En Palestine plus qu’ailleurs s’appesantit le crépuscule du XXe siècle

samedi 14 août 2010
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette « Le crépuscule du XXe siècle », n°13, mars 2005

Engagés depuis plus de cent ans, les événements de Palestine ont peu à peu déployé les caractéristiques d’une tragédie antique. La nature irrépressible du désastre se pressent à mille détails, mais rien ne semble pouvoir modifier le cours des choses. Même les répits semblent renforcer l’étape suivante de la dégradation. Cette affaire concentre certains des aspects les plus sombres et les plus décevants de l’histoire du XXe siècle. Elle est, en toute logique, le point de cristallisation et de révélation de tendances régressives qui l’ont durablement emporté dans une infinité de lieux et de domaines depuis plusieurs décennies.

I. Israël, État-nation paradoxal et authentique

Le sionisme est un projet d’État-nation, cette forme historique si mal comprise des révolutionnaires autoproclamés depuis plus de deux siècles. L’aveuglement sur elle est d’autant plus curieux qu’elle a finalement façonné plus que toute autre le devenir du monde, au point de constituer, de la Révolution française jusque vers la fin du XXe siècle, le langage fondamental de l’histoire institutionnelle.

Dans la mesure où il n’avait pas à composer avec le poids d’une existence passée, le sionisme a mis sur pied un État-nation d’un degré de “pureté” rare [1], point commun fondamental avec les États-Unis. Le destin d’un tel mouvement aspirant à créer un État qui n’existait nulle part et dont les racines historiques étaient, malgré toutes les acrobaties de propagande, chancelantes, est sans doute unique (une implantation coloniale organisée par un État, britannique, préexistait à la proclamation d’indépendance des États-Unis). La nation d’Israël ne possédait au départ ni État, ni langue, ni territoire. Le territoire a été accaparé par infiltration puis par conquête militaire, la langue recréée à partir d’un support liturgique antique, et l’État constitué en dernier lieu, à partir des structures de la colonisation-infiltration et des milices d’autodéfense. Le projet sioniste a en partie créé les conditions de sa réalisation, tout en mettant à profit des évènements encore plus terribles que ceux qu’il redoutait. Diverses alliances changeantes lui ont permis d’aboutir, d’abord avec l’impérialisme britannique classique, dont il s’est présenté comme un avant-poste utile, puis de façon transitoire en 1947-1948 avec l’Union soviétique (pour s’armer dans le conflit décisif où l’État d’Israël est fondé), ensuite avec l’État français et l’État britannique dans l’affaire de Suez en 1956 ou dans d’autres opérations de plus longue haleine [2], et enfin comme fidèle supplétif de la puissance américaine au Proche-Orient, après 1967.

L’émigration juive pour la Palestine a débuté peu avant les premiers pogromes de Russie, et le mouvement sioniste a ensuite systématisé cette orientation comme seule perspective pour échapper à l’hostilité dont les juifs étaient partout l’objet, y compris dans cette France “démocratique” de la IIIe République, qui avait commis l’affaire Dreyfus. Cette anticipation sur un cours historique plus sinistre que toutes les prédictions des prophètes de malheur est le grand ressort de sa réussite : à chaque épreuve, le projet sioniste s’est trouvé en position de recours, élargissant ainsi les bases de sa reproduction. De 60.000 colons vers 1920, on est passé à 600.000 immigrants vers 1947, et à 5.000.000 d’habitants juifs aujourd’hui. C’est donc l’histoire d’une invasion réussie.

Avec le recul, le plus frappant est de constater à quel point les voies idéologiques ou subjectives adoptées ont été secondaires : le travaillisme hégémonique du yishouv des années 1920 et 1930 n’a nullement entravé le développement du sentiment national, au contraire. La certitude de se trouver seul au monde, constitutif de tout sentiment national achevé, ainsi que la sanctification du groupe national en une idolâtrie narcissique, a reçu son baptême définitif avec le judéocide des années 1941-1945. Les rares survivants des camps situés en Pologne l’ont dit avec une simplicité et un laconisme infiniment émouvants. Les juifs furent les plus solitaires au monde dans ces années-là : les quelques fugitifs d’un camp tel qu’Auschwitz, durent se méfier autant d’une population polonaise définitivement hostile que de la soldatesque qui les traquait. Les sionistes “révisionnistes” de Jabotinski (la droite du mouvement sioniste) ont moins contribué à la colonisation de la Palestine que ceux qui prônaient officiellement la fraternité entre les peuples et pratiquaient la dénégation de l’antagonisme avec les autochtones arabes. Comment ne pas voir là l’effet, sinon d’une immense nécessité historique, du moins d’une poussée qui a peu d’équivalent ?

