Ecole, éducation, société autonome

jeudi 27 mai 2010
par  LieuxCommuns

[français] [Ἀρχαία Ἑλληνική]


Distribué à 4.000 exemplaires lors des manifestations parisiennes

Traduction en grec

L’école est en crise. Il faudrait être aveugle et sourd pour l’ignorer tant on nous le serine à longueur de magazines, d’études sociologiques et de revues spécialisées : « baisse du niveau », « déclin de l’autorité », « démotivation », « violences », etc... Cette accumulation de symptômes spectaculaires, répandus dans toute la société, entretient le désarroi et empêche de comprendre les mécanismes d’effondrement qui opèrent. Face à cela, les pseudos-responsables multiplient en tous sens les mesures qui ne font qu’aggraver la situation : logiques sécuritaires, coupes budgétaires, gadgets technologiques, évaluations manageriales, scientisme pédagogique, multiplication des échelons et niches bureaucratiques,etc...

Historiquement, l’éducation est chargée de deux fonctions bien distinctes, correspondant aux deux tendances fondamentales de l’occident : l’ac­croissement permanent de la puissance économique et l’émancipation individuelle et collective. La pre­mière, utilitaire, consiste à éduquer les enfants au sens étroit du terme : leur fournir certains savoirs spéciali­sés qui rendront possible leur intégration dans la sphère de la production. La seconde fonction, hu­maniste, vise à cultiver les élèves en les initiant à ce qu’on appelle la « culture » (les grandes œuvres litté­raires, philosophiques et artistiques d’une société etc.). Évidemment, l’aspect culturel passe pour secon­daire alors qu’il est premier : C’est lui qui permet d’é­laborer sa propre personnalité au sein de l’humanité et de développer une certaine passion pour la connaissance, qui seule rend possible la compréhen­sion et la construction de savoirs spécialisés.

Mais ces deux fonctions que les institutions éducatives sont censées accomplir sont devenues contradictoires. La spécialisation du savoir, les fortes pressions qu’exercent l’économie et les exi­gences du marché du travail forcent l’école à s’orien­ter plutôt vers son aspect utilitaire, en méprisant son côté humaniste. Cette contradiction n’est qu’une par­tie de la crise anthropologique qui caractérise l’en­semble des sociétés contemporaines : les valeurs, la culture et les modes vie qui ont jusqu’à présent structuré la vie sociale sont en phase de décomposi­tion, écrasés sous le poids de la culture de masse et du consumérisme. La disparition progressive des mouvements contestataires de fond depuis les années 50 (aussi bien politiques et sociaux que culturels ou intellectuels) a laissé le champ libre au capitalisme débridé et a son propre modèle culturel. Comment, alors, former les jeunes à se hisser le plus haut pos­sible dans les hiérarchies hyper-compétitives du pou­voir et de l’argent en instrumentalisant tout à cette fin et, en même temps, éduquer à la connaissance pour elle-même, à la réflexion critique, à l’amour du bien commun ?

Les « valeurs » de la société de consommation dominent, désormais. Les matières étudiées dans les établissement scolaires semblent, de plus en plus, ne rien avoir à faire avec ce que pensent et sentent les jeunes aujourd’hui. L’école se transforme en obliga­tion stérile d’apprentissage des savoirs « morts », qui vont être oubliés dès l’obtention du diplôme. Les conditions même dans lesquelles ont grandi et se sont formés ces enseignants ont profondément changé : leur autorité, qui ne peut être basée que sur leur passion pour le savoir, son enrichissement et sa transmission, est évidemment rongée de partout, y compris de l’intérieur, accompagnant la dégradation des conditions d’exercice du métier. Face à cette si­tuation, l’école peine à transmettre un certain héri­tage culturel à ses élèves, car cette dernière est entiè­rement hors du champ de leurs préoccupations et modes de pensée quotidiens. On ne demande pas trop à l’école : on lui demande une chose devenue impos­sible, puisque d’une certaine manière, l’idéologie « officielle » de nos sociétés c’est la culture de masse que diffuse la télévision et les nouvelles technolo­gies.

Les qualités relatives que l’école populaire et républicaine avait réussi à arracher sont totale­ment dénaturées : l’esprit critique s’est transformé en cynisme, la laïcité est devenue caution au déraci­nement, la visée encyclopédique s’est muée en polyvalence salariale, la gratuité et le caractère obli­gatoire en fait une contrainte arbitraire et carcérale, ... L’instruction n’est plus vue comme un facteur d’épanouissement. Les conséquences, incalculables, d’un tel renversement culturel se mesurent dans le domaine stricte de l’utilitarisme : il n’est plus question de former à un métier exigeant un savoir-faire et justifiant une fierté collective comme individuelle, mais de préparer des gens à chercher un emploi temporaire sur un marché concurrentiel sans autre sens que de fournir un revenu immédiatement consommable. C’est toute la société, professionnels de l’éducation y compris, qui montre l’exemple d’une population résignée au cauchemar climatisé de la consommation pour elle-même. Que plus rien, progressivement, n’ait de sens pour personne tend à rendre impossible toute éducation digne de ce nom.

