Notes de lecture sur « Orient-Occident. La Fracture imaginaire », de Georges Corm

dimanche 3 janvier 2010
par  LieuxCommuns

Texte issu du bulletin de G.Fargette « Le crépuscule du XX ième siècle », n°12, Aout 2004

Notes de lecture sur « Orient-Occident. La Fracture imaginaire », de Georges Corm.

1/ Georges Corm, libanais d’origine chrétienne se trouve placé dans une position typiquement intermédiaire : enraciné dans le Proche-Orient, il a été nécessairement en contact constant avec l’Occident. Intellectuel relativement célèbre, économiste reconnu influencé par le marxisme, il a même récemment exercé les fonctions de ministre des Finances de son pays. De par sa position géographique, historique et personnelle, G. Corm peut difficilement accepter que le fossé entre Orient et Occident se réveille et s’approfondisse. Comme tous ceux qui se trouvent dans son cas, la menace de voir le sol se dérober sous leurs pieds est radicale et conduit à une dénonciation quelque peu désordonnée de tout aperçu sur cette réalité déplaisante. D’autant que la plupart des livres de Corm se sont efforcés de diminuer cette distance, en se réglant sur une thématique assez précise, consistant à expliquer longuement aux lecteurs occidentaux les réalités pratiques de l’Orient compliqué. Il n’a cessé de vouloir déconstruire les illusions ou ce qui lui paraît des préjugés hâtifs sur l’Orient.

La Fracture imaginaire demeure sur ce registre, en réaffirmant que l’idée fréquente, et ancienne en Occident, d’une différence radicale avec l’Orient est invalide. Elle serait non seulement fausse et illusoire , mais surtout désastreuse, sans que l’on perçoive clairement le rapport que les deux aspects entretiennent (l’ignorance conduirait sans doute à des erreurs lourdes de conséquences…).

Derrière cette thèse générale, l’ouvrage est principalement dirigé contre l’analyse de Huntington en termes de “choc de civilisations”, qui jouerait sur une ligne de fracture fictive passant principalement par la Méditerranée (pages 95-96 du livre de Corm). La thèse de Huntington ne serait qu’un anti-orientalisme déguisé, privilégiant un “identitaire essentialiste”, conforme à la régression dont l’Occident serait le théâtre depuis vingt à trente ans.

2/ G. Corm est particulièrement exaspéré par l’idée tenace que l’Occident doive beaucoup au germe de la Grèce ancienne. Il semble imperméable à quelques réalités établies, que la parution récente du séminaire de Castoriadis de 1982-1983 vient d’ailleurs résumer en leur donnant une vie et une ampleur irréfutables (Ce qui fait la Grèce, Seuil, mars 2004). Corm considère que l’Occident est surtout marqué par le monothéisme, et a conservé les catégories du prophétisme, de l’élection et du salut du groupe devant éclairer l’humanité. Depuis une vingtaine d’années, la régression généralisée se traduirait par une alliance judéo-chrétienne contre un islam paria. Corm en vient à nier pour l’essentiel la source grecque et romaine, ou ne la retient que dans ses versions fusionnelles anciennes avec l’Orient, comme l’hellénisme. Il est à noter que le marxisme, qui devrait tomber sous le coup de cette condamnation, est inexplicablement épargné

3/ La méthode qu’il emploie est assez curieuse : en universitaire érudit, il fait feu de tout bois, bien que les citations auxquelles il ait recours soient passablement incompatibles. Il affecte la considération pour les “penseurs critiques” occidentaux tels que P. Bourdieu, R. Debray, J. Habermas, E. Hobsbawn, N. Chomsky, E. Saïd, T. Negri, qui ne sont en réalité que des commentateurs tardifs et de second plan quand on les compare aux véritables figures de la pensée occidentale [1].

Si G. Corm a visiblement du temps pour lire beaucoup, le nombre d’auteurs qu’il mentionne en mêlant remarques perspicaces et véritables contresens fait penser à un érudit qui aurait assez bien appris la langue de l’Occident, mais sans parvenir à l’intégrer au degré de sa langue maternelle. Sa mention a-critique des livres de Finkelstein et Goldhagen laisse pantois, mais toute sa méthode de citation par accumulation est là. Il tombe donc dans des incohérences étonnantes. Ainsi, d’un côté, il fait un éloge considérable du livre de K. Popper, “ Misère de l’historicisme”, qui critique les fondements de la démarche consistant à chercher une clé de l’histoire (ce que Hegel a formulé sous sa forme moderne). Mais dans le même temps, il présente comme une référence le livre de Hardt et Negri, Empire, qui repose de bout en bout sur une telle démarche. Il va jusqu’à affirmer, p. 21, que ce serait l’ouvrage “qui donne la description la plus savante et la plus pertinente du fonctionnement de l’ordre international actuel”. Pour mesurer le degré de contradiction logique dans laquelle Corm peut tomber, il suffit de mentionner qu’il sait que la prospérité de l’Occident ne peut être, et de beaucoup, réduite au produit du pillage colonial (voir pages 46-47), alors que Negri et Hardt soutiennent précisément le contraire, en bons anti-impérialistes idéologiques.

