique va concerner notamment tout ce qui regarde le processus de socialisation : d’où le lien entre inconscience et enfance. L’objectif est de faire passer à l’intérieur la norme collective qui se donnait de l’extérieur. Il y a véritablement, à ce titre, intériorisation de la norme, par opposition à l’incorporation de l’univers traditionnel.

Au nom de l’indépendance individuelle, il s’agit d’opérer l’appropriation consciente et volontaire de ce qui était reçu et subi, mais cela sans que soit remise en cause l’inscription dans le social. C’est ce compromis que va exemplairement exprimer la notion de devoir. Le devoir, c’est ce qui s’impose à moi comme à tous, mais qu’il me faut néanmoins individuellement vouloir en conscience. S’ouvre du même coup la possibilité d’un conflit entre les deux ordres à l’intérieur même de la personnalité – ce n’est pas le conflit qui est nouveau, c’est son intériorisation –, conflit entre ce qui est de l’ordre de l’inscription psychique de la règle sociale et ce qui est de l’ordre de l’individualité et de son désir. On va avoir affaire à une personnalité à surmoi, à culpabilité et non plus à honte, à déchirement entre conscience et inconscience. Une inconscience faite de deux choses : l’intériorisation persécutrice de la norme, au-delà de ce qu’exige la règle consciente, ou bien l’affirmation irrépressible du désir, au-delà de ce que l’individu est en mesure d’assumer face à la règle.

Nous sommes dans le monde de la responsabilité, c’est-à-dire de l’exigence de se placer en conscience au point de vue de l’ensemble. Le sommet de cette appropriation réfléchie du collectif, ce sera, naturellement, l’exercice de la citoyenneté. Sur la base de cette articulation maintenue entre inscription sociale et conscience individuelle, on conçoit que la personnalité moderne ait continué par ailleurs à manifester une forte capacité pratique d’indépendance.

Il est possible, à cet égard, de dégager une figure de transition. Elle nous est fournie par la fameuse distinction de David Riesman entre la personnalité dirigée du dedans (inner-directed) et la personnalité commandée par les autres (other-directed [1]). La personnalité qui se conduit du dedans est très exactement la personnalité dont nous venons de parler, qui tire de son identification au point de vue de l’ensemble son interprétation propre de ce qu’il convient de faire, indépendamment de l’avis des autres. En revanche, la personnalité conformiste, dominée par le souci d’être comme les autres, correspondrait à une érosion ou à une chute de cette capacité d’identification au point de vue de la norme collective, érosion entraînant une déperdition de la puissance de détermination intérieure. La personnalité conformiste nous fournirait ainsi le maillon intermédiaire sur le chemin qui conduit de la personnalité moderne à la personnalité contemporaine.

Plus de conformisme chez cette dernière, le souci extérieur du regard et de l’opinion des autres n’ayant représenté qu’un vestige transitoire de l’inscription sociale pré-donnée qui continuait d’informer la personnalité moderne. La caractéristique fondamentale de la personnalité contemporaine serait l’effacement de cette structuration par l’appartenance. L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société, le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société. Il ne l’ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s’en rendrait pas compte. Il l’ignore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus-profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité, avec ce que cela a voulu dire, millénairement durant, de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble. On conçoit dès lors en quoi ce type de personnalité est de nature à rendre problématique l’exercice de la citoyenneté. Il lui est difficile de se représenter en général la dimension du public, soit ce qui intéresse ou devrait intéresser tout le monde, abstraction faite de ce qui m’intéresse moi. On va voir sans surprise la sphère publique envahie par l’affirmation des identités privées.

Le glissement affecte, selon la même logique, le statut de la responsabilité. Il relativise aussi bien encore la signification du partage conscient/inconscient. L’existence de l’inconscient n’est aucunement niée. Il est admis, mais la soustraction qu’il opère ne représente plus un enjeu décisif aux yeux de l’acteur qui le porte : il sait qu’il est mû par un inconscient, mais cela ne lui pose aucun problème. Peu importe que l’impulsion ou la détermination viennent de la conscience ou de l’inconscient. Ce qui compte, c’est ce qui vous permet ou vous empêche d’être vous-même. Sauf qu’« être soi-même », ce n’est plus, comme à l’âge de la personnalité moderne, être au clair avec soi-même, savoir ce qui vous conduit de manière à agir avec volonté et liberté intérieure. C’est ne pas être entravé, consciemment ou inconsciemment, dans la saisie des opportunités qui se présentent au-dehors. Le modèle expressif, porté par la nouveauté technique, devient celui de la capacité de branchement ou de connexion. Ce nouvel « être-soi-même » est par là un « être-avec-les-autres » et un « être-avec-le-monde avoisinant ». Nul besoin de se posséder en conscience dès lors qu’on sait se couler, peu importe comment, dans l’univers des réseaux. D’où le déclin de la visée d’élucidation et de la valeur de vérité, comme l’observation en a été souvent faite à propos de l’évolution des psychothérapies. D’où la réorientation vers la négociation avec les symptômes et l’efficacité comportementale. L’essentiel ne se joue plus dans la relation de soi avec soi, mais dans la relation de soi avec le reste, qui s’accommode fort bien de la demi-obscurité, tout le temps que celle-ci n’est pas un obstacle. Notons au passage l’insuffisance de la catégorie d’« authenticité », cardinale, en effet, pour la modernité individualiste, mais trop variable dans son contenu pour servir de guide. Il y a plusieurs manières d’être « authentique ». Nous venons d’en voir inventer une autre.

