Claude Lefort : Entretien avec l’Anti-mythe (1/2)

mercredi 6 octobre 2010
par  LieuxCommuns

Entretien paru le 19 avril 1975, dans L’Anti-mythes n°14, repris dans « Le temps présent », Belin, 2007, pp. 223 - 260

Créé à Caen, par un petit groupe d’anciens étudiants, L’Anti-Mythes s’est particulièrement intéressé à l’histoire de Socialisme ou Barbarie et a organisé des entretiens avec quelques-uns de ses membres, qui lui paraissaient avoir été différemment représentatifs de ce mouvement : Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Daniel Mothé et Henri Simon. La revue a aussi publié un entretien avec Pierre Clastres. Lefort était connu à Caen pour avoir été directeur du département de sociologie à la Faculté, de 1965 à 1971 et, au cours de l’année 1968, avoir manifesté sa sympathie à l’égard des étudiants contestataires et pris publiquement leur défense en plusieurs occasions.

[L’entretien est ici mené par P. Dumesnil]

La seconde partie de l’entretien est disponible ici


L’Anti-Mythes - Quels commentaires feriez-vous des interviews de Simon et de Castoriadis [« Pourquoi je ne suis plus marxiste », dans « Une société à la dérive », Seuil, 2005] ? Pourriez-vous préciser notamment les conditions de vos ruptures avec le groupe Socialisme ou Barbarie - en particulier, de la première - et le fonctionnement d’Informations et Liaisons Ouvrières ?

Claude Lefort - Castoriadis a fort bien dit dans quelles circonstances s’est formé Socialisme ou Barbarie. Et, tant lui-même que Simon ont donné un aperçu de son évolution qui me dispense d’en refaire l’historique. Pour éclairer mon propre rôle et mes divergences avec la majorité du groupe, à plusieurs reprises, je ferai d’abord un bref « retour aux origines ». C’est en 1942, sous l’Occupation (j’avais 18 ans et je venais de terminer mon année de philosophie à Paris) que j’ai noué de premiers contacts avec des trotskistes. Rencontre d’un dirigeant de l’une des deux principales tendances nationales - le CCI [Courant Communiste Internationaliste], considéré, je devais m’en apercevoir ultérieurement, comme la plus radicale par ses partisans et la plus sectaire par ses adversaires. Quel que soit le jugement que je porte à présent sur ce groupe, je dois lui reconnaître un mérite : il faisait ce qu’il fallait pour que ses militants acquièrent une honnête culture marxiste et une solide connaissance du mouvement ouvrier au XXe siècle. Je me suis donc mis à lire méthodiquement Marx que je connaissais un peu, surtout Lénine et Trotski et des ouvrages qui éclairaient les luttes sociales entre les deux guerres, notamment la formation du fascisme, juin 1936, la guerre d’Espagne. Je me souviens d’ailleurs fort bien de la première lecture qui emporta ma conviction : l’Histoire de la Révolution russe.

Toutefois ce n’était pas simplement au hasard d’une rencontre que je devais mon orientation politique. J’étais en 1941-1942 dans la classe de Merleau-Ponty au lycée Carnot. Il savait établir des rapports personnels avec certains de ses élèves. Un jour, à la fin de l’année scolaire, il me demanda si je m’intéressais à la politique, puis plus précisément, ce que je pensais du PC. Étonné par mes réponses, il me demanda encore si je connaissais Trotski. Je lui répondis que non et il fit cette remarque que je ne devais pas, bien sûr, oublier : « Il me semble que si vous le connaissiez, vous seriez trotskiste ». Qu’est-ce que je cherchais au juste, confusément, à cette époque ? Un marxisme qui fût fidèle à l’idée de Marx que je m’étais formée, une critique radicale de la société bourgeoise sous toutes formes, liée à l’action révolutionnaire du prolétariat, un marxisme qui rendrait manifeste l’alliance de la théorie et de la politique, un marxisme anti-autoritaire. Ce qui me répugnait dans le PC, c’était à la fois son monolithisme, son dogmatisme et sa démagogie envers la petite bourgeoisie, ses valeurs nationalistes, ou mieux, patriotardes. Ce qui me répugnait dans l’URSS (mon information était maigre mais je connaissais pas mal d’échantillons de la propagande soviétique, et j’avais lu Gide) c’était la militarisation de la société, la hiérarchie bureaucratique, l’inégalité des salaires, sans oublier la monstruosité du réalisme socialiste. Je ne saurais dire à présent quand mes « idées » s’étaient formées pour une part, sûrement, avant ma classe de philo, mais pour une autre aussi, décisive, durant cette année là, c’est-à-dire justement sous l’influence de Merleau-Ponty. Son cours de psychologie était un condensé de La Structure du comportement qu’il allait publier. Et son cours de morale faisait large place à la sociologie et au marxisme.

Il m’importe de signaler cette influence, car lorsque je devins trotskiste (en 1943), je me trouvai d’emblée dans des dispositions qui étaient loin d’être celles de mes aînés ou de mes compagnons. Pour moi, alors, la pensée de Marx devait trouver sa véritable expression dans le langage de la phénoménologie et cette dernière devait chercher en lui son fondement et sa finalité. Le déterminisme historique, tel que le professaient les trotskistes quoique sous une forme plus subtile que les staliniens, je le jugeais inacceptable. Quant au matérialisme il me paraissait une théorie sénile, qui ne résistait pas à la dialectique. Tantôt je me heurtais à des camarades trotskistes (dont l’un devait devenir l’un des principaux animateurs de Socialisme ou Barbarie, Guillaume), tantôt, le plus souvent, je me taisais, tentant de me persuader que, pratiquement, certaines divergences de caractère théorique n’étaient pas pertinentes. Pourtant, non sans réserves. Et à bon droit, car ce qui s’abritait sous la théorie, le matérialisme, le déterminisme c’était une pratique de pensée, disons le déductivisme - le rôle du prolétariat se déduit de la nature du système capitaliste, le rôle du Parti se déduit de celui du prolétariat, et les événements présents et à venir (et quels événements : la révolution qui sortira de la guerre impérialiste) se déduisent de la crise du système... Ce déductivisme je le supportais mal, mais je n’avais pas, tout de suite, compris que son pendant était la discipline de parti.

Mon premier conflit avec la direction du PCI [Parti Communiste Internationaliste : organisation trotskiste créée en 1944, affiliée à la IVe internationale] (il s’était unifié au lendemain de la guerre) fut motivé par sa stratégie à l’égard du PCF. Castoriadis l’a très bien rapporté. Les trotskistes, à mes yeux, s’enfermaient dans une contradiction qui ruinait tous nos efforts pour nous faire entendre de la classe ouvrière. A la fois, ils dénonçaient jour après jour la trahison du Parti communiste, son étroite subordination aux intérêts de la bureaucratie dirigeante en URSS, et ils appelaient à la création d’un gouvernement PC-PS-CGT. Pourquoi ? Parce qu’ils imaginaient qu’un tel gouvernement serait balayé par les masses, qui, selon l’expression consacrée, feraient l’expérience de sa complicité avec la bourgeoisie. Et pourquoi l’imaginaient-ils ? Parce qu’ils voyaient dans le PC une réincarnation de la social-démocratie et tiraient de Lénine le schéma du débordement, dans la lutte, des sociaux-traîtres. Ce que j’ai nommé le déductivisme, comme on le voit, s’alliait à une sacralisation du marxisme-léninisme qui interdisait toute tentative d’interprétation du monde présent, des forces sociales nouvelles, et vouait les militants à la répétition.