4/ Corm, d’autre part, étend l’Occident à sa guise. Il considère ainsi que la Russie en fait partie, sans même en discuter, ce qui lui permet de poser le reste du monde en victime de guerres strictement internes à cette aire. Sa vision globalisante sur l’Occident va plus loin : pour lui, depuis les guerres de religion du XVIe siècle, l’Occident n’aurait cessé d’exporter ses guerres civiles au monde entier. La Révolution française aurait poursuivi cette logique, et la révolution russe ne serait qu’un prolongement de cette tendance. Il escamote visiblement les longues périodes de stabilisation qu’a connues l’Occident entre 1659 et 1789 et entre 1815 et 1914, qui ne furent en aucune manière des périodes de “guerres civiles” généralisées.

La grande faiblesse de la dénonciation de Corm vient de ce que, en observateur extérieur, il ne peut s’empêcher de voir l’Occident comme foncièrement monolithique malgré ses divisions. Le désordre du monde ne peut dès lors que refléter celui de cette zone qui aurait conquis une hégémonie irréversible sur la planète. Et quand il ne les reproduit pas directement, le chaos ambiant serait de toute façon l’effet des logiques internes à l’Occident. G. Corm entonne donc à sa façon l’air de l’accusation ontologique dans lequel se complaisent les “anti-impérialistes” si peu regardants sur ce qu’ils cautionnent par ailleurs. Leur article de foi peut s’énoncer ainsi : l’Occident est le responsable au moins moral de tout ce qui advient de déplaisant dans le monde.

5/ Ce positionnement extérieur de Corm lui fait cependant percevoir quelque chose d’assez juste, l’état pré-impérial du monde occidental (à condition de le limiter à peu près à l’Amérique du Nord et à l’Union européenne). Mais son livre, écrit en 2002, n’anticipe pas du tout la fissure qui s’est produite l’année suivante à propos de l’Irak, et qui pose une fois de plus la question du destin unitaire de l’Occident.

6/ Corm a ceci de commun avec le radicalisme anti-occidental qu’il fait un procès en modérantisme à l’Occident, au nom de ses propres principes ! La mention de Sala- Molins sur l’esclavage est éclairante : ce type de discours revient à s’appesantir sur la lenteur du monde occidental à en finir avec l’esclavage, mais sans jamais demander quelle autre civilisation aurait critiqué de l’intérieur cette forme de domination, pour finalement décider de l’abolir, et mettre en oeuvre cette interdiction. Ni la Chine, ni le monde arabo-musulman, etc., n’y sont parvenus de leur propre mouvement et ne connaîtraient de propension à s’en éloigner s’il n’y avait eu ce mouvement abolitionniste à vocation certes universelle, mais enraciné en Occident.

7/ Corm perçoit le désenchantement profond qui touche aujourd’hui la culture occidentale, mais il n’en voit sortir que des délires identitaires. Cette légèreté dans l’analyse de la régression historique moderne explique le manque de souffle de sa dénonciation. Il affirme que toute violence inter-étatique trouve surtout sa source dans les intérêts géopolitiques qui ne respectent pas les lignes de clivage civilisationnel. Il y a là un fond matérialiste, mais il ne semble pas réaliser que Huntington, n’est pas très éloigné de cette façon de voir, puisqu’il ne fait, finalement, qu’ajouter une polarisation civilisationnelle à la logique des multiples rapports de force matériels pour repérer les types de conflits les plus susceptibles d’aggravation incontrôlable (Huntington se pose explicitement la question : comment éviter les guerres de civilisation ?).

8/ La vision qu’énonce Corm sur la “laïcité” (montrant par là qu’il subit l’influence prépondérante du monde intellectuel français, sinon il aurait parlé de “sécularisation”) mérite d’être prise en compte car elle illustre fort bien son rapport d’érudit observant de l’extérieur un monde dont il ne vit pas profondément les valeurs.