Nouvelles pathologies

Cette ébauche de périodisation a peut-être pour vertu de rendre mieux intelligible l’émergence ou le développement de nouvelles formes de pathologie de la personnalité. J’essaierai, pour terminer, et toujours à titre d’hypothèse, d’en dresser un tableau cohérent.

D’une façon générale, il n’y a plus guère de place, dans ce modèle de la personnalité contemporaine, pour la honte ou pour la culpabilité. Nous en avons un témoignage frappant chez les gens qui s’occupent de criminels aujourd’hui. Ils sont nombreux à relever cette absence de remords ou de culpabilité chez leurs patients. Le fait signale un changement culturel de première grandeur.

D’une façon générale, toujours, le modèle rend assez bien compte de l’atténuation de la conflictualité que nous observions en commençant. Il en rend compte sans naïveté. Il ne conduit pas à conclure que les divisions ou contradictions du désir et de la personne sont en train de disparaître. Il se contente d’enregistrer le déplacement des motifs qui poussaient ces contradictions à des expressions massives et virulentes. Une chose est que le désir humain soit structurellement divisé, autre chose est qu’à un moment de l’histoire, pour des raisons tenant aux modalités instituées du rapport entre soi et soi, cette division ait pris des formes intenses et spectaculaires.

La question est de savoir maintenant, sur le versant prospectif et non plus rétrospectif, si le modèle a quelque capacité d’éclairer les déplacements de la pathologie. Car si certaines symptomatologies éprouvées, classiques, semblent quitter la scène, d’autres apparaissent. Des maladies de l’âme qu’on ne connaissait pas surgissent, déroutantes, difficiles à décrire et à saisir. Je suggérerai, sur la base du schéma d’évolution que j’ai proposé, de les regrouper selon trois directions.

je distinguerai, en premier lieu, une famille de malaises ou de troubles de l’identité. Je songe à toutes ces pathologies dites un peu vite « narcissiques », pathologies du vide intérieur dont les descriptions cliniques restent si flottantes. C’est sur ce vide qu’il convient de s’interroger. Il s’agit en réalité d’un vide actif qui naît d’une certaine expérience du temps comme expérience de détotalisation. A force de vouloir qu’il n’y ait pas de rapport entre ce que j’étais hier, ce que je suis aujourd’hui et ce que je pourrai être demain, il finit par naître une incertitude radicale sur la continuité et la consistance de soi. Car c’est dans ce temps du changement, avec le pouvoir qu’il procure vis-à-vis de soi, que j’atteste par excellence la personnalité ultra-contemporaine. J’étais cela, donc il faut que je me reprenne pour me faire autre chose, avant de devoir demain passer encore ailleurs (en commençant par me faire une nouvelle tête : l’expression élémentaire de cette autoconstitution dans la variation, c’est l’esthétique du look). Je suis moi dans la mesure où je puis me déprendre de quelque modèle ou adhésion que ce soit. Simplement, l’opération comporte un risque, aggravé par les situations où le changement n’est pas voulu et maîtrisé, mais brutalement imposé de l’extérieur. Suis-je encore quelque chose, hors de cette puissance de mobilité ? Le sentiment de n’être plus rien ni de nulle part, le vertige devant son propre vide sont le prix à payer pour une certaine manière d’exercer la propriété de soi.