J’ai donc tenté de créer une tendance, avec un camarade qui m’avait initié au trotskisme et qui d’ailleurs me lâcha rapidement, dans des circonstances que je ne peux me priver d’évoquer brièvement, parce qu’elles donnent une idée de l’atmosphère du Parti, - à l’époque, je le rappelle, un tout petit parti. Le camarade Frank venait de revenir en France auréolé de son passé de compagnon de Trotski, après un long exil. Il nous convoqua et nous parla comme à des enfants qui méritent qu’on s’intéresse à eux, parce qu’enfin, s’ils contestent, c’est qu’ils sont vifs et promettent, mais qui doivent être ramenés à la raison. En bref, nous n’avions pas tort de nous inquiéter, de poser des questions ; d’autres l’avaient fait avant nous. Mais il fallait faire confiance au Parti, à sa longue expérience, sinon nous glisserions sur la maudite « pente savonneuse » qu’avait suivie tel ou tel renégat. Le discours d’un curé... Pour ma part, je tenais à mon projet de tendance et j’avais quelques atouts dans la main.

Dès 1943, j’avais monté, avec un camarade, Pascal (de son vrai nom Simon, philosophe mort en 1950) un groupe trotskiste clandestin dans les khâgnes d’Henri IV, puis, au lendemain de la guerre, nous avions, sous le couvert du Front national, pu rassembler un auditoire hebdomadaire d’une centaine de personnes en moyenne - presque tous des étudiants - devant qui nous commentions les événements. Enfin, nous avions créé un réseau de groupes de travail d’où sortirent quelques dizaines de militants. Pour l’époque, c’était beaucoup, une véritable action de masses. Je n’étais donc pas isolé dans le parti, je comptais sur des sympathies. Je ne sais pourtant ce que serait devenue cette tendance, si Castoriadis n’était alors arrivé en France. Je l’entendis pour la première fois dans une conférence interne, destinée à la préparation du 3e Congrès (si ma mémoire est bonne : le sujet était l’URSS). Son analyse me subjugua. J’étais peut-être gagné d’avance à ses conclusions, mais je ne me les étais jamais formulées et j’aurais été incapable de leur donner le fondement économique qu’il apportait. L’argumentation de Castoriadis me parut digne du meilleur Marx.

Bien sûr, les trotskistes ne trouvèrent là qu’hérésie. De la rencontre qui s’ensuivit date notre longue et étroite collaboration, dont le premier résultat devait être la création de Socialisme ou Barbarie avec un petit nombre de camarades. Inutile de revenir précisément sur les circonstances qui nous déterminèrent à quitter le PCI, puisqu’il vous en a parlé. Il me faut toutefois signaler un premier conflit qui nous opposa, avant la naissance de Socialisme ou Barbarie, parce qu’il me paraît témoigner d’une divergence dont les termes se sont déplacés, mais qui n’a jamais disparu. En tout cas, il me sert de repère pour fixer, sinon ma position, du moins mon attitude à l’époque, en regard du problème de l’organisation révolutionnaire. De quoi s’agissait-il ? En apparence d’une question mineure, qui portait sur les modalités de noire départ du PCI. Sur la nécessité de ce départ, nous étions tous d’accord. Après avoir cru qu’il était possible de réformer le parti, nous avions compris que le trotskisme était radicalement incapable de percevoir la nature de la bureaucratie, qu’il y avait une logique dans ses conceptions et son mode de fonctionnement, qui devait être mise à nu, et non seulement des erreurs à rectifier.

Toutefois, vint un moment où le choix devait être fait. Castoriadis et une partie de notre tendance jugeaient qu’il fallait fixer un certain délai qui permette (selon une expression également consacrée) de capitaliser notre travail, c’est-à-dire d’entraîner avec nous le plus grand nombre de militants possible, et de rédiger une plateforme, dans laquelle seraient articulés la critique de la Quatrième Internationale, les principes d’une nouvelle théorie révolutionnaire et jetés les fondements de la future organisation. En somme, il fallait quitter le trotskisme en marquant notre entrée sur la scène historique - sortir, comme on aimait dire, le drapeau en tête. J’étais, nous étions, quelques-uns, persuadés que ce délai était nocif, que loin de progresser, notre tendance ne pouvait que se corrompre à demeurer plus longtemps dans le parti ; enfin, que l’essentiel était de nous regrouper sous une forme indépendante, et que peu importait la mise en scène de la rupture. En fait, j’abandonnai le parti avec mes camarades sans plus attendre. Castoriadis et les autres n’y restèrent que peu de temps.

Par-delà ce débat sur une question tactique, se dessinait une opposition qui s’avéra de bien plus grande ampleur. Comme je l’ai écrit dans ma postface des Éléments d’une critique de la bureaucratie, le parti trotskiste m’était peu à peu apparu comme un microcosme, au sein duquel se reproduisaient les modèles de comportement, et les rapports sociaux qui caractérisaient l’organisation bureaucratique - cela sous le couvert du centralisme démocratique et en l’absence des contraintes matérielles qu’on aurait pu croire déterminantes. La « Contradiction de Trotski et le problème révolutionnaire » que je publiai dans Les Temps Modernes, fin 1948, alors que j’étais encore formellement membre du parti, fait entrevoir le chemin que j’avais suivi. Non seulement je m’attachais à montrer que Trotski n’avait pas eu de la dégénérescence stalinienne la conscience claire qu’on lui prêtait, qu’il avait pactisé avec Staline aussi tard que possible, qu’il avait fétichisé les concepts de nationalisation, collectivisation, planification, pour éviter de faire une critique des rapports de production qui aurait dévoilé la nature de classe de la bureaucratie, mais j’insistais sur la fonction que joua le Parti (right or wrong, my country, disait Trotski) dans son occultation du processus bureaucratique ; et, finalement, je décelais les germes de la bureaucratisation dans le bolchevisme. Castoriadis n’était nullement en désaccord avec cet article. D’ailleurs, il lui était redevable de son analyse des rapports de production en URSS. Mais je ne doute pas que la direction que je suivais n’était pas alors exactement la sienne (divergence dont nous n’étions peut-être pas pleinement conscients l’un et l’autre), car je visais déjà la fonction du parti révolutionnaire, comme tel, à travers la critique du bolchevisme.