II. Sionisme et naufrage de l’histoire moderne

Les visions du monde les plus diverses ont donc alimenté la constitution de cette nation, qui ne pouvait s’établir qu’en éjectant les habitants de Palestine. Malgré toutes les affirmations lénifiantes, le projet sioniste est en effet, dès le départ, un projet d’expropriation de la population locale. Même les déclarations officielles d’un Herzl sont battues en brèche par ses considérations officieuses [3]. L’incompatibilité objective des intérêts propres aux populations juives et arabes en Palestine ne s’est jamais démentie. Cette opposition insoluble n’a fait que s’approfondir au fil des décennies. Israël assume certains traits d’une colonie de peuplement, mais dépourvue de métropole. Le comportement des colons en Cisjordanie et à Gaza, véritable fuite en avant, exprime une dimension fondamentale de la nature du projet sioniste, qui s’est aggravée après 1967, et qui pourrait prévaloir.

Le rejet des juifs à la mer demeure symétriquement l’objectif fondamental des Arabes de Palestine, qui s’estiment spoliés par une entreprise de colonisation telle que cela se pratiquait au XIXe siècle [4]. Il est absolument exact, quant au fond, que les Palestiniens font les frais du problème des Européens avec les juifs, qu’ils en sont tout à fait conscients et qu’ils ne l’accepteront jamais. Cela devrait d’ailleurs inciter les Européens à se montrer un peu plus mesurés dans leurs jugements sur la politique des États-Unis dans cette partie du monde : si ces derniers peuvent sans doute se reprocher d’avoir refusé de nombreux immigrants juifs dans les années 1930, ils n’ont, dans leur placard, rien qui approche le spectre des persécutions antisémites, des lois “aryennes”, de la liquidation des juifs d’Europe centrale et orientale, etc.

Pour les Arabes de tout le Proche-Orient, et sans doute les musulmans du monde entier, la caractéristique géopolitique de la situation est devenue un lieu commun. Elle repose sur une analogie formelle et tardive [5] avec les croisades. Tant qu’il n’existera pas de puissance syro-égyptienne unifiée (ou au moins d’un Croissant fertile unifié, capable de s’adjoindre l’Égypte), Israël sera invulnérable et constituera une tête de pont géopolitique de l’Occident dans cette région. Mais dès que cette unification se dessinera, la survie de ce qu’ils persistent à qualifier d’“entité sioniste” sera frappée d’une adversité inexorable [6]. Israël se trouve confronté aux conséquences d’un malentendu qui perdure : les sionistes considéraient n’avoir à s’occuper que des Palestiniens, supposés peu nombreux, et ils doivent, indirectement, affronter l’ensemble du monde arabe et même musulman (depuis 1982, année de l’intervention au Liban). Bien que cette aire demeure divisée, et que ses dirigeants soient d’une veulerie et d’une fourberie séculaires, l’ampleur de cette hostilité pèse infiniment lourd, à la longue. Les politiques constantes d’intervention israélienne visant à diviser, voire à fragmenter, les États voisins sont tout à fait rationnelles dans cette perspective. L’intégration d’Israël à la région est une utopie particulièrement irréaliste, mais intéressée. Les phrases sur la coexistence des deux peuples sur la terre de Palestine demeurent de la propagande superficielle : deux sociétés incompatibles sont en présence, alors qu’elles veulent une même terre. L’antagonisme, malgré les discours les plus variés sur le sujet, ne dépend ni de la “nature” de l’État (comme s’il pouvait en exister plusieurs !), ni du type des classes sociales en présence. Il repose sur le rejet mutuel de populations concrètes. Cette impasse condense précisément le caractère infiniment décevant de l’histoire du XXe siècle. La puissance émancipatrice du sionisme s’est confirmée avec éclat, mais il a fallu constater, conformément à la nature de toutes les formes de nationalisme, que l’émancipation n’est pas destinée à tout le monde : celle des uns s’effectue au détriment des autres.