Je pose à cet égard une question : la catégorie d’identification est-elle encore opératoire dans le monde où nous nous trouvons ? En d’autres termes, la notion d’identification possède-t-elle une validité anthropologique universelle, indépendamment de tout contexte social-historique ? Il y a lieu, au moins, de s’interroger. La littérature du moment évoque volontiers, par exemple, la e faiblesse des identifications » à propos des états limites, le coupable étant d’ailleurs tout désigné : le fatal père d’aujourd’hui, absent, indifférent ou inconsistant. « Faiblesse des identifications », qu’est-ce à dire ? Ne gagnerait-on pas à poser le problème tout autrement ? Pour qu’il y ait identification, il faut qu’il y ait des situations où il y a sens à s’identifier. Or ces situations ne sont pas données par la nature ; elles sont fonction d’une organisation sociale et symbolique. Pour qu’il y ait sens à l’identification, il faut qu’il y ait prévalence de modèles culturels, qu’il s’agit de s’incorporer, au sens ancien du terme, parce que ces modèles fournissent la substance même de la vie humaine, parce qu’au travers d’eux on entre en communication avec l’idéal – l’idéal en matière d’autorité, paternelle ou professorale, mais aussi bien en matière de beauté, de féminité, d’habileté, de séduction, d’intelligence ou de quelque autre facette de la condition humaine. Or c’est ce ressort qui me semble aujourd’hui atteint. Il y a « faiblesse des identifications » parce qu’il n’y a plus de sens à s’identifier. Il y a désidentification parce qu’il y a désidéalisation. Le phénomène est flagrant s’agissant des hommes politiques ou, dans un registre différent, s’agissant des vedettes de cinéma – qui ne méritent plus vraiment le nom de stars. On s’identifiait au général de Gaulle, on ne s’identifie pas à Mitterrand ou à Chirac. On s’identifiait à Ava Gardner, on ne s’identifie pas à Isabelle Huppert. Même chose pour les héros médiatiques : on ne s’identifie pas à l’abbé Pierre. Il n’est pas fait pour qu’on s’y identifie. Toute l’analyse des rôles publics serait à reprendre sous cet angle pour chercher à comprendre en quoi ils n’autorisent pas l’identification.

C’est ce qu’il y a de juste dans la notion situationniste de « spectacle » : le système médiatique nous fait assister à quelque chose à quoi il ne nous incite pas, psychiquement, à participer. On regarde, mais on ne s’implique pas. Eux, c’est eux, moi, c’est moi ! On est en présence de personnages qui ne fonctionnent pas comme des modèles. Le phénomène ne peut pas ne pas modifier la construction de l’identité des sujets. Cette construction se déroulait sur la base d’un processus où il s’agissait toujours de se mettre à la place de quelqu’un d’autre (ou d’autres). De son père, au premier chef, mais généralement, à sa suite, de tous ceux appelés au cours de votre existence à figurer la précédence des rôles que vous pouviez avoir à assumer. Se mettre à la place de tous ceux qui deviendraient au fond de vous la colonne vertébrale de votre manière d’être, avec les conflits et les angoisses qui ne manquaient pas d’en résulter – angoisse devant votre incapacité d’assumer un rôle auquel vous étiez en même temps soudé jusqu’à l’aliénation, haine pour soi dans la haine vis-à-vis de ce que vous étiez obligé de vous approprier, etc. Nous glissons hors de ce moule, me semble-t-il. Nous allons vers un monde où la construction des identités se fait sur d’autres bases, et peut-être plus négativement que positivement. Je suis frappé de l’importance que me paraissent y tenir les réflexes répulsifs et distanciateurs. Il y a lieu, en tout cas, de se poser la question. Si l’identification est toujours là, elle emprunte d’autres voies et elle travaille autrement. La situation a des avantages : les personnes ainsi constituées ne suivront pas un Führer, elles ne seront pas habitées par la passion de l’adhésion à l’autorité. Il y a quelque chose de profondément démocratique dans cette attitude de réserve ou de retrait vis-à-vis de quelque autorité ou modèle que ce soit qui habite la personnalité contemporaine. Si, avec la désidentification, l’adhésion fanatique devait quitter notre monde, aurions-nous à nous en plaindre ? Revers de la médaille, le phénomène fait aussi naître quelques doutes quant à la consistance des personnalités forgées ainsi dans le « ne pas être comme ». Ce qui est acquis, c’est que tout ce que nous croyions savoir est à remettre à plat.

Je reviens à mon tableau des nouvelles pathologies. J’ai évoqué, donc, un premier axe de transformations dans le registre des troubles de l’identité. Il me semble possible de dégager une deuxième ligne d’évolution des formations psychopathologiques, du côté du rapport à l’autre. Le malaise et le trouble évoluent ici entre deux pôles.