La création même de Socialisme ou Barbarie n’alla pas pour moi sans problèmes. Et quoique j’y aie participé activement, elle fut l’occasion d’une brouille. Aussi bien ne trouve-t-on pas mon nom (c’est-à-dire celui de Montal qui fut un temps mon pseudonyme) au sommaire du premier numéro de la revue. Ce qui comptait essentiellement pour moi, c’était de publier un organe de réflexion, de discussion, d’information. Il me semble que le sous-titre adopté, « Organe de critique et d’orientation révolutionnaire », reflète mon point de vue. Mais je n’étais pas obnubilé par le projet de construction d’une organisation et j’étais réticent à l’égard de ce qui pouvait apparaître comme un nouveau Manifeste, une conception programmatique. Qu’on ne croie pas pour autant que j’étais contre la formation d’une nouvelle organisation. Je n’osais pas me formuler à moi-même mes doutes sur sa légitimité et il m’était encore plus interdit de les exprimer devant les autres. À l’époque, c’eût été me désigner comme un intellectuel-petit-bourgeois, étranger à l’action révolutionnaire (accusation qui ne manqua pas d’être, lancée contre moi plus tard).

Le conflit était opaque. Les uns ne voyaient dans la revue qu’un moyen pour construire l’organisation ; je ne niais pas cet objectif, mais c’est la revue qui m’importait. Je ne contestais pas davantage que la revue dût tracer une ligne d’orientation politique, mais le projet d’élaborer des thèses, qui couvrent l’ensemble des problèmes du mouvement ouvrier, me mettait mal à l’aise. J’ai déjà fait allusion aux conditions de ma formation philosophique, j’y reviens. De l’enseignement de Merleau-Ponty (et quoique je ne fusse pas du tout d’accord avec ses analyses politiques) j’avais tiré la critique de toute prétention à occuper le lieu du savoir absolu ou à tenir un discours sur la totalité. En fait, cette critique aurait dû me mener plus loin dès ce moment-là, mais je m’efforçais de la concilier avec la pensée de Marx.) Il m’importait beaucoup plus de découvrir chez Marx la dimension critique que d’en extraire une conception totale du monde, qui permît d’assimiler l’histoire du XXe siècle. Conflit opaque, disais-je ; il est vrai que les circonstances n’engendraient pas la clarté. Ainsi, je souhaitais que la revue fît place à des contributions étrangères à notre groupe ; on avait beau jeu de me répondre qu’elles n’existaient pas. De fait, nous étions seuls, ou presque, à mener de front une analyse du capitalisme et de la société bureaucratique. n’en reste pas moins que me heurtait l’aspect de la revue, qui se présentait comme un organe de parti (quoique ledit parti ne fût que virtuel).

D’où cette curieuse situation : pendant un temps j’écrivais dans Socialisme ou Barbarie et dans Les Temps Modernes ; insatisfait dans un cas d’un cadre étroit et, il faut le dire, dogmatique, là dans la position d’un étranger, toléré - grâce à la protection de Merleau-Ponty -, dont les articles (par exemple sur l’Indochine, sur Kravchenko(1) ) attiraient des mises au point de la rédaction, laquelle se voulait pourtant ouverte à tous les courants de gauche. Puis, la discussion sur le rôle des comités de lutte créa une nouvelle dissension. Le débat était déjà plus clair et il devait rebondir sous une autre forme en 1958. Nous étions tous d’accord, là encore, sur la valeur d’organes créés par des ouvriers et restant sous leur contrôle. Ils nous paraissaient, en s’opposant à l’emprise des syndicats, ébaucher un nouveau mode de lutte, à la fois anticapitaliste et anti-bureaucratique. Mais, pour ma part, j’allais jusqu’à soutenir, contre la majorité de Socialisme ou Barbarie, que même si nous disposions d’une véritable organisation, avec un programme conforme à nos idées, celle-ci ne saurait prétendre à se subordonner l’action de ces organes autonomes, que c’était leur affaire de définir leur action, leurs objectifs et de chercher auprès de l’organisation supposée des moyens (clarification théorique, informations, liaisons) pour se développer.

Il me semble que l’article dans lequel est au mieux résumée ma conception à l’époque est L’Expérience prolétarienne, 1952. Dans mon souvenir, mais je ne puis préciser les circonstances, je le publiai après une rupture de quelques mois avec Socialisme ou Barbarie - période d’ailleurs durant laquelle je continuais à participer à un travail collectif avec quelques camarades. On y voit la tentative d’ébaucher une phénoménologie du mouvement ouvrier, de rendre compte de la succession des formes d’organisation que se donna la classe ouvrière, de l’aliénation qu’elles constituèrent, au sens positif (extériorisation, objectivation) et négatif (séparation, retournement contre la classe de ses formations devenues indépendantes et tendant à se maintenir et à s’étendre à ses dépens) ; de dissiper l’abstraction de la notion de conscience de classe ; enfin, on y voit par l’enquête que j’espérais lancer (et fut vite abandonnée) que l’élaboration théorique restait pour moi suspendue à une interrogation, à un déchiffrement des rapports sociaux prolétariens qui devait impliquer les intéressés. Sous-jacente à cette analyse était l’idée que c’est de l’intérieur du prolétariat que peut prendre forme une connaissance de son histoire, de sa différenciation, de ses tâches présentes, et qu’un groupe tel que le nôtre ne saurait prétendre qu’à cristalliser ce processus de connaissance.

Petites scissions successives, donc ; écart constant que j’ai pris vis-à-vis de l’orientation dominante de Socialisme ou Barbarie, quoique je n’aie cessé jusqu’en 1958 de me sentir très attaché au groupe et à la revue, d’y jouer un rôle actif pendant les années où j’y participais, et quoiqu’en de nombreuses occasions, face à des événements massifs (politique française, Berlin-Est, déstalinisation en URSS, Pologne ou Hongrie, Algérie), nous nous soyons trouvés si proches, Castoriadis et moi, que les textes publiés, sous le nom de l’un étaient pour une bonne part le produit de l’autre. Je suis tenté d’insister sur l’écart dans le cadre de cet entretien ; dans un autre contexte, cela va de soi, je soulignerais la cohésion du groupe, qui fut effective sur des questions essentielles.

