L’anthropologie phénoménologique de Marc Richir

lundi 21 décembre 2009
par  LieuxCommuns

Texte Publié dans la Revue Internationale de psychopathologie, N°16, 1994, p. 643-664.

L’anthropologie phénoménologique de Marc Richir

Joëlle Mesnil

Article sous licence Creative Communs

« L’anthropologie phénoménologique telle que nous la concevons devrait pouvoir apporter sa contribution à la compréhension de ces mondes étranges qui sont ceux de la »folie«  »

Marc Richir. Phénomènes, temps et êtres,p 292

Introduction.

La phénoménologie psychiatrique est née dans les années 1920 du refus de la distinction cartésienne de la psyché et du soma sur laquelle Jaspers fondait encore son interprétation des troubles psychopathologiques.

D’emblée elle a été liée à une approche anthropologique , plus particulièrement dans les travaux d’Erwin Straus, de Von Gebsattel ou encore de Minkowski.On pourrait donc à ce moment considérer la phénoménologie psychiatrique comme une anthropologie phénoménologique.

En 1947,Binswanger intitule :« Anthropologie phénoménologique. »le premier recueil d’une série d’articles.Toutefois, avec certains textes un peu antérieurs,un tournant s’est amorcé qui va aboutir à la constitution de la Daseinsanalyse .Et comme le remarque A.Tatossian dans sa Phénoménologie des psychoses, « déjà à cette époque, cette expression d’anthropologie phénoménologique est en concurrence avec celle de Daseinsanalyse qui évoque une certaine distanciation , toujours plus affirmée ensuite quant à la psychiatrie anthropologique »

On ne saurait par conséquent assimiler purement et simplement anthropologie phénoménologique et Daseinsanalyse.La seconde serait dans une certaine mesure née d’une position critique prise par rapport à la premiere. Tel est aussi le point de vue exprimé par R. Kuhn et H. Maldiney dans la préface à l’édition française des textes de Binswanger regroupés sous le titre Introduction à l’analyse existentielle : « A partir de 1942, les recherches de Binswanger ne peuvent plus simplement s’inscrire sous le titre d’une anthropologie, même phénoménologique »

En fait,Binswanger donnera l’impression de prendre ses distances tant par rapport à l’anthropologie phénoménologique que par rapport à la Daseinanalyse ,quand il s’agira pour lui de mettre au premier plan de sa réflexion les apports de la phénoménologie transcendantale de Husserl. L’avant propos à Mélancolie et manie , paru en 1960, est à cet égard on ne peut plus clair : précisant que désormais « ..il s’agit (ici) d’études phénoménologiques et non pas daseinanalytique », Binswanger ajoute : « il ne sera pas non plus question ici d’anthropologie phénoménologique. »

.Le psychiatre entre alors dans de que l’on considère habituellement comme la troisième période de sa pensée, caractérisée avant tout- après le tournant heideggerien qui a aboutit à la mise en place des principes de la Daseinsanalyse- par un retour à Husserl.Mais les textes auxquels se référera désormais Binswanger ne seront plus ceux qui avaient alimenté sa réflexion de la « première période ».Par ailleurs, comme le psychiatre le dira dans l’avant propos à Délire, paru en 1965, son retour à Husserl ne signifie nullement un abandon de la référence à Heidegger, ni en définitive de la Daseinsanalyse.

Si le nom de Binswanger reste attaché à la Daseinanalyse, on peut se demander si au delà de la critique inauguré dans la « troisième période », ce n’est pas une nouvelle anthropologie phénoménologique qui aurait pu voir le jour.A.Tatossian a certainement raison de dire que la phénoménologie « pure » va au dela de l’anthropologie phénoménologique telle que Minkowski par exemple, l’a conçue. Met -t-elle pour autant fin à toute anthropologie phénoménologique dans le champ psychiatrique ou psychopathologique ? Certes il aurait fallu pour qu’une telle naissance soit possible que Binswanger approfondisse un aspect de la pensée de Husserl qu’il a abordé,surtout dans Délire, mais sans lui accorder toute l’attention qu’on lui porte en revanche aujourd’hui.Je veux parler de la question des synthèses passives.Ce faisant ,un rapprochement plus fécond aurait peut être été possible entre l’inconscient phénoménologique et l’inconscient freudien .