Aucune autre région du monde ne présente autant de traits confortant une analyse d’un choc culturel en termes “civilisationnels”, au sens de Huntington. Ce sont les franges extrémistes qui sont les moteurs de la situation, et qui finissent par en déterminer le cours, quelles que soient leurs forces initiales. Tant qu’aucun événement majeur ne vient bouleverser le cadre de cet affrontement, l’horizon en est la liquidation ou le départ d’un des deux camps, à moins d’un épuisement symétrique, qui serait peut-être la moins barbare des issues, à cette restriction près que les conflits interminables et indécis sont propices au surgissement d’atrocités nouvelles. Où se situe le point d’épuisement de chacune des parties ? La réponse à cette question déterminera l’avenir de la région. Et il ne peut s’élucider que dans l’épreuve matérielle d’une guerre effective, expérimentant des dimensions inédites. Le contre-poids à l’épuisement de chaque camp, c’est évidemment la recherche de soutiens extérieurs toujours plus nombreux. Car chaque partie considère comme absolument insupportable l’éventualité d’une défaite. A chaque fois que l’une d’elles sera sur le point de s’effondrer, on assistera à l’élargissement du cercle des forces intervenantes, même si les dirigeants arabes se moquent au fond du sort des Palestiniens...

La propension de la situation à dégénérer est donc considérable. La crainte d’une extension infernale de cet abcès compte beaucoup dans la méfiance manifestée à l’égard d’Israël par l’Union européenne, qui aspire à devenir une sorte de grosse Suisse replète : une abdication et une capitulation des juifs de Palestine apporteraient tant de tranquillité apparente...

Les adversaires ne se font d’ailleurs guère d’illusions. Comme il n’existe pas de puissance régionale musulmane susceptible de réfréner la population palestinienne en contrepartie d’une modération israélienne, les États-Unis se trouvent contraints de jouer les deux rôles à la fois, ce qui représente un tour de force improbable. Le sort d’Israël, aujourd’hui suspendu à l’alliance américaine, dépend étroitement des intérêts de cette puissance dans la région. Tant qu’il y aura du pétrole, condition planétaire au fonctionnement de la société dite de consommation, Israël constituera un allié précieux, un ultime recours, pour maintenir le Proche-Orient sous tutelle. Mais ensuite ? Le délai n’est sans doute que de trente à cinquante ans. Si Israël devait être alors abandonné à son sort, on retrouverait curieusement le même arc de temps (un siècle environ) que pour la période victorieuse des croisades.

C’est en tout cas à cette échéance que se posera la question de la survie d’Israël. Si les Palestiniens n’ont pas été radicalement chassés, au terme d’une épuration ethnique ouverte ou déguisée, le rapport de force démographique sur la terre de Palestine finira par tourner au détriment des juifs. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’une épuration ethnique réalisée entre la Méditerranée et le Jourdain suffirait. Quelques millions de personnes peuvent-elles tenir indéfiniment face à la centaine de millions d’Arabes qui les entourent déjà et qui se multiplient rapidement ?

Où pourraient aller les juifs de Palestine ? Retourneraient-ils dans les pays qu’ils ont quittés ou fuis ? Où se réfugie raient ceux qui ont émigré des pays arabes ? Sans parler des Falashas d’Éthiopie et autres survivances d’un passé lointain et exotique... Ceux qui considèrent qu’il s’agit de colons rattachables aux États-Unis, et qui devront y retourner, utilisent sélectivement certains éléments colonialistes de la situation, mais oublient que ces gens ne venaient pas, pour leur très grande majorité, d’Amérique, et qu’il ne s’agit pas d’un impérialisme colonial.