Ce n’est pas tellement l’école qui va mal : c’est la société qui ne va plus. Ce qui éduque l’être hu­main n’est pas telles ou telles institutions qui en ont la fonction officielle, c’est toutes les institutions existantes, tout le tissu social, toutes les relations qui se nouent entre les hommes et entre eux et le monde. C’est toute la collectivité qui, qu’elle le veuille ou non, se charge de la socialisation des « nouveaux venus », en leur transmettant les valeurs, les normes, les coutumes et les pratiques culturelles. Dans toutes les sociétés humaines, avec ou sans école, l’éducation se fait dans la vie quotidienne de l’individu (familles pluri-générationnelles, vie de village, corporations, église, théâtre, spectacles, chansons et contes populaires, fêtes, syndicats, mobilisations politiques...). Cette éducation « informelle » était la base d’une sociabilité primaire, d’une décence commune et ordinaire, où étaient incorporés gestes, paroles et conventions sociales qui rendait viable la vie collective. Que transmettent aujourd’hui le matraquage médiatique, la rue mécanisée, le quartier déserté ? Et à quoi enseignent les magazines racoleurs, l’obscénité publicitaire, les fast-food anonymes, les chanteurs arrivistes, les appareils politiques nihilistes ? Formatée par les intérêts marketing surpuissants, cette éducation-paillettes, triste et superficielle, ne peut que former des personnalités inquiètes, opportunistes, dépressives - alors que plus que jamais l’humanité a besoin de tous ses esprits.

C’est bien la direction générale que prend notre civilisation qui est en cause, et que la « crise » de l’école révèle. Les épisodes totalitaires du XXème siècle ont remis en cause aussi bien la légitimité de toute autorité hiérarchique non contrôlée que les vertus supposées de la culture contre la barbarie ; les mouvements contestataires ont sapé les justifications rationnelles de l’aliénation, de l’injustice et de l’inégalité qui règnent partout au su et au vu de tous, petits ou grands, sans qu’aucune perspective collective n’ait pris le relais ; des cultures millénaires se trouvent massivement face à face, incertaines quant à leurs identités, leurs racines, leurs projets ; les catastrophes écologiques en cours et à venir renversent les catégories de pensées et les connaissances accumulées depuis des siècles ; les nouvelles technologies envahissent tous les aspects de la vie, s’érigeant en autant d’oracles qui transforment du tout au tout le rapport habituel à la connaissance, au pouvoir, à la vie…. Sans doute plus que jamais, nos cultures, nos savoirs, nos existences sont déconnectés des exigences des temps présents, qui demanderaient une remise à plat sans précédent. Et, sans doute plus que jamais, comme des enfants, à mesure que la situation empire, nous demandons à d’autres de s’en occuper : politiciens, experts, technocrates, spécialistes, afin de se barricader dans la tour en carton de la vie privée. Le monde des adultes responsables semble avoir disparu silencieusement – il n’y a pas à s’étonner que celui des enfants devienne bruyant et hystérique.

La formation des nouvelles générations depuis plusieurs décennies est la conséquence palpable de cette démission généralisée qui traverse toutes les classes, les professions, les secteurs de la société... Les tentations réactionnaires visant à rétablir l’ordre s’aveuglent sur les causes du déclin, l’accompagnant ainsi, et ne font qu’escamoter le seul recours viable : une ré-appropriation par toute la population du sens de la vie collective. Cette auto-transformation radi­cale de la société permettrait de s’affronter à des problèmes cruciaux à travers la refondation d’une dé­mocratie qui ne soit pas le pouvoir des strates bureaucratiques, des clans d’experts, des mafias politiciennes, bref le règne de l’oligarchie qui domine actuellement pour ses seuls intérêts. La participation de tous aux affaires communes, à la marche de la société, est une condition indispensable à la formation d’êtres humains responsables de leur actes, de leur paroles, de leurs désirs et exige de nouveaux rapports au travail, au pouvoir, au savoir. Cette rupture implique de faire vivre ce que notre histoire collective a de meilleur, dans tous les domaines, et demande à renouer avec une pensée / pratique pédagogique digne de ce nom.