En fait ,la phénoménologie qui aurait rendu pensable cette anthropologie phénoménologique toute nouvelle (de par la conception de l’homme qu’elle supose) n’était pas née. Il aura fallu attendre la formation d’une pensée qui n’est pas avant tout d’inspiration heideggerienne, qui prend son impulsion dans des textes tardifs de Husserl,et aussi chez Merleau Ponty .Cette pensée , c’est avant tout celle que livre à notre réflexion Marc Richir, même s’il n’est pas tout à fait seul sur la voie qu’il a le premier tracée,et si d’autres philosophes comme J. Garelli ont entamé un dialogue avec lui.

Ce que nous propose Marc Richir c’est une anthropologie phénoménologique qui commence effectivement, pratiquement, à articuler phénoménologie et psychanalyse, articulation qui a toujours été le souci de Binswanger sans qu’il parvienne toutefois à la mener à bien .Plus radicalement encore, c’est une anthropologie phénoménologique qui rend possible la collaboration entre structuralisme et phénoménologie et une telle « collaboration » est suffisemment difficile à imaginer, voir pour beaucoup impensable, pour devoir être sérieusement interrogée ici.

1)L’anthropologie phénoménologique en tant qu’ irréductible à l’anthropologie philosophique et aux sciences humaines.

L’anthropologie phénoménologique comme toute anthropologie étudie l’homme .Mais alors que l’anthropologie philosophique ou les sciences humaines étudient l’homme comme « animal symbolique », l’anthropologie phénoménologique va s’interroger sur l’homme comme phénomène- de -monde.

Mais qu’est ce que cet homme ?

C’est de la réponse à cette question que va dépendre la conception d’une anthropologie phénoménologique qui non seulement ne sera plus empirique mais transcendantale, ce en quoi elle est bien « phénoménologique », mais encore ,ne reposera plus sur la phénoménologie qui priviligie les constitutions opérées par l’ego transcendantal .C’est à dire que cette anthropologie en tant qu’elle est phénoménologique, n’étudiera pas, à la différence de l’anthropologie de type ethnologique, notemment structurale,des faits et des systèmes symboliques déjà constitués.Elle ne visera pas une factualité, mais une facticité.Mais , en outre sa référence à la phénoménologie ne sera plus celle qui prévaut encore dans Manie et Mélancolie ,et qui priviligie l’égo constituant.Les synthèses actives vont cesser la place aux synthèses passives, mais elles vont également se désubjectiviser.Il n’y a pas à proprement parler de sujet de l’inconscient phénoménologique tel que le conçoit M.Richir.

« L’anthropologie phénoménologique ne pourra prendre son point de départ dans la factualité empirique des articulations des sens et des membres du corps humain : précisémment parce qu’ils sont tels, ils échappent pour une part importante au corps de chair comme corps phénoménologique sauvage et hors langage- la sauvagerie dont nous parlons ici n’est pas de nature au sens traditionnel, puisque la nature en ce dernier sens est indissociable de l’institution symbolique, voire même est elle même symboliquement instituée, depuis l’institution historique de la »physique« qui est tout d’abord grecque, avant d’être moderne »..." 79 Précisons que le corps de chair dont il est ici question est le Leib tel que l’a conçu Husserl . C’est le « corps » par lequel l’homme est au monde et plus radicalement, est lui même phénomène- de- monde ; il est irréductible au corps empirique, c’est à dire au Körper, qui correspond à ce que l’on entend le plus souvent par corps quand on l’oppose, dans une perspective positiviste à l’esprit.Le corps de chair ne connait pas cette division entre corps et esprit. Quant à la nature phénoménologique, telle que la conçoit Richir, elle s’oppose de la même façon à ce qu’on entend le plus souvent par nature et qui est déjà tributaire des découpages introduits par l’institution symbolique. Cette « nature naturaliste » est à la « nature phénoménologique » ce que le corps naturel (Körper) est au corps phénoménologique (Leib).Prenant position par rapport à la distinction devenue classique de « la » nature et de « la » culture, M .Richir, à l’encontre des structuralistes,va opposer deux natures et deux cultures, et plus radicalement deux dimensions : la dimension symbolique et le champ phénoménologique. L’anthropologie telle qu’il la conçoit va ainsi s’articuler à partir de deux distinctions:nature et culture phénoménologiques d’une part, nature et culture symboliques de l’autre. De la nature phénoménologique M.Richir nous dit qu’elle est « nature naturante », lieu de proto -formes constituées par synthèses passives , inconscientes,« mère » à condition de ne pas la concevoir dans une opposition symbolique à un « père », mais de la penser comme lieu informe,« radicale indéterminité »