Mais dans la perspective que j’adopte, il me semble important de signaler trois événements qui contribuèrent à renforcer la rigidité de Socialisme ou Barbarie et à accentuer mon opposition. Le plus ancien est la relation nouée avec un petit mouvement américain, dissidence du trotskisme, connu d’abord sous le nom de tendance Johnson-Forest. Les deux leaders, que nous devions rencontrer en France, étaient de leur vrai nom James, l’auteur des Jacobins noirs (livre, au reste, remarquable) et R. Dunnaskaya, qui signait Rya Stone. Ils étaient, par leur propre voie, parvenus à des idées proches des nôtres, tant sur la nature de l’URSS et de la bureaucratie, que sur les conditions d’une lutte autonome des exploités. Particulièrement féconde était leur conception de la résistance quotidienne des ouvriers dans le cadre de l’entreprise industrielle. En témoigne l’étude de Romano, traduite et publiée dans les premiers numéros de Socialisme ou Barbarie. Mais reste que le dogmatisme, la systématisation mégalomaniaque de ces théoriciens, prétendant inscrire dans un hégélianisme primaire une analyse qui rendait compte et de l’histoire universelle et du détail de la vie sociale me parurent faire de leur mouvement un pôle d’attraction néfaste pour notre propre groupe. L’entente étroite de Castoriadis avec Rya Stone me donna l’impression, pour la première fois, qu’il y avait entre lui et moi, par-delà nos divergences politiques, une opposition profonde de pensée.

Le second événement, ce fut l’arrivée, dans le groupe, des camarades bordiguistes dont certains évoluèrent (l’un devait faire une critique radicale de ses positions), mais qui, dans l’ensemble, conservèrent l’empreinte du marxisme dogmatique et ne devaient connaître de plus hauts objectifs que la construction d’un bon parti révolutionnaire, dans la tradition du bolchevisme. Le plus actif, au sens militant, d’entre eux, Véga, contribua fortement à accentuer l’orientation « organisationnaliste » du groupe. Du même coup, la division entre tendances, quoiqu’il il fût étranger aux préoccupations théoriques de Castoriadis.

Le troisième événement, ce fut l’entrée dé Lyotard et de Souyri qui, eux aussi, voyaient dans le groupe l’embryon d’un parti et dans le travail théorique la préparation d’un programme. Voilà qui peut faire rire : l’image de Lyotard sanglé dans l’uniforme bolcho, se prenant pour le Trotski de Castoriadis-Lénine, lui qui maintenant joue les folles... Mais ne tombons pas dans l’anecdote.

Vous me demandiez de préciser les conditions de ma première rupture. Ma réponse n’est peut-être pas assez précise. Mais plutôt que de m’arrêter à des points de détails, je préfère restituer l’image que j’avais de Socialisme ou Barbarie. Et, dans cette intention, j’aimerais dire encore un mot sur le fonctionnement de notre groupe. Car il n’apparaît que très imparfaitement à travers la revue. En un sens, tant mieux : car, qui le contesterait aujourd’hui ? c’est la revue qui a compté, laissé des traces. Et pourtant, l’expérience du groupe est instructive, parce qu’elle révèle certains traits, à mon avis inévitables, d’un mouvement qui se croit l’embryon d’une organisation révolutionnaire. Nul de mes anciens camarades ne le contestera, je le crois, Socialisme ou Barbarie, sans perdre notion, certes, de son extrême faiblesse numérique, se définissait comme le noyau d’une direction révolutionnaire mondiale. Un noyau, bien sûr destiné à se transformer, dès lors que s’agglomérerait autour de lui une avant-garde ouvrière. Mais enfin, il allait de soi que nous incarnions potentiellement cette direction. Une direction, bien sûr, d’un genre nouveau, puisque son programme était l’autonomie de la classe ouvrière, la lutte contre la bureaucratie. Mais enfin, une direction, un organisme dont l’idéal était de concevoir les tâches du mouvement ouvrier et d’embrasser la totalité des problèmes que posait l’avènement du socialisme dans les conditions historiques présentes, et, par conséquent, dont la prétention première était de définir les traits de l’avenir prochain.

« Perspectives et tâches révolutionnaires », on connaît la formule qui ouvre le dernier chapitre des programmes soumis au Congrès dans les grands partis ; cette formule était évidemment la nôtre. Le groupe vivait sous la mise en demeure d’énoncer des thèses sur toutes choses. C’est ainsi, qu’à une première étape, Il s’enferme dans une conception tout à fait erronée : il n’y aurait plus qu’un antagonisme à l’échelle du monde, celui de l’URSS et des USA et les prémisses de la troisième guerre mondiale seraient déjà posées. Le tort n’était pas tant de formuler cette hypothèse, qui avait un certain degré de plausibilité, que de lui prêter une évidence qu’elle ne possédait pas, d’en faire une pièce nécessaire de notre théorie d’ensemble. Il ne s’agit là que d’un exemple. Ce qui est plus remarquable, c’est que la logique du groupe (reproduisant celle d’un parti) était telle que des positions devaient être affirmées coûte que coûte, s’enchaîner, former système et impliquer de la part de chacun adhésion ou refus. Certes, je caricature quelque peu, mais l’idéal n’était pas loin de la réalité. En conséquence, nous vivions sous le régime du vote, de la division majorité-minorité. Dès lors, si l’on discutait d’un problème particulier, tel ou tel ne se déterminait pas tant sous l’effet de sa conviction immédiate qu’en raison de son adhésion globale ou de son opposition à un ensemble de thèses. Ou bien, et n’est-ce pas pire, se créaient de petites coalitions conjoncturelles (qui n’impliquaient, d’ailleurs, aucune entente concertée) entre des sous-groupes que rapprochait leur commune opposition à un tiers. Même si je me trompe dans l’appréciation de certains épisodes de l’histoire du groupe, ma conviction est que le sort des discussions fut parfois lourdement hypothéqué, tant d’un côté que de l’autre, par la représentation, plus ou moins légitime, qu’on avait des rapports de force dans le groupe. Enfin, j’éprouvai souvent, pour ma part, un malaise à me sentir contraint de prendre des positions tranchées pour réfuter des thèses que je n’admettais pas, contraint à évoluer sur un terrain que je n’avais pas choisi.

Maintenant, un mot sur la scission de 1958, qui fut définitive. À mon avis, le commentaire qu’en donne Simon, avec qui j’étais lié, est largement justifié. La discussion qui la précéda n’a trouvé qu’un pâle reflet dans la revue a majorité des camarades n’a sans doute pas pensé que le coup d’Etat à froid de De Gaulle signifiait l’avènement du fascisme, mais ils ont jugé qu’il s’agissait d’un tournant historique, que partis et syndicats s’étaient effondrés, qu’il y avait un vide politique sans précédent, et c’est ) sur la.base de cette première analyse qu’ils ont cru l’heure venue de construire l’organisation dont ils rêvaient. Je pense qu’ils ont perdu, alors, la notion du réel. Le conflit a donné lieu à des accusations pénibles, portées contre les minoritaires que nous étions, qui ont bien témoigné du climat d’un parti dans lequel était venu à se complaire le groupe Socialisme ou Barbarie. Rien de solide n’unissait pourtant Castoriadis, Lyotard et Véga, par exemple, comme la suite l’a montré, sinon l’illusoire projet de l’organisation révolutionnaire. Je veux le signaler : quand deux ans plus tard Simon, quelques camarades et moi-même renoncions à poursuivre le travail d’ILO [Informations et Liaisons Ouvrières], en commun, nous ne jugions pas nécessaire de nous dénoncer mutuellement comme des petits-bourgeois opportunistes.