À un pôle, l’angoisse d’avoir perdu les autres. Elle fait le fond de certains états de panique. Elle se manifeste comme une expérience de solitude anéantissante. Une expérience qui ne menaçait guère les personnalités de l’âge traditionnel, avec la capacité de solitude que leur procurait l’incorporation de l’être-en-société. Alors que l’être de l’indépendance radicale qu’on voit émerger aujourd’hui déteste en réalité la solitude vraie. Son indépendance est inséparable d’une intense préoccupation de sociabilité. Pour exister, il faut rester branché sur les autres.

À l’autre pôle, la peur des autres. Branché, mais distant. Besoin de la présence des autres, mais dans l’éloignement d’avec les autres. Distance et défiance sont les deux mamelles de l’individualisme ultracontemporain. L’évitement est son comportement maître : qui dit conflit dit contact. Cette distance et cet évitement s’accompagnent d’une peur diffuse de l’autre. Et l’on conçoit que l’autre puisse être perçu comme une menace, en l’absence d’un mécanisme symbolique capable de régler la distance avec l’autre. Il est tantôt trop loin et tantôt trop près. Il est dangereux dès qu’il s’approche, puisqu’on ne sait à quelle place le fixer.

Cette perception de l’autre comme intrinsèquement menaçant me semble un trait typique de la mentalité hypercontemporaine. Elle hante le quotidien en plus de prendre éventuellement des formes pathologiques graves. Nous entrons dans un monde où les gens sont destinés à se supporter très mal les uns les autres. Cela se traduit par la reviviscence de phénomènes que l’on connaissait bien dans le passé, mais qui acquièrent un nouveau sens dans un contexte changé. Je pense par exemple à l’obsession de propreté. La pathologie type de la ménagère de l’âge moderne. On la retrouve aujourd’hui, avec un statut différent. Elle n’exprime plus tant une conflictualité interne qu’elle n’est fonction d’une anticipation sur le danger d’autrui. Ce qu’on redoute le plus des autres, c’est qu’ils vous infligent leur odeur – d’où la peur panique que quelque odeur incontrôlée puisse émaner de vous. Prenons à la lettre le langage de tous les jours, qui en dit long : les gens ne peuvent plus se sentir. Le souci de neutraliser l’olfaction est très révélateur de ce qu’on ressent de menace potentielle dès la simple proximité physique avec les autres. Il n’est que le signe le plus élémentaire d’une difficulté torturante à trouver la bonne manière d’être avec les autres.

Troisième et dernière ligne d’évolution des formations psychopathologiques : elle se situe sur l’axe de l’agir. Il ne s’agit pas, sur ce terrain non plus, d’invoquer une nouveauté absolue. Le passage à l’acte n’est pas une invention d’aujourd’hui. Méfions-nous toutefois des ressemblances de façade avec des phénomènes classiquement répertoriés. Le même comportement vu de l’extérieur peut revêtir une portée subjective très différente. Ce sont la signification et l’orientation de cet agir pathologique qui sont nouveaux, pas forcément les faits par lesquels il se traduit. Le grand déplacement est celui qui nous fait passer de l’acte expressif (de soi) à l’acte de rupture (avec soi). Nous pensions jusqu’alors que toutes les conduites étaient à déchiffrer comme les expressions d’une intériorité éventuellement déchirée, mais incoerciblement manifestée par ses actes, y compris (et surtout) ceux qui échappent à la maîtrise de l’individu. Tout acte doit être lu en fonction de sa ressemblance dernière à l’individu qui l’a commis. Eh bien, nous voyons arriver au premier plan des actes qui ont pour sens et pour finalité de transgresser cette logique de la ressemblance. Nous nous trouvons devant des conduites radicalement déconcertantes, parce que faites en réalité pour produire de la dissemblance avec l’individu qui en constitue le support. On n’a plus affaire à l’expression incontrôlée d’une intériorité, mais à la manifestation d’une passion de se dégager de soi, de se délier de soi ou de se détourner de soi. L’individu ultracontemporain ne fuit pas seulement les autres, tout en redoutant de les perdre, il se fuit aussi lui-même. Ce qui le rend encore bien davantage insaisissable pour lui-même que son devancier d’il y a un siècle. Celui-ci n’avait qu’un inconscient – un inconscient qui était encore lui, un autre lui-même. Alors que ce qui est susceptible de scinder le sujet de lui-même, sommes-nous amenés à découvrir, ce n’est pas seulement la poussée de l’autre de soi en soi, mais l’appel de l’autre que soi. Quelque chose d’essentiel est en train de bouger dans l’idée que nous pouvions nous former de l’inconscience constitutive de la subjectivité.


[1David Riesman, The Lonely Crowd. A Stoty of the Changing American Character, New Haven, Yale University Press, 1950 ; trad. franç. La Foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964.


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