Cette “laïcité” lui paraît un système non généralisable à l’en - semble du monde (là, il fait du Huntington sans le savoir), mais elle lui paraît surtout entrée dans un stade d’involution. “La modernité démocratique et laïque (…) n’a amené aucune rupture, aucun progrès décisif pour réduire les violences collectives que les sociétés peuvent infliger les unes aux autres, lorsque les prend le démon de la conquête, de la puissance ou de la loi fanatique” (p. 117). Comme si la “laïcité” avait jamais eu cet objectif-là. Les racines judéo-chrétiennes, et non gréco-romaines, de cette “laïcité” s’affirmeraient de plus en plus depuis vingt ans, en recyclant désormais les références du monothéisme, ce qui les transformerait en un soutien aux logiques prédatrices de l’Occident. Cette cristallisation de frontières monothéistes serait beaucoup plus dangereuse que celle des États. Il est cependant difficile de comprendre dans ces développements la raison de l’acuité d’un tel danger, tant que l’on considère comme des divisions “fictives” les divergences anthropologiques, dont les références religieuses durables sont la trace.

9/ L’auteur n’a pas la naïveté de croire que l’islam fournit une solution, ni même qu’il puisse en fournir une à l’avenir. Sa connaissance indubitable de l’Orient lui permet d’échapper aux traquenards dans lesquels nos intellectuels tiers-mondistes se complaisent. Il fallait quelqu’un d’originaire de la région pour se permettre la critique qu’il en fait sans subir aussitôt l’accusation de “racisme” : la réponse de l’Orient lui paraît tout simplement pathétique. D’une certaine façon, Corm pressent qu’une réaction profonde au défi islamiste est en gestation en Occident, ce lion endormi. Et il en redoute les conséquences. Tel est le noyau rationnel de sa démarche, mais il ne parvient pas à s’y tenir.

10/ Le livre de Corm ne devient intéressant que dans les moments où il assume sa position d’extériorité à l’Occident pour jeter un regard plein de recul sur sa logique. Il voit ainsi, et cette formulation est indiscutable, que le monde occidental domine et fabrique le monde depuis le XVIe siècle (cette remarque doit toujours être tempérée par une condition, ne pas l’ériger en démiurge omniscient). Il constate que l’hégémonie occidentale a rebondi à chaque fois qu’elle se croyait en déclin, ce qui ouvre d’intéressantes lignes de réflexion sur la situation présente. L’hypothèse mérite en tout cas vérification. Page 145, il a cette phrase remarquable, qui annonce le dernier chapitre, le seul vraiment pertinent de ce livre d’exorcisme, “le miracle de l’Occident, ce n’est pas sa puissance en tant que telle : c’est d’arriver à maintenir et augmenter cette puissance alors qu’il se dévore lui-même et dévore ses voisins”. Les sociétés occidentales parviennent en effet à survivre dans un déchirement exceptionnel qui ne les détruit pas, et qui devient souvent une source de puissance paradoxale pour elles. Elles se sont montrées à peu près seules capables, à l’exception relative du Japon, de survivre à l’extension incontrôlée des mécanismes capitalistes en leur sein. Beaucoup d’intellectuels occidentaux, dont Marx fut le plus typique, ont conclu qu’il y avait là un système auto-contradictoire, qui produirait ses fossoyeurs et se renverserait en un système social opposé. En effleurant ces thèmes, Corm en vient donc à se placer sur le terrain de l’anthropologie, qu’il semblait par avance refuser avec son rejet viscéral de Huntington. Il l’interprète de travers, sans réussir à le critiquer à bon escient (il ne comprend même pas qu’il s’agit d’un essai stratégique), mais il finit par buter sur les mêmes réalités que cet universitaire américain.

11/ L’occidentalisation du monde lui paraît irréversible, ce qui est bien la question. C’est pour cela que la crise de “l’ordre impérial” (il faudrait dire de la tendance à l’empire, sans empire) peut durer longtemps. Corm sait que l’Occident n’a jamais été capable de créer un véritable empire (à la différence de divers pôles de puissance musulmans au fil des siècles, ou de la Russie, y compris dans sa période “soviétique”), mais il persiste à poser les termes du problème dans une version idéologique (le mythe du monothéisme judéo-chrétien serait l’épicentre de la culture de la fracture fictive). Il a la sagesse de considérer que nous vivons une illusion d’accélération de l’histoire, parce qu’il admet que le domaine anthropologique a ses rythmes et ses lenteurs que la technique ne peut remettre en question que superficiellement. Le grand fleuve de l’histoire lui semble toujours aussi imprévisible, et il ne voit de solution que dans une relaïcisation de la laïcité. Il ne semble pas se rendre compte que cela signifie rendre l’Occident à son originalité, c’est-à-dire à ses sources gréco-romaines ! Il préconise même une régulation institutionnelle forte, c’est-à-dire une simple transformation de l’occidentalisation du monde. Huntington a précisément abandonné cette perspective, parc e qu’il la juge vouée à l’échec. Une fois de plus, un critique véhément et inexact de Huntington s’avère beaucoup plus occidentaliste que cet auteur publiquement honni !