A.-M. - J’ai été frappé à la lecture de Socialisme ou Barbarie par la dimension ouvriériste de la revue. Cela rejoint les questions que posait Simon dans son entretien : celles du rapport des intellectuels avec les ouvriers dans le groupe.

C. L. - Aucun doute sur la dimension ouvriériste. À cet égard encore, nous nous situions dans la tradition du parti trotskiste. Notre principal souci était évidemment de nous donner une « base » ouvrière. Bien que nous n’ayons pas le moyen de la créer, on a discuté très tôt et interminablement du projet d’un journal ouvrier. En outre, une nouvelle liaison prolétarienne était aussitôt auréolée. Les propos de Mothé - au reste souvent très riches, mais parfois aussi confus et sommaires - avaient un poids excessif pour beaucoup, parce qu’il était censé « représenter » Renault. Il me semble d’ailleurs que Mothé a eu conscience du rôle qu’il était amené à jouer et que, s’il en tira avantage, il lui arriva aussi d’en être exaspéré. Le climat eut été quelque peu différent, sûrement, si nous avions eu, parmi nous, davantage d’ouvriers. Mais il est vrai, Simon touche un autre point : la nature des discussions à l’intérieur du groupe qui, par leur aspect théorique, créait un clivage entre un petit noyau, Castoriadis et moi en particulier, et les autres militants.

A.-M. - Mais les deux problèmes sont liés : on a l’impression d’une surenchère ouvriériste d’un coté, et de l’autre, d’une démarche qui ne renvoyait pas au discours que pouvait tenir ouvriers ou employés du groupe. On a l’impression que l’une cherche à masquer l’autre.

C. L. - C’est vrai. Il y a eu une contradiction permanente entre le caractère de la revue, qui était largement une revue théorique, il faut bien le dire, et la prétention à une propagande, à une action en milieu ouvrier. C’est pourquoi, comme je viens de le dire la question du journal a été posée très tôt. La revue donnait des remords. Nous avions conscience qu’elle répondait très imparfaitement à l’objectif du groupe. Chacun a affronté la contradiction à sa manière. Mais je crois que, dans l’ensemble, elle a été largement occultée, comme elle continue de l’être aujourd’hui dans d’autres groupes. On ne voulait pas s’avouer qu’il est impossible d’écrire, en faisant droit à la complication de l’histoire et à tous les détours de pensée qu’elle commande, dans une langue accessible à tous ; on ne voulait pas reconnaître que la revue n’était en fait lisible que par des intellectuels, des étudiants ou des ouvriers qui avaient fait un effort exceptionnel de formation. Remarquez bien que la contradiction est redoutable et que je ne dis nullement qu’elle peut être résolue. Quand on pense que la politique est l’affaire de tous, on ne peut que vouloir écrire pour tous : or voilà que votre discours suit nécessairement une voie qui vous éloigne du plus grand nombre. Je crois, simplement, qu’il ne faut pas se masquer cette contradiction. Les marxistes parlent à tout bout de champ de la pratique sociale, mais ils sont aveugles à la pratique qui est censée les mettre en rapport avec cette pratique sociale et qui n’est rien moins que transparente, qui implique la ségrégation d’un espace de culture.

Quelques mots à présent sur ILO. En 1958, une fraction se détache donc de Socialisme ou Barbarie, dans des conditions difficiles. Nous formons aussitôt un groupe dont l’intention est de publier dès que possible un bulletin, ILO, car nous sommes nous-mêmes très sensibles à la conjoncture, nous avons l’impression de nouvelles possibilités d’action. Le premier numéro d’ILO a dû être précédé de textes ronéotés car je vois qu’il est daté du début de 1960, et comme nous avons commencé à nous réunir tout de suite après notre départ de Socialisme ou Barbarie, nous avons vraisemblablement diffusé de courts bulletins ronéotés, auparavant. Ensuite, si mes souvenirs sont exacts, il y a eu un second numéro imprimé, substantiel. Il s’agissait donc de diffuser un bulletin de liaison, d’information, qui serait aussi peu programmatique que possible et qui, avant tout, essayerait de donner la parole à des travailleurs et de faciliter la coordination d’expériences d’entreprises, de toutes les expériences qui présentaient une tentative de lutte autonome. Cela ne veut pas dire que ILO se constitua dans le refus de la théorie. En fait, nous avons beaucoup discuté pendant deux ans, et c’est même en raison du tour qu’ont pris ces discussions que le groupe s’est dissous. Simon a alors transformé ILO en ICO (Informations et Correspondances Ouvrières), que vous connaissez bien. En ce qui me concerne le départ de Socialisme ou Barbarie m’avait libéré de toute une série de contraintes. Pour mieux dire, j’étais comme délivré d’une censure. Je ne parle pas de celle des autres, mais de la mienne propre, car, au sein de Socialisme ou Barbarie, je m’interdisais de donner forme à des pensées qui auraient fait apparaître, à mes propres yeux, ma rupture avec le marxisme et le projet « révolutionnaire » du groupe. Dans les réunions d’ILO, la liberté de discussion était entière. Personne ne se sentait mis en demeure de témoigner de sa foi militante, de formuler des perspectives qui démontrent sa confiance dans l’avenir. Pas de menace d’être accusé par quelqu’un de défaitisme ou d’abandonner la voie du communisme. L’interrogation était de droit, et nous avions en commun le désir de rompre avec la mythologie bolchevique, dont Socialisme ou Barbarie était à nos yeux, en dépit de tout ce qu’il avait apporté de neuf, un dernier rejeton.

Cependant, nous désirions et ne désirions pas la même chose. Simon avait surtout en tête de savoir et faire savoir « ce qui se passe dans les tôles ». Il collectionnait les coupures de journaux concernant des conflits, des grèves, des revendications formulées ici et là, pas seulement en France, et il cherchait à obtenir des témoignages, des échos. Un autre camarade voulait mettre sur pied une vaste étude sur le fonctionnement du capitalisme moderne : ce qui comptait avant tout, pour lui, c’était la connaissance de l’entreprise industrielle, de l’évolution technique, des mécanismes de décision, des changements survenus dans la fonction et dans les mentalités des catégories sociales - ouvriers de différents niveaux, techniciens, ingénieurs. La critique du capitalisme et l’idée de l’autogestion resteraient, pensait-il, des abstractions, tant que ce travail ne serait pas méthodiquement conduit. Ces préoccupations, je ne les partageais que partiellement.