La culture phénoménologique, sera dès lors,un pouvoir de mise en forme et en sens non symboliques ,constemment en prise sur ce lieu originaire des proto -formes hors de tout langage :« reprise des gigantesques travaux de la nature naturante, ou plutôt poursuite des oeuvres de cette nature par d’autres moyens, ... » Retenons cette expression « poursuite des oeuvres de la nature par d’autres moyens », car nous la retrouvons dans un texte où il est question cette fois de la distinction de la nature et de la culture symboliques.(Cette dernière formule exprimant d’elle même, répétons le que l’opposition habituelle est bouleversée) : « il se pourrait fort bien que l’institution symbolique, qui, en un sens, est un caractère intrinsèque de l’humanité, la distinguant de l’animalité, n’est peut être, en un autre sens, que la reprise humaine de l’animalité dans l’humanité, pour ainsi dire la poursuite des oeuvres de la nature par d’autres moyens, à savoir la poursuite, par le moyen de l’institution symbolique, de l’automatisme de répétition.... »

Phénoménologique ou symbolique, la culture ne s’instaure jamais pour M.Richir à partir d’une rupture radicale d’avec la nature correspondante.En revanche il y a un hiatus entre le phénoménologique et le symbolique, dans leur version naturelle ou culturelle.Mais « hiatus » ne signifie pas que les deux dimensions ne s’articulent pas ; au contraire, M.Richir ne cesse de réinterroger les processus par lesquels l’une se recroise avec l’autre dans toute existence humaine.Il s’agit d’une distinction transcendantale et non empirique. L’anthropologie phénoménologique telle que la conçoit M.RIchir étudiera donc « ce qui de l’humain échappe aux ordres symboliques tout en les conditionnant comme leur matrice transcendantale » Aussi,la tâche de l’anthropologie phénoménologique sera-t-elle de « rendre compte de l’ordre , ou plutôt des ordres qui se constituent dans ce chaos »(le chaos phénoménologique ) Dans ce cas,l’anthropologie phénoménologique n’est plus une région particulière de la phénoménologie, c’est toute la phénoménologie concrète qui devient une anthropologie. Mais notons que M .Richir nous met en garde : « Si toute la phénoménologie, du moins dans sa concrétude éidétique, est anthropologique, en tant que s’articulant au Leib comme phénomène-de-monde, en revanche, toute l’anthropologie n’est pas phénoménologique , en tant que l’institution symbolique n’en relève pas » L’anthropologie philosophique ,de même que les sciences humaines, étudie quant à elle les systèmes symboliques. Il convient cependant d’éviter le piège d’un renversement à cent quatre vingt degrés .Loin de considérer que l’anthropologie phénoménologique pourrait se poser comme parfaitement hétérogène aux ordres symboliques, Marc Richir tient, d’une certaine façon contre Husserl et Heidegger mais aussi malgré Binswanger , à mettre en évidence « le rôle irréductible de l’institution symbolique dans toute appréhension possible de l’anthropologie phénoménologique et en un sens plus médiat, de la phénoménologie » Le philosophe se propose ainsi d’articuler les apports inconstestables d’une phénoménologie qui a pourtant eu la faiblesse de méconnaitre la spécificité de la dimension symbolique ,et du structuralisme qui lui ne connait qu’elle.Cette volonté d’articulation est certainement l’aspect le plus original de sa philosophie , et s’il est si difficile d’en penser la nature, c’est qu’elle nous oblige à mettre en oeuvre une pensée qui ne nous est pas habituelle.

