Facebook : magasin des amis et désir de police totalitaire

vendredi 10 septembre 2010
par  LieuxCommuns

Article du Monde du 2 aout 2010 : http://www.lemonde.fr/idees/article...

Le nom est vraiment beau : « le livre des visages ». Il pourrait séduire les amoureux des livres et ceux pour qui le visage est le lieu où l’humanité apparaît. Ce prétendu « réseau social » est en réalité une entreprise qui a pour activité principale de vendre à des industriels des contacts clients personnalisés. Les entreprises diffusent de la publicité tous azimuts, sans savoir si ceux qui la reçoivent sont susceptibles d’acheter le produit ou le service. Il y a une dépense à perte et le coût de chaque retour positif inclut celui des échecs. D’où la demande capitalistique de pouvoir trier les cibles et ainsi rationaliser la dépense publicitaire.

Le travail de Facebook est d’organiser un immense fichage, plus efficace que dans les pays pourvus de police politique : l’internaute (c’est-à-dire le futur client) est invité à fabriquer sa fiche lui-même. Le prétexte est très habile : plus l’internaute inscrit à Facebook donne de détails sur ses goûts, ses activités, ses préférences, plus il trouvera aisément des « amis ». Un magasin des amis, voilà l’accroche. Cet hameçon fonctionne, donnant ainsi une idée de l’effondrement des relations sociales directes et vivantes. Il y a toujours eu des réseaux : familiaux, scolaires, de quartier, professionnels, politiques, sportifs, religieux, associatifs. Mais ils s’appuyaient sur des relations réelles dans lesquelles les personnes se rencontraient. Sur Facebook, tout est virtuel. Personne ne sait qui est véritablement qui. Aucune vérification n’est possible. Les inconnus réciproques le restent et la rencontre est un risque dont on peut supposer qu’il est rarement pris.

Facebook est donc une sociabilité factice, facile et fictive, qui remplace avantageusement, croit-on, la sociabilité réelle, compliquée, prenante. Voulez-vous des amis ? Venez les acheter dans le plus grand magasin des amis au monde, contre presque rien, des morceaux de votre propre vie privée et un peu de temps.

Facebook est un vaste filet où nagent, inconscients d’être des proies, des millions d’internautes en quête d’amitié électronique (500 millions de « membres actifs » au 24 juillet selon l’entreprise). Le désir d’ami, renforcé par une solitude elle-même accrue précisément par le temps passé devant les écrans, pousse à compléter loyalement les fiches de renseignement (sinon vos « amis » attrapés par des informations fausses risquent de vous retirer leur confiance). Donc des centaines de millions de fiches, écrites par des personnes en attente de lien social. L’entreprise peut alors vendre ces renseignements, qui représentent des contacts clients et du temps de cerveau disponible, aux publicitaires.

DIMINUER ENCORE LES POSSIBILITÉS D’AMÉLIORER LE MONDE RÉEL

Facebook signale un événement psycho-politique considérable : la substitution d’une police techno-capitalistique quasi-volontaire à la police politique totalitaire subie. Le contrôle social est assuré par le traitement de l’amitié comme une marchandise immatérielle permettant de faire circuler les autres marchandises matérielles. Au fichage volé, au viol furtif de la vie privée, succède un viol consenti, pire, opéré par soi-même.

Tout le monde aurait voulu collaborer à la STASI. De même qu’il y a eu et qu’il y a encore un sourd désir de revenir de déportation, il y a toujours un sourd désir de totalitarisme soviétiforme. Chacun veut regarder dans le hublot de la chambre à gaz, chacun veut contempler, bien installé dans un mirador, l’agonie lente du travail forcé, chacun veut voir par le trou de la serrure la vie des autres. Mais sans la violence. Facebook est la répétition – mais à une échelle plus grande – de l’opération Loft Story, cette micro machine scopique totalitaire. Facebook c’est ça : le totalitarisme transformé en jeu de société.

Parce que la nationalité est aussi inscrite dans ces structures mentales, l’appartenance politique peut être menacée par Facebook que l’entreprise n’hésite pas à qualifier comiquement de « troisième Etat du monde » derrière la Chine et l’Inde. Ce qui suggère une fatigue à l’égard de l’Etat et de la nation, des crimes commis en leur nom, et le rêve d’être lié mais à une chose plus souple, plus malléable, un corps maternel fusionnel, débrutalisé, un corps mystique sans divinité. Facebook est un christianisme sans dieu, sans chair, sans obligations : la croix, sa folie, sa douleur, sont remplacées par le réseau et la prière par la communication.

Si je n’appartiens à aucune communauté sinon celle de ceux qui ne cherchent qu’à communiquer, peut-être puis-je rêver d’une communion pure, hors-sol, sans corps, sans violence, sans guerre, sans religion, débarrassée de ma vie réelle, et où je serais auteur de ma propre vie bien qu’en images et en mensonges – lesquels ne sont pas absents de la vie réelle. Facebook est une cité virtuelle où l’on se distrait de la vie réelle, effrayante et dure, lourde d’histoire, en lui substituant la vie rêvée des anges, aux biographies inventées, une vie technologique totalement illusoire, qui a pour conséquence d’isoler davantage ceux qui croient être plus liés que les autres et de diminuer encore les possibilités d’améliorer le monde réel.

Jean-Jacques Delfour, professeur de philosophie


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