Mon intérêt principal était autre. C’étaient les principes fondamentaux de l’action révolutionnaire, auxquels j’adhérais depuis quinze ans, que je voulais mettre en question. Et d’abord l’image même de la Révolution, Je découvrais que la critique de la bureaucratie, que j’avais en quelque sorte appliquée à l’entreprise même de Socialisme ou Barbarie, était restée en chemin. Il ne s’agissait pas seulement de s’attaquer à l’idée d’une organisation qui ait prétention à la direction du mouvement révolutionnaire, d’affirmer qu’une ou des minorités d’avant-garde devaient agir au sein des organes autonomes des masses, au sein de conseils ouvriers et ne pouvaient sans vouloir tirer à soi tout le pouvoir se cristalliser en parti. Le concept de direction, voulais-je montrer, était lié à celui de révolution, tel que nous en héritions tous de Marx. La racine de l’illusion, c’était la croyance en un point de rupture radicale entre passé et avenir, en un moment absolu (peu importe qu’on l’étale dans le temps) dans lequel se livre le sens de l’histoire. Cette image coïncidait avec celle d’une société entièrement rapportée à elle-même, dont toutes les activités renverraient simultanément les unes aux autres, se mesureraient à un dénominateur commun.

L’idée de révolution, si l’on y tenait si fort, c’est qu’elle était née, s’était développée en étayant la lutte contre l’exploitation et l’oppression. Idée d’un renversement complet de l’ordre établi, elle avait servi à mettre à nu la division radicale de classes et la figure du pouvoir d’État comme organe d’oppression. En outre, si l’on y tenait si fort, c’est que dans le passé, toute politique, toute théorie qui tendait à diluer l’objectif révolutionnaire dans la représentation d’une accumulation de réformes impliquait effectivement une dénégation de l’antagonisme social. Sous toutes ses formes, le réformisme supposait que des dysfonctionnements du capitalisme pouvaient être peu à peu éliminés, que les exploités pouvaient conquérir des avantages et des positions de pouvoir de plus en plus étendue et que le capitalisme ne saurait survivre à la longue à la poussée progressive du mouvement ouvrier dans son propre sein. Par-delà ce schéma, le réformisme s’était avéré couvrir la formation de bureaucraties politiques et syndicales, qui détenaient des positions de pouvoir et qui, loin de réduire l’opposition dominants-dominés, la démultipliaient, venaient, en quelque sorte, exercer auprès du prolétariat les fonctions d’encadrement et de régulation que la bourgeoisie ne pouvait directement exercer.

Mais la critique du réformisme, pensais-je, ne devait pas dissimuler que la réduction de la division sociale à celle de deux classes antagonistes, composant pour ainsi dire deux sociétés en une seule, dont l’une, celle des exploités, pouvait détruire l’autre et dissoudre, en elle, tous les éléments adverses, pour devenir société homogène, cette réduction impliquait une autre dénégation. On pouvait la repérer à partir de ses effets dans l’histoire. Sous le couvert de la révolution, de la dictature du prolétariat s’était instauré un État qui tendait à une concentration de tous les moyens de production, l’accaparement des moyens de production, de pouvoir et de connaissance au service d’une domination et d’une exploitation renforcées. Qu’il ne s’agisse pas là d’un fait accidentel, lié à l’immaturité des conditions révolutionnaires en URSS, il fallait l’affirmer, si l’on comprenait enfin que la représentation marxiste de la société comme espace réellement divisé et destiné à devenir réellement unifié, espace tout visible, tout intelligible (en droit au moins), cette représentation impliquait un point de vue de pouvoir - ou à mieux dire, le point de vue du pouvoir -, alors même que celui-ci n’était que virtuel. La prétention à embrasser le cours de l’histoire, à étaler le jeu de ses articulations, en référence à ce point de rupture radical dénommé révolution, et pareillement (c’est la même) la prétention à une vision globale de la société ici et maintenant, à une vision qui ramasse dans un même champ toutes les oppositions dans leurs déterminations économiques, politiques, juridiques, esthétiques, scientifiques, à la fois pratiques et langagières, qui leur assigne le même statut, cette double prétention fonde le projet de la direction révolutionnaire, celui du parti ouvrier qui a vocation à engendrer l’État totalitaire.

Si, à présent, je voulais développer cet argument, je ferais observer que l’idée moderne de l’État a été très tôt associée à celle de son abolition, et qu’il importe au plus haut point d’interroger cette articulation entre l’affirmation et la négation de l’État, toutes deux liées à l’image d’une société dont on pourrait, en quelque sorte, expliciter l’origine, dire la loi d’engendrement et de constitution.

Mais je reviens à mon point de départ ces questions que je posais à ILO. Rétrospectivement, m’apparaissait le fondement de mon opposition aux objectifs politiques de Socialisme ou Barbarie. Ma critique du concept d’organisation (comme le support d’une direction révolutionnaire) procédait d’une critique, demeurée latente, de la notion d’une société accomplie, maîtresse de son développement, cohérente avec elle-même - je dirais plus précisément : de l’idée que le social comme tel trouverait sa définition dans son mode d’organisation. J’aurais bien pu discuter interminablement avec Castoriadis sur le rôle respectif de la minorité d’avant-garde rassemblée dans un parti et des organes ouvriers autonomes ; sur le caractère ou non fatal de la bureaucratisation d’un parti.

Nous avions tous les deux partiellement raison, et partiellement tort dans le cadre d’une certaine logique. Il avait raison de dire que l’autonomie n’existe pas pleinement dans les limites d’organes d’ateliers ou d’entreprise, qu’elle doit se réaliser à l’échelle de la société entière et que ceux qui ont compris cette nécessité sont qualifiés, non seulement pour en défendre l’idée, mais pour agir par leurs propres moyens afin d’atteindre à cet objectif, que cette action suppose définition d’une ligne, décisions par le vote, discipline, etc. J’avais raison de dire que ce qui comptait, ce n’était pas la pensée dé l’autonomie, le programme de l’autonomie, le discours anti-bureaucratique, mais la pratique sociale, les rapports sociaux effectifs qui s’instituaient dans le parti - lequel, dès lors qu’il se faisait le détenteur du sens du mouvement révolutionnaire, le propriétaire de l’universel, était nécessairement conduit à subordonner la lutte des organes autonomes à sa propre stratégie -, qu’enfin il y avait une invincible tendance du parti à se consolider, à étendre sa position et, dans son sein (du fait que l’enjeu était la direction), la même invincible tendance du groupe dominant à aménager. protéger, renforcer sa propre position - cela, quelles que fussent les idées des individus.

En réalité, c’était le cadre logique qu’il fallait briser, c’était le postulat sous-jacent de la maîtrise du social qu’il fallait récuser. L’aurais-je fait, je me serais aperçu que mon attachement à l’idée d’une société de conseils n’était pas moins équivoque que celui que je dénonçais avec la critique du parti révolutionnaire. Car enfin, que voulait dire, que signifie le modèle d’une pyramide des conseils ? Ne suppose-t-il pas une hiérarchisation des responsabilités, et, admettrait-on que l’information circule de bas en haut, comme de haut en bas, et que la mobilisation collective soit telle que les volontés d’en bas se frayent un chemin jusqu’au sommet, les fonctions de l’exécutif ne recréent-elles pas sous le couvert de la sélection des compétences, ou à la faveur du pouvoir de la parole et, en dépit du principe de la révocabilité permanente des délégués, les conditions d’une division dominants-dominés ? En bref, c’est la croyance en une solution, en une formule générale d’organisation de la société que je devais dénoncer comme illusoire, en montrant que sur cette illusion s’était édifiée, s’édifiait le pouvoir de la bureaucratie et que rompre avec elle (tenter de rompre, car il s’agit d’une rupture toujours à refaire) était, en revanche, la condition fondamentale d’une lutte sur tous lés terrains, contre les formes actuelles ou potentielles de domination.