Le démantèlement de l’État d’Israël serait très probablement synonyme d’un nouveau génocide, encore plus radical que celui qui s’est produit en Europe entre 1941 et 1945. La liquidation de masse des juifs, au moins en Palestine (dans le reste du “monde arabe”, ils sont partis, tout comme les chrétiens sont en train de le déserter, à l’exception pour le moment du Liban et de l’Egypte), est programmée dans les arrière-pensées de tous les dirigeants arabes, et recevrait l’aval indifférent ou enthousiaste de tous leurs collègues musulmans de par le monde. Certains l’expriment sans retenue en affectant de se réjouir que les juifs se concentrent en Palestine, leur extermination n’en devenant que plus “aisée”. L’hostilité diffuse mais de plus en plus agressive dont les juifs font l’objet en France depuis quelques années, à l’instigation d’une frange arabo-musulmane déterminée, s’inscrit dans une telle perception exterminationniste. À quoi rimerait, sinon, la culture d’hostilité aiguë envers les juifs de France, puisqu’elle ne peut que provoquer de nouvelles migrations vers Israël ? Cette liquidation d’Israël s’accompagnerait, au mieux, et comme souvent dans le monde musulman, de conversions forcées, ce qui correspondrait probablement à une solution pire encore que l’extermination, car les survivants seraient inévitablement déportés et relégués dans les régions les plus désolées, cantonnés dans ce statut de quasi-esclave dont le monde musulman rechigne incroyablement à se débarrasser.

Cette disposition se maintiendra au fil du temps, car elle est la bouée de sauvetage de tous les oligarques musulmans, qui bafouent jour après jour les populations qu’ils dominent. Le point le plus tragique de la situation, c’est que les reculs ou les échecs du panarabisme ont régulièrement profité depuis trente-cinq ans aux fondamentalistes, pour qui les juifs sont des êtres inférieurs par essence. Ils incarnent par excellence ces “dhimmis” qui ont oublié de rester des “dhimmis”. Un immense continent de haine s’est peu à peu formé, ou plus exactement a réémergé. Cette haine est le sanctuaire de la mémoire du monde arabe, incapable depuis plus de huit cents ans de constituer des ensembles politiques importants. Le retour de la thématique du califat avec les islamistes ressuscite et condense un imaginaire impérialiste archaïque. Cette nostalgie d’un empire s’étendant au moins de l’Espagne reconquise aux confins de l’Asie centrale et d’un monde indien à nouveau soumis, est un point de repli non négociable pour la culture islamique. Plus elle s’actualisera, plus elle suscitera des vocations meurtrières.

Israël semble condamné à aggraver cette mécanique, au fur et à mesure des succès rencontrés : son existence sert de prétexte commode pour excuser, à tous les niveaux, les manquements et les faillites des sociétés arabo-musulmanes du Proche-Orient, alors que ces échecs ont commencé bien avant la fondation de l’État d’Israël.

La lutte que se livrent les juifs et les Arabes de Palestine n’est donc pas de celles qui, à défaut de trouver une solution effective, peuvent s’assoupir longtemps. Les méthodes employées aujourd’hui des deux côtés, attentats suicides et exécutions “ciblées” (avec dégâts “collatéraux”), sont parfaitement légitimes et le resteront. Il s’agit là des prémisses dissymétriques de l’affrontement aggravé qui pourrait se déchaîner un jour. Dans ce type de conflit, il n’y a pas de limite endogène à l’escalade. Aucune solution générale, définitive, n’est réaliste. Seules des mesures provisoires, qui durent autant que faire se peut, présentent quelque chance d’amoindrir l’ampleur du conflit ou de retarder la conclusion, en espérant que d’autres problèmes sociaux-historiques feront passer au second plan les différends aujourd’hui les plus passionnés.

Les Palestiniens en sont aujourd’hui parvenus à une guérilla d’usure, qui s’avère plus coûteuse, en termes humains surtout, mais aussi économiques, que tout ce qu’Israël a pu connaître après 1948. Le seul élément de modération tient à l’imbrication géographique relative qui, sans mêler les populations, les enferme néanmoins dans une zone restreinte, ce qui constitue un frein au terrorisme de masse (nucléaire ou chimique) qui plane évidemment sur la région.

Le caractère dégénérescent du conflit se mesure au type de dirigeants que les deux nations en présence ont fini par se choisir : Arafat, Sharon, les dirigeants du Hamas, etc., sont des assassins. Ils ont bâti leur réputation et leur destin sur cette caractéristique. On retrouve là encore l’un des grands traits de ce qui a façonné le XXe siècle, où ce sont principalement des bouchers qui ont fait l’histoire.