12/ La conclusion, finalement très modérée après tant de diatribes et d’indignations, montre à quel point G. Corm est déconcerté par l’évolution du monde, ce qui n’est pas en soi un défaut : il faut une certaine capacité d’étonnement pour saisir le cours des choses par son côté éphémère et sa nouveauté. Mais il tire si peu de ses observations !

Le titre de son livre, Orient-Occident, la fracture imaginaire, est d’ailleurs d’une subtile ambiguïté, sans doute à son insu, puisque cette expression peut désigner non seulement un fossé fictif, imaginé, mais aussi une fracture dans le champ de l’imaginaire, c’est-à-dire au niveau anthropologique le plus fondamental. Comme souvent, le ton acide de la dénégation confirme la force d’une réalité que l’on prétend absente.

Le recul horrifié de G. Corm devant ce qui s’apparente aujourd’hui à un abîme historique aux multiples facettes est compréhensible, mais cette attitude n’est pas légitime pour qui veut comprendre ce qui advient. Huntington traite bien du même sujet, en suggérant de désimbriquer l’Occident et le reste du monde pour éviter l’engrenage fatal de guerres interminables. Bien lucide qui pourrait dire quelle serait la voie la moins sinistre...

13/ Au grand dam de tous ceux qui se trouvent à cheval sur la frontière qui sépare l’Orient de l’Occident, ces deux mondes s’écartent bel et bien. L’évolution du Japon, puis de la Chine, qui s’en sont notablement rapproché, souligne par contraste ce fossé grandissant. Et c’est peut-être ce point de comparaison défavorable qui met le plus en évidence l’aporie du monde musulman à l’époque moderne. La complexité de l’histoire humaine est telle que rien n’est jamais tout à fait définitif dans ce domaine. L’exacerbation des différences peut produire des conflits homogénéisants à terme, et même une unification ultime, un peu à la manière de ce qui s’est produit en Chine à la période des Royaumes combattants. Mais ce genre de processus est particulièrement long et douloureux. Après deux ou trois siècles de guerres incessantes et structurantes, une de ces sociétés prend tout à coup l’ascendant pour fonder l’empire du monde. Si la planète ne sort pas complètement ravagée par les processus en cours, il est tout à fait possible que s’établisse un empire mondial. Cette voie aurait évidemment fort peu de choses à voir avec les perspectives d’émancipation humaine et sa nature évoquerait probablement les caractéristiques d’un empire “hydraulique”, fondé sur la gestion délicate des ressources d’une planète surpeuplée et le captage de la principale source d’énergie durable, le flux solaire qui irrigue la Terre. Cette potentialité de l’histoire contemporaine permet de donner un sens à divers processus énigmatiques. Mais G. Corm, manquant d’hypothèses de ce genre, préfère la dénonciation suffoquée et désordonnée à la réflexion prospective. Il est toujours difficile de penser sereinement lorsqu’on est pris dans une tempête historique. Elle n’a pas encore atteint son paroxysme, mais ceux qui se trouvent à cheval sur les civilisations en éprouvent déjà l’inquiétante fureur.

14/ Ce qui fait le plus défaut à Corm, c’est une analyse élaborée des causes de la régression occidentale, qui est plus profonde qu’il n’imagine, mais qui s’ancre aussi sur un terrain qu’il ne perçoit guère.

L’évaporation historique du mouvement d’émancipation a laissé un vide que rien n’est venu remplacer. L’essentiel des développements paradoxaux de l’histoire contemporaine entretient un rapport étroit avec cette béance : l’instance collective qui aurait pu endiguer le chaos historique, dont les mécanismes capitalistes sont une expression superlative, s’est montrée défaillante tout au long du XXe siècle. La renaissance de son élan semble très improbable, mais c’est à partir du constat de cette absence que l’on peut prendre la mesure de l’histoire contemporaine.

Paris, le 31 mai 2004


[1En laissant de côté la référence à l’anthropologue britannique Jack Goody, peu connu en France, dont la logique et l’aveuglement renvoient à celui de certains de ses confrères en mandarinat intellectuel. Il faudrait traiter à part l’étrangeté de cette catégorie de clercs, tels que les Burgat, Terray ou Badiou en France, dont l’ascendance stalinoïde demeure caractéristique.


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