Lutte, donc, contre les couches qui monopolisent les décisions affectant le sort de la collectivité dans chaque secteur d’activité ; lutte contre l’accaparement des moyens de production et des moyens de connaissances ; lutte qui empêche la pétrification du social sous l’effet d’un pouvoir coercitif, nécessairement porté à s’accroître, à se refermer sur soi, à s’imaginer à l’origine de l’institution du social ; lutte, en ce sens, qui n’a pas à se déterminer en fonction de l’alternative réforme ou révolution, objectif partiel ou global, qui a sa justification interne, du fait que ses effets retentissent à distance du lieu où elle se développe, que son efficacité ponctuelle est en même temps symbolique, c’est-à-dire qu’elle porte atteinte au modèle établi, supposé naturel, des rapports sociaux. Que cette lutte puisse se placer sous le signe de l’autogestion dans les entreprises, j’en restais et en demeure persuadé - et de même, qu’elle doive viser, selon les conditions historiques à la création d’organes revendiquant leur autonomie, comités ou conseils. Mais il m’apparaissait que c’était se laisser prendre au piège de l’idéologie que de se représenter son aboutissement dans la réalité et de ramener le pouvoir auquel on s’oppose à quelque chose de réel, limité à un ensemble d’appareils empiriquement déterminables, effectivement destructibles.

A vrai dire, les discussions à l’intérieur de Socialisme ou Barbarie m’avaient conduit déjà au seuil de cette réflexion. La volonté de Castoriadis (il avait le singulier mérite de tirer les conséquences extrêmes de ses analyses) de dire ce que c’était que le socialisme, d’en définir le contenu m’avait contraint à me demander pourquoi je jugeais cette ambition insensée. Non, il ne suffisait pas d’en appeler à Marx, qui s’était délibérément refusé à une anticipation, dans laquelle il voyait sans doute une violence faite à sa propre conception de la praxis, une illégitime restauration du pouvoir de la représentation. L’esquisse du contenu du socialisme, fournie par Castoriadis, me révélait (non pas parce qu’elle était intrinsèquement défectueuse, le contraire plutôt : parce qu’elle témoignait d’un mode rigoureux de déduction) que concevoir le socialisme - déployer les articulations du concept - c’était s’abîmer dans une fiction rationaliste. Fiction, déjà, de supposer que les hommes pourraient décider « en connaissance de cause » des objectifs généraux de la production, pourvu qu’ils soient mis en mesure d’évaluer (grâce à « l’usine du plan ») les coûts comparés des investissements dans tous les secteurs, d’apprécier les conséquences de leurs choix et de hiérarchiser ces choix. Autant dire, en effet, qu’une fois délivré des fausses représentations et des contraintes artificielles qu’engendre le capitalisme, le « désir » se laisse rapporter au réel et se module à l’aide de la règle à calcul. Autant dire encore qu’il serait possible de projeter sur la même échelle tous les biens, tous les services sociaux.

Tant qu’on s’en tient à la comparaison des choix qui portent sur la production des automobiles privées et des transports en commun, ou bien des objets de consommation courante et des engins spatiaux, ou bien même sur le niveau de la consommation et la durée ou les normes de travail, la difficulté n’apparaît pas aussitôt. Mais en quoi le traitement des données, me demandais-je, permettrait-il de décider en toute connaissance de cause (je n’évoque pas même, ici, le problème du mécanisme de la décision) de ce qu’une société peut consacrer à l’éducation, à ses divers secteurs, à la recherche scientifique ou à l’information, alors qu’il s’agit de domaines où la part du quantifiable est réduite, de domaines qui échappent à toute détermination précise, dont on ne sait pas ce qui s’y produit, et ce qui « revient » à la collectivité de ce qu’elle a donné ? Et enfin, ce n’est pas la moindre question à poser en regard d’une société qui aurait dépassé le règne de la contrainte économique, quel consensus pourrait soutenir les instances qui, ne disons pas même autoriseraient (supposons une liberté d’expression sans restriction de principes) mais rendraient possible matériellement la publication de tel journal plutôt que de tel autre, l’édition de tel livre, la diffusion de telle peinture, telle musique, tel spectacle plutôt que d’autres... Que couvrait à mes yeux la fiction rationaliste ? Le désir d’une société « communautaire » qui, rapporté à notre société, non seulement hautement différenciée, mais hétérogène, clivée en foyers de socialisation qui commandent des expériences irréductibles les unes aux autres, devient le désir de l’homogénéité : un désir, au reste, qui - j’y ai fait allusion tout à l’heure - commence par se dissimuler qu’il doit s’exprimer dans une langue, au prix d’un travail de pensée - lequel l’inscrit à distance du grand nombre, dans le cercle des théoriciens, et le met à l’épreuve d’une certaine incommunicabilité...

Ces réflexions m’ont conduit à réinterroger l’idée de démocratie : une idée dont nous ne pouvons prendre toute la mesure qu’à en suivre le développement dans l’histoire, mais que je jugeais essentiel de délivrer de la représentation qu’avait accréditée la pratique de la démocratie bourgeoise contre quoi Marx et Lénine avaient à bon droit fait porter leurs critiques. Problème devenu central pour moi : celui d’une société qui accueille les effets de la division sociale et les effets de l’histoire, qui précisément fait droit à l’hétérogénéité du social. Problème dont l’étude devait me déporter, de plus en plus, vers une réinterprétation du politique (au sens que les classiques donnaient à ce terme et non dans l’acception moderne de la science politique) et que mon travail sur Machiavel est venu nourrir depuis 1956. Mais je ne vais pas reconstituer mon itinéraire. Je parlais d’ILO, je reviens à cette expérience.