III.L’anti-impérialisme des imbéciles

Face à ce sinistre tableau, concentré du naufrage de l’histoire du XXe siècle, il n’est pas étonnant que s’affirment les échappatoires les plus étranges. Les évènements de Palestine sont l’un des héritages les plus caractéristiques du XXe siècle : le mouvement ouvrier qui en représentait l’élan majeur végète désormais, après avoir succombé aux efforts conjugués de la social-démocratie, du nazisme et du stalinisme. Il n’est plus capable, même à travers la récupération de sa protestation et de ses révoltes, d’influencer et encore moins de polariser le champ politique et diplomatique [7]. Tout au plus peut-il fournir des protestations défensives, vitales, mais précaires et limitées.

Quand on ne veut pas regarder la réalité en face, le meilleur moyen est de “trouver des responsables”. La réapparition d’un antisémitisme, c’est-à-dire d’un antijudaïsme, d’extrême gauche est conforme au pourrissement de la situation.

La démarche de “l’armée rouge japonaise”, le Sekigun, dont plusieurs membres participèrent aux actions terroristes des Palestiniens dans les années 1970, a préfiguré cette tentation. Le cinéaste Masao Matsuda, un des inspirateurs de ce groupe marxiste-léniniste, n’a jamais renié ses convictions. Il s’en est expliqué, il y a quelques années encore, au Japon : Israël serait “le fer de lance du capitalisme mondial” et c’est à ses frontières que se situeraient les barrières qui font “tenir le capitalisme”. La lutte contre cet avant-poste deviendrait en soi le plus haut point de résistance au “capitalisme”. Son émule Shigenobu Fusako, qui dirigeait le groupe du Sekigun exilé au Proche-Orient, a rêvé de conduire la révolution mondiale à travers la cause palestinienne et parrainé, entre autres opérations, le massacre de l’aéroport de Lod. Le socialisme des imbéciles peut ainsi se représenter sous les habits neufs d’une forme tout aussi demeurée d’anti-impérialisme, ce poncif des idéologies de gauche, vaincues, laminées, par leurs propres faiblesses. Il est d’autant plus utile qu’aucune variante de cette gauche n’est capable de définir un terrain d’opposition sociale sérieuse dans les métropoles.

Le schéma d’hostilité à Israël est rarement poussé jusqu’à cette caricature, mais la dérive du Sekigun, malgré son langage marxiste-léniniste daté, préfigure le type de facilité malhonnête à laquelle tend toute “dénonciation radicale” du sionisme. Quoi d’étonnant ? Dans ce type d’antagonisme, chaque partie pousse l’autre à se réduire à sa caricature. La petite monnaie de l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme relève symétriquement de ce jeu de destruction mutuelle.

Le poids de la rhétorique anti-impérialiste est la trace de l’échec historique du mouvement ouvrier. D’abord présentée comme un complément utile à la lutte sociale, considérée comme centrale (dès le congrès de Bakou de l’Internationale communiste en 1922), puis comme un détour indispensable et prioritaire à la fin des années 1950, certains en firent ensuite le seul ”front de lutte” solide, notamment parce que cela permettait d’escamoter l’effroyable faillite interne de la révolution russe. Ce n’était jamais l’heure ni le lieu de dire la vérité sur cet événement qui a marqué de sa terrible empreinte tout le XXe siècle. L’anti-impérialisme a repris ces mécanismes de censure et d’autocensure pour taire la réalité des régimes analogues ou nés de la décolonisation tout au long des années 1960 et 1970.

L’histoire s’est si peu conformée aux attentes des courants d’extrême gauche qu’il leur serait agréable de trouver une promesse de revanche sur d’éventuels boucs émissaires. La tentation des théories du complot, qui finissent tôt ou tard par converger vers la plus complète, la plus riche, et la plus crépusculaire, celle qui voit dans les juifs les maîtres secrets du monde, ne peut que s’alourdir au fil du temps. L’exaspération devant leur ténacité à survivre, tout comme leur détermination manifeste à réagir face au déni d’avenir qui leur est opposé, favorisent l’autonomisation de l’hostilité contre Israël. Plus les menaces s’aggravent objectivement et plus sa logique de communauté de destin s’actualise. Israël voit donc ses traits nationaux se renforcer au fur et à mesure que l’adversité se renforce. Comment les lignes d’opposition ne s’exacerberaient-elles pas de plus en plus ? Quand un groupe humain estime être passé près de l’extermination, il traite tout ce qui concerne sa survie avec un sérieux difficilement imaginable par les peuples qui ignorent une telle inquiétude.