Pour nous, l’école ne peut avoir de sens que si elle vise l’autonomie individuelle et collective. Cela veut d’abord dire que la loi à laquelle tout le monde est soumis doit être pensée, élaborée, édictée, appliquée et chan­gée par le plus grand nombre possible : si une véritable démocratie repose sur la délibération du peuple assem­blé, une véritable éducation implique des assemblées d’établissement regroupant professeurs, élèves, person­nels éducatifs, techniciens, etc... dont les modalités (droit de véto, compétences, etc...) sont à fixer. De la même manière, il y a à fonder des relations pédagogiques sur le désir d’apprendre et d’enseigner, qu’il faut susciter, formuler et réaliser. La concurrence, la « réussite », le conformisme ne peuvent êtres des motivations éduca­tives : accompagner, sans angélisme, la volonté profonde de participer à l’aventure humaine est le seul ressort de toute existence digne de ce nom. Enfin, la formation des nouvelles générations aux enjeux futurs, la trans­mission des acquis inestimables des millénaires passés, est une tâche qui exige de celui qui l’exerce une capaci­té d’autonomie réelle. Loin des démagogies gauchistes aujourd’hui couplées à l’autoritarisme bureaucratique, il est question ici d’un retour critique sur sa pratique, d’une interrogation illimitée quant à sa pensée et de la res­ponsabilité immense d’avoir à assumer, aimer et transformer le monde qui nous entoure.

– Mai 2010 - Groupe politique Lieux Communs http://www.magmaweb.fr/spip/ - Lieuxcommuns gmx.fr


Commentaires

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Ecole, éducation, société autonome
mardi 21 octobre 2014 à 21h26 - par  cedricpolitique

d’après mes lectures et connaissances, l’école n’a initialement non pas le rôle d’éduquer mais d’instruire ; l’éducation est subjective, elle se fait à la maison et dans la vie de touts les jours comme vous le faites remarquer ; l’éducation, c’est dire bonjour en entrant, c’est dire merci ; ce sont des règles de sociétés, propres à chaque société, à chaque individu (jusqu’à quel point doit-on faire la bise ?) ; l’instruction est objective, et concerne le savoir : savoir parler, lire, compter, mais aussi courir sauter ... puis calculer, analyser ... ce savoir est nécessaire à être autonome et responsable dans notre société mais relève de savoirs non discutables. je reste cependant d’accord avec le texte qui dénonce les déviances actuelles de l’école, à ce détail que je date cette déviance non pas historiquement (ce qui voudrait dire dans le fondement de celle-ci), mais tout au long d’une lente récupération par nos oligarques (éminemment religieux en l’occurrence) des acquis sociaux de la fin du XIX° siècle. l’école où l’on éduque, c’est celle où l’on essaye de faire passer nos points de vue, c’est une forme de propagande sur la jeunesse, c’est celle qui nous permet de constater aujourd’hui l’élitisme dans les formations (plus que le nivellement par le bas), de voir se scinder l’école des riches (privée) et celle des pauvres (publique), celle qui nous permet de lire que « jésus a marché sur les eaux » (et non « aurait » comme la laïcité le préconiserait) et qu’il y a moins de 250 ans affirmait que la terre était ronde.

Ecole, éducation, société autonome
dimanche 11 juillet 2010 à 16h03

J’ai pris le temps de lire l’article : en effet une analyse très intéressante des problèmes que personnellement dans mon collège je vis dans le quotidien ...

Jamais je dois avouer je n’avais pris autant conscience des problèmes que l’école telle qu’elle fonctionne actuellement dans le système éducation nationale engendrent .... Mais à 3 ans de la retraite ayant été moi même actrice dans ce système ,croyant bien faire mon travail ,c’est difficile de tout remettre en cause sur le plan personnel ...

La solution pourrait être de quitter tout cela !!! Mais je n’y suis pas prête encore ... Vous allez me dire, il te faut militer .....Là encore je me sens si seule désormais au collège ,entourée de tous ces collègues tellement conformistes comme je devais l’être moi aussi sans en prendre conscience ..... Ce que par contre je fais c’est des photocopies de cet article le livrant aux quelques profs ayant un esprit d’ouverture plus grand ....

Mais ils ne sont pas nombreux autour de moi ... Quand à mes anciens collègues dont certains avec des idées à l’époque bien révolutionnaires ils sont aujourd’hui bien rentrés dans le système et exécutent les circulaires du ministère oubliant leurs années de syndicalisme !!!!!

Ecole, éducation, société autonome
samedi 26 juin 2010 à 14h40

Ce trac rompt avec le discours institutionnel, en fait institué, et pose très bien le problème et, enfin ! l¹ouvre en le reliant à la question « civilisatrice » du devenir de la société de manière claire et assumée. J¹apprécie aussi le point de vue « philosophique », qui libère le propos de l¹entrave professionnelle, « syndicaliste » qui s¹impose comme un autre académisme dans la plupart des discours « de lutte ».

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