Groupes, organisations, institutions : introduction

G. Lapassade
dimanche 18 juillet 2010
par  LieuxCommuns

Le texte ci-dessous est l’introduction du livre de Georges Lapassade « Groupes, organisations et institutions » 1970, (réed Anthropos, 2006), qui posait les jalons théoriques de l’analyse institutionnelle.

Précédé du chapeau ci-dessous, il avait été distribué sous forme de tract lors de la mobilisation étudiante anti-LRU de 2007, avec comme titre « Changer l’éducation, transformer la société ».

"L’actuelle mobilisation contre la loi LRU refuse l’organisation de l’université telle que prévue par la loi. Pour autant ce refus signifie-t-il une volonté de retour au statu quo et une satisfaction de l’organisation actuelle de l’université ? Tout refus suppose une alternative, et c’est son sens qu’il faut désormais définir collectivement. Ici, à Paris 8-Saint-Denis, des assemblées générales par UFR se tiennent où les étudiants ont la possibilité de mettre en question leur formation et s’impliquer dans l’élaboration du contenu et de la forme des enseignements. Saisissons nous de cette occasion pour nous poser cette question qui nous concerne avant tout : Quelle université voulons-nous ?

Mais cette question ne peut se poser de manière isolée. L’éducation forme les individus, qui eux-mêmes composent la société : s’interroger sur l’éducation, c’est aussi s’interroger sur l’organisation de la société.

Le petit texte de G. Lapassade proposé ici révèle l’étroitesse et la profondeur des liens entre éducation et société, et rappelle quelque chose de fondamental : il faut changer l’éducation si l’on veut véritablement changer la société. L’organisation de l’éducation et comme de la société ne saurait être la propriété exclusive de quelques dirigeants : elle est de la responsabilité de toutes et tous. Bonne lecture."


L’expérience immédiate de la vie sociale se situe toujours dans des groupes : la famille, la classe, les amis. Dans le travail ce sont toujours les groupes qui sont l’horizon immédiat de l’expérience : c’est l’équipe dans l’entreprise, c’est le groupe syndical. Mais déjà, dans ces organisations, un élément nouveau apparaît vite ; le groupe est pris dans un système institutionnel : l’organisation de l’Entreprise, de l’Université. A ce niveau, la possibilité d’une action directe sur les décisions s’éloigne : j’ai soudain le sentiment d’une impuissance, et il me semble que les décisions sont souvent prises ailleurs, sans que je sois consulté.

L’expérience, d’abord vécue, puis réfléchie, de cette contradiction a posé aux hommes, déjà depuis longtemps, un problème que l’histoire n’a pu résoudre [jusqu’ici]. Dès qu’une société s’organise - et elle doit, nécessairement, s’organiser - les hommes cessent de participer aux décisions essentielles, et ils découvrent qu’ils sont séparés des différents systèmes de pouvoir.

Cette séparation est, comme le dit Marx, le mode fondamental de l’existence dans la « société bourgeoise ». Elle pénètre alors toutes les sphères de l’existence, et même de l’existence privée : les petits groupes de la vie quotidienne sont surdéterminés par cette organisation de la séparation, qui atteint son plus haut degré dans la société bureaucratique moderne.

Cela a entraîné des réactions. Elles ont été d’abord d’ordre politique au siècle dernier, des penseurs s’élèvent contre l’ordre établi et annoncent des temps où les hommes pourront enfin s’organiser dans des groupes libres, en libérant la spontanéité créatrice des ensembles sociaux. Puis, au début de ce siècle, le projet est repris par des voies qui paraissent plus scientifiques, mais qui sont toujours suscitées par les progrès de la séparation dans la nouvelle société.

Les psychosociologues des groupes, les sociologues de l’organisation et de la bureaucratie élaborent des concepts et des techniques qui visent, par des voies diverses mais convergentes, à traiter les dysfonctions de la société industrielle au niveau concret, et quotidien, de l’existence en commun.

Mais si l’on y regarde de plus près, on découvre que ces voies nouvelles ont pour résultat réel, non d’abolir la séparation, mais simplement de l’aménager, de la rendre plus supportable.

Les nouvelles techniques de la bonne communication, de la coopération, du commandement dit « démocratique » facilitent l’adaptation des bureaucraties modernes aux changements techniques et sociaux Elles inaugurent l’entrée dans un nouvel ordre néo-bureaucratique même si elles semblent virer plus loin, et en direction d’une société nouvelle, contrôlée par tous ses membres, et qui serait la société de l’autogestion.

Ce réformisme bureaucratique est particulièrement manifeste dans l’incapacité des psychologues du groupe à manier, dans la pratique comme dans la théorie, le niveau institutionnel dans les groupes. Ce problème, pourtant essentiel, n’est pas explicitement abordé. Tout se passe comme si le psychosociologue était, sans le vouloir expressément, l’agent de la modernisation qui permet l’avènement d’une bureaucratie nouvelle.

Le psychosociologue n’est pas le seul à exercer cette fonction. Les idéologues, les jeunes dirigeants syndicalistes, les jeunes cadres dans les entreprises accomplissent le même travail. La « nouvelle classe ouvrière » prépare les dirigeants pour la société néo-bureaucratique, et soi-disant « autogérée », de l’avenir.

Le système de l’autogestion véritable est très différent. Il devrait mettre fin à la séparation entre les dirigeants et les exécutants, entre les gouvernants et les gouvernés.

Mais qui admet aujourd’hui la validité de ce programme ? Nous avons été habitués dès l’enfance à considérer ces relations comme des données naturelles, et éternelles, de l’existence sociale. Le rôle de l’école est essentiel pour préparer les hommes à accepter cette organisation de la séparation

On comprend, dès lors, qu’il faut changer l’école si l’on veut véritablement changer la société. La transformation de l’école ne suffit sans doute pas. Mais rien, en revanche, ne peut changer si les hommes n’apprennent pas dès l’enfance à construire des institutions, et à les gérer. Voilà l’origine de ce que j’appelle l’autogestion pédagogique. Elle vise à modifier les attitudes et les comportements. Si, demain, de nouvelles structures sont mises en place, visant à permettre enfin la participation de tous aux décisions, c’est-à-dire l’autogestion sociale, cela ne servira à rien si les hommes n’ont pas déjà appris à vivre dans la nouvelle société et à la construire en permanence, à ne plus jamais le mouvement historique dans des institutions figées et séparées de l’acte instituant.

Ainsi l’opposition historique entre le « groupe en fusion », comme dit Sartre, et les Institutions prendrait fin dans un monde où les hommes seraient préparés à refuser la propriété privée de l’organisation qui est la marque de notre vie sociale et son fondement ultime.

Georges Lapassade, Sidi Bou Saïd, ce 10 juillet 1966


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