Grisaille des perspectives

Comme pour la plupart des zones d’affrontements contemporains, le secret du conflit de Palestine, c’est qu’il n’existe pas de camp légitime. Nous ne pouvons que contempler son déroulement avec la même distance que nous pourrions adopter vis-à-vis, par exemple, de la guerre du Péloponnèse, survenue il y a vingt-cinq siècles. Pourquoi prendre parti a priori ? Toute “solution” oscillera entre le détestable et l’abominable et aucune action effective ne se trouve à notre portée. À quoi bon adhérer ou se laisser lier les mains par ce qui constituera un aspect criminel de plus dans la très longue série des horreurs qui résument l’histoire humaine ? Le moralisme caché de ceux qui cherchent toujours à définir qui est “le plus victime” est conforme à l’air du temps, tendanciellement moyenâgeux [8]. Toute période de ce genre tend à trouver dans le langage formellement juridique une compensation symbolique à la misère de l’époque. Mais les actes commis en Palestine, des deux côtés, seront au-delà de tout châtiment, et donc de tout rachat, à l’instar de l’histoire déprimante du XXe siècle. Rien ne pourra les effacer ni sans doute les prévenir, à moins d’un réveil prolétarien tel qu’on en rêvait vers la fin du XIXe siècle, hypothèse la moins probable de toutes aujourd’hui...

Nous sommes les témoins embarrassants et embarrassés de ce désastre aggravé, mais nous ne pouvons préserver un peu de lucidité qu’en évitant le plus longtemps possible d’y prendre part. La condition est évidemment de n’avoir aucun lien personnel impératif avec l’un des camps, ce qui dépend fort peu d’une décision personnelle et en dépendra de moins en moins. Là encore, on peut constater à quel point la part de choix individuel est réduite dans le glissement de terrain auquel se résume l’histoire contemporaine.

Il n’est pas douteux que la dénonciation de plus en plus hystérique des juifs chez les musulmans est emblématique d’une rage contre l’ensemble de la dynamique de l’Occident, produit de tous ces dhimmis qui n’ont pas su “rester à leur place”, et que nous serons tôt ou tard happés par l’engrenage de la survie, où les notions de juste et d’injuste deviennent indifférentes.

Comme en témoigne de façon encore limitée l’attentat du 11 septembre 2001, tout “succès” islamiste multiplie les bouchers, aiguise leur appétit et fait proliférer leurs admirateurs. Laisser disparaître Israël ouvrirait la voix à une vague démultipliée d’agressivité anti-occidentale. Si l’épuisement interne des sociétés qui se font face en Palestine ne se produit pas rapidement, ce qui ouvrirait la voie à un règlement provisoire, l’extension du conflit sera inéluctable.

À moins d’un comportement suicidaire des sociétés occidentales, elles ne pourraient que se solidariser avec Israël, quelles qu’en soient les conséquences. L’impérialisme musulman, forme archaïque d’oppression contre laquelle l’Europe s’est historiquement tissée au fil des siècles, est bel et bien reconstitué, même s’il n’a pas encore trouvé les instruments historiques de son avènement conquérant. Sa caractéristique idéologique, de plus en plus offensive, est la thématique du califat. Son irréalisme ne garantit pas son échec immédiat, d’autant que l’islamisme politique, en s’intégrant à l’univers de la rhétorique religieuse, en rejoint le paradoxe central, l’imperméabilité au démenti par les faits [9].

Paris, le 15 juillet 2004


[1Il est intéressant de constater qu’une transplantation ex nihilo dans l’époque des croisades avait elle aussi créé dans cette région des formations féodales extrêmement pures (cf. Perry Anderson, Les Passages de l’Antiquité au Féodalisme, éd. F. Maspero, 1977).