II n’y a pas eu de véritables conflits entre nous. L’interrogation que je formulais, je la partageais avec quelques-un, Cependant, Sauvy avait un tour d’esprit trop positif pour s’intéresser à ce genre de questions ; quant à Simon, un mur s’éleva peu à peu entre nous. Difficile de rendre compte de mon impression. Je croyais dire des choses neuves et audacieuses ; il me semblait que je m’attaquais à un mythe longtemps aveuglant. D’ailleurs, cette audace je la vérifiais à observer la réticence de certains camarades jusqu’alors très proches et manifestement décontenancés par ma critique des concepts clés de Marx (nous n’étions sans doute qu’une demi-douzaine à connaître le plaisir de la destruction). Or Simon n’était ni pour ni contre. Il paraissait plutôt s’ennuyer. Le problème de la révolution, à l’entendre, il ne se l’était jamais posé, pas plus que ses « meilleurs copains », les plus actifs, justement, de sa « tôle ». A Socialisme ou Barbarie, Véga me serait tombé dessus le premier : « Si tu abandonnes l’idée de révolution, cela signifie qu’il n’y a plus rien à faire. » D’ailleurs, il ne lui en fallait pas tant pour soupçonner quelqu’un de désertion. Mais Simon, qui avait à sa manière un tempérament de militant aussi prononcé, sinon plus, que celui de Véga (en tous cas qu’il pouvait mieux satisfaire, parce qu’il travaillait dans une grosse entreprise et avait de multiples liaisons ouvrières), Simon trouvait que cela allait de soi, ce que je disais ; du moins, quand je le poussais à parler...

Mais pourquoi donc donnait-il le meilleur de son temps à une activité politique ? Le « pourquoi » était de trop. Cette activité était naturelle. Mais enfin, ne s’inscrivait-elle pas dans une tradition : l’histoire du mouvement ouvrier, le cadre des luttes, des grands conflits révolutionnaires, l’évolution des syndicats et des partis tout cela ne comptait-il pas dans le présent ? Était-il possible de ne pas vouloir penser cette histoire ? Noir et Rouge, le groupe anarchiste, ou les communistes de Conseils hollandais, dont Simon se sentait très proche, n’avaient-ils pas une conception de la révolution, de la société sans État, etc. ? Bien sûr, Simon était très averti des idées anarchistes et marxistes, et de l’histoire des luttes sociales, mais tout se passait comme s’il n’y avait là que matière à information. Nos discussions débouchaient sur le silence. Ou bien il faisait observer que nos problèmes n’étaient pas ceux des employés ou ouvriers qu’il côtoyait. L’essentiel était que les gens parlent de leur expérience dans la vie quotidienne. En un sens, il avait pleinement raison. Nous pensions tous qu’il y avait un maléfice de la théorie détachée de l’expérience, de la quotidienneté, un maléfice de la théorie fabriquée pour les masquer. Mais encore fallait-il qu’il s’agisse effectivement d’expérience et que la quotidienneté ne soit pas pure banalité. Et l’expérience n’est pas brute, elle implique toujours un élément d’interprétation, s’ouvre à la discussion. La parole dans la vie quotidienne est encore une parole qui en réfute tacitement ou explicitement une autre et sollicite une réplique.

Cependant, pour Simon tout se passait comme si la parole de l’exploité, quel qu’il soit, quoi qu’elle dise, était par essence bonne. Soit, il savait comme chacun de nous que sur la parole de l’exploité pèse de tout son poids le discours dominant, bourgeois ou bureaucratique. Mais cela n’entamait pas sa conviction. En soi, la parole de l’exploité se suffisait. Un gars, disait-il en substance, parle de ce qu’il voit, de ce qu’il sent : il n’y a qu’à l’écouter ; ou mieux, c’est ça notre raison d’être, de consigner ses propos dans notre bulletin. Je pense que ce culte de la parole brute se fondait sur la dénégation du dialogue, c’est-à-dire, en fin de compte, sur celle du rapport qu’on entretient avec celui qui parle : rapport dans lequel, bien sûr, Simon, comme chacun, existait pleinement avec son attente, ses intérêts, ses idées. Et, en outre, je voyais bien les conséquences de l’attitude de Simon au sein de notre petit groupe. Tant qu’on formulait des projets de travail, se distribuait des tâches pour la publication du bulletin, tout allait bien. Ou tant qu’on échangeait des informations ou des opinions sur les événements même s’il y avait divergences de commentaires. Mais dès qu’il y avait une discussion, des arguments qui se succédaient, des oppositions qui se manifestaient, Simon, je le crois, avait l’impression qu’une insupportable violence était faite au libre cours de la parole : comme si s’établissait soudain un rapport de domination.

Sans doute faut-il, pour comprendre cette attitude, revenir sur un point déjà abordé : la suspicion de Simon à l’égard, non pas tant des intellectuels, que de ce que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai « la parole savante ». Simon manifestait sa méfiance au plus haut degré, tantôt vis-à-vis des autres (par exemple contre moi et sans d’ailleurs, je crois, que cela affectât notre amitié), tantôt retournée contre lui-même, quand il redoutait de savoir ce que l’autre ne savait pas. Je ne juge pas légèrement cette suspicion, car elle est pour une part légitime. Il est vrai qu’il y a un pouvoir de la parole qui tend à faire d’elle une parole de pouvoir. Mais reste que le problème ne peut pas être résolu par le silence - ou cette forme de silence qui consiste à se soustraire au dialogue pour ne plus rien faire d’autre qu’écouter, ou bien que choisir des partenaires qui ne disent rien de plus que ce que l’on souhaite entendre. Ce n’est pas parce que l’on a pu observer les ravages que fait l’éloquence du théoricien auprès de ceux qui se laissent subjuguer sans comprendre, qu’on doit refuser toute relation qui témoigne d’une assymétrie entre les positions des interlocuteurs et tenir pour un signe d’agression l’usage de certains concepts, ou plus généralement d’un discours, d’un mode d’interrogation, dont la signification n’est pas immédiatement donnée. La communication, personne n’en peut fournir la juste formule. Elle est dénaturée, quand on utilise ses connaissances ou sa rhétorique comme une arme pour forcer l’adhésion de l’autre, mais elle l’est aussi, quand on croit pouvoir décider à l’avance de ce qui passe et de ce qui ne passe pas de l’un à l’autre. Incommunicable on n’est jamais sûr, mais non plus de l’incommunicable. Et si l’on prétend connaître les bornes de la communication, c’est alors, parfois, qu’on les crée, que I’incommunicabilité s’établit. Pour ma part, je sais qu’à ILO même et en d’autres occasions, j’ai établi un dialogue véritable, durable, avec des camarades qui ne parlaient pas le même langage que moi, mais qui s’abandonnaient, comme je le faisais moi-même, à l’inconnu, à l’indéterminé de la relation.

(... / ...)


Notes

1. En 1944, Victor Kravchenko, dignitaire soviétique et membre de la commission d’achat soviétique à Washington, demande l’asile politique aux Etat-Unis. En 1946, il publie en anglais : I choose freedom. En mai 1947 paraît la première édition européenne de J’ai choisi la liberté (La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique) dont le tirage va atteindre 503.000 exemplaires. En novembre 1947 Les Lettres françaises publie « Comment fut fabriqué Kravchenko ». Le 24 janvier 1949 s’ouvre devant la 17e chambre correctionnelle de la Seine, le procès retentissant qui oppose Victor Kravchenko et Les Lettres françaises auquel témoignera en particulier Marguerite Buber-Neumann.


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