[2L’aspect fondamental de la collaboration entre la France et Israël, concernant la bombe atomique, est officiellement sous-estimé en France, pour des raisons évidentes. L’État français a été, et de loin, le plus proliférant de tous. De fait, la fabrication de la bombe israélienne alla de pair avec le programme français, qui n’était pas achevé à l’époque. On ne peut comprendre l’étrange prestige dont jouit encore Shimon Péres dans les milieux dirigeants français qu’à la condition de savoir qu’il fut la cheville ouvrière de cette collaboration (il avait ses entrées particulières au ministère de la Défense français, comme s’il en avait été un dignitaire). L’importance stratégique accordée à cette opération se mesure à ce que la priorité donnée à la construction du complexe de Dimona, dans le Néguev, a entraîné une pénurie de béton dans le reste d’Israël, plusieurs années durant.

[3Comme le rapporte l’historien Benny Morris dans Victimes, Histoire revisitée du Conflit arabo-sioniste, page 35, Herzl notait en 1895 dans son journal : « Nous devons exproprier en douceur. (...) Nous devons essayer d’attirer la population démunie au-delà des frontières en lui procurant du travail dans les pays de transit et en empêchant qu’elle puisse en trouver chez nous.(...) Le processus d’expropriation et le déplacement des pauvres doivent tous deux être accomplis avec discrétion et circonspection ». Ce double jeu fut encore plus déterminé avec Ben Gourion dans les années 1930-1940 (ibid., p. 279), qui déclarait en 1938 dans une réunion sioniste : « Je suis pour un transfert obligatoire : je n’y vois rien d’immoral ».

[4Cette position en faveur de l’expulsion est ouvertement revendiquées par le Hamas et les autres organisations islamiques de Palestine, mais même l’OLP qui est censée avoir modifié sa charte après les accords des années 1990 a conservé cet objectif (Arafat n’avait nulle autorité pour la modifier, quoi qu’il ait pu prétendre auprès des médias et des diplomates occidentaux).

[5Ce n’est qu’au XIXe siècle que la littérature politique arabe théorise sur les Croisades comme une entreprise coloniale avant la lettre (pour tracer un parallèle avec les tentatives européennes de l’époque sur la région).

[6Les excuses du Pape pour les croisades ne manque pas de ridicule, puisque la réciproque n’est pas vraie. Aucun musulman ne semble jamais avoir fait acte de contrition pour la conquête militaire des lieux saints du judaïsme et du christianisme... Jérusalem est aujourd’hui présentée comme la “troisième ville sainte de l’islam”, mais cette “qualité” tient largement d’une propagande de guerre vieille de mille ans, apparue bien après la mort de Mahomet. Il fallait précisément exproprier les monothéismes rivaux de leur prétention sur cette ville, alors qu’elle n’est même pas mentionnée dans le Coran. Ce mythe a été ressuscité dans les années 1930 pour des raisons analogues et est devenu central après l’annexion israélienne de 1967.

[7Certains marxistes ont cru ou espéré que les conquêtes de 1967 provoqueraient inéluctablement une imbrication des deux sociétés, les Palestiniens devenant le prolétariat indispensable dont la société israélienne aurait eu besoin pour se développer. Une telle supputation faisait bon marché de la dimension nationale, qui s’est toujours exacerbée lorsqu’elle recoupe des différenciations de classes. La première Intifada, et surtout la reprise de l’antagonisme dans la deuxième partie des années 1990 ont balayé cette hypothèse irréaliste : l’État israélien préfère importer une main-d’œuvre lointaine et temporaire (philippine ou thaïlandaise, si les immigrants de Russie ne suffisent pas) mais qui ne pose pas de problème de sécurité fondamentale.

[8Chaque victime considère aujourd’hui que le monde entier doit venir à son secours, sous peine d’un chantage affectif, exercice auquel excellent les populations du Proche-Orient.

[9C’est d’ailleurs à cette aune qu’il faut nuancer le propos d’un Gilles Kepel qui, après l’échec général de l’islam politique dans les années 1990, s’attendait à voir surgir des tentatives démocratiques dans le monde arabo-musulman (cf Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, avril 2000). Si ce genre de religion monothéiste pouvait tirer quelque chose des démentis factuels, elle aurait depuis longtemps cessé de croire aux fables sur lesquelles reposent ses rituels.


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