2)Approche de l’anthropologie phénoménologique à partir d’une critique de la conception déficitaire des pathologie mentales.

Le premier chapitre de Phénoménologie et Institution symbolique est consacré au « Problème du corps de chair chez L.Binswanger »,et consiste essentiellement en une lecture du texte « De la psychothérapie » paru en français dans Introduction à l’analyse existentielle.On notera encore que ce chapitre ouvre la première partie du livre significativement intitulée :« l’origine phénoménologique de la liberté ».

Qu’est ce que l’homme ? demande Marc RIchir , s’efforçant d’apporter une réponse qui pour une fois ne serait pas strictement idéologique.

« ..l’homme n’est rien hors du phénomène, et de la liberté qu’il y a en lui- que nous désignerons désormais par liberté phénomènologique » « délocalisé comme espèce biologique » ,l’homme ne peut être que phénomène de- monde articulé schématiquement à des phénomènes- de- monde. Mais l’homme est aussi l’animal symbolique auquel l’ont réduit les structuralistes, et toute la réflexion va s’acheminer vers une articulation de ce qui en l’homme lui est essentiel : sa phénoménalité ,et cette animalité symbolique par laquelle il est aussi conditionné qu’une autre espèce animale, même si les mécanismes de déclenchement sont d’abord chez lui de nature symbolique et non plus innés.Avec la phénoménologie de ses prédécesseurs, avec Binswanger tout aussi bien,, M. Richir situe donc l’essence de l’homme dans sa phénoménalité, mais contre eux il ne méconnait pas que « nous, les hommes, sommes toujours déjà pris dans l’institution culturelle » Il propose de voir dans l’institution « l’irruption de la non phénoménalité dans la phénoménalité des phénomènes. » Et d’abord de ce phénomène qu’est l’homme lui même. Une question va dès lors s’imposer :

Si l’humanité de l’homme ,c’est sa phénoménalité - et sur ce point Binswanger rejoint Heidegger aussi bien qu’ Husserl- d’où vient que cet homme puisse succomber aux pathologies que semble bien caractériser avant tout une privation de cette liberté phénoménologique ?

C’est afin de répondre à cette difficile question que M.Richir propose d’examiner le cas de la patiente hystérique présenté dans la première partie du texte intitulé « De la psychothérapie ».C’est en contestant la légitimité de la position heideggerienne adoptée par Binswanger dans ce texte de 1935, qu’il va, et c’est ce qui nous interesse ici, mettre en place le cadre de l’anthropologie phénoménologique qui lui est propre.

M.Richir attire d’emblée notre attention sur un paradoxe :

Alors même qu’il a défini l’homme comme« Leib » et le Leib comme « état de fait phénoménal absolument unitaire et singulier »,Binswanger observe :« la sphère de la Leiblichkeit (de la corporéité de chair) est devenue en se fermant sur elle même , »une retraite« , »un monde privé« .Dans cette retraite du corps de chair sur lui même »l’être humain est contraint de mener une vie sans passé ni avenir authentique(...) donc une vie purement corporelle(tout cela est contenu dans une seule formule : « inconsciemment »)« Mais quel est le statut phénoménologique de cette vie »purement corporelle« demande M. Richir ? Cette vie ne se situe pas hors -langage comme l’expression »purement corporel« pourrait le faire penser puisque Binswanger parle d’un »langage corporel« . Ce qui ,aux yeux de M.Richir ,rend la position de Binswanger »intenable", c’est l’affirmation simultanée que le Leib est un état de fait phénoménal absolument unitaire et singulier d’une part ,et d’autre part qu’il puisse être en lui même déficient. Cette position conduit à une approche déficitaire des processus pathologique, approche que M.Richir récuse non pour des raisons idéologiques ,mais parce qu’elle est selon lui l’effet d’une conception de la phénoménologie qui lui parait elle -même déficiente. En effet,comment le Leib, phénomène « unitaire » pourrait- il être déficient ?Et comment de ce qui n’est ni positif ni négatif pourrait- il être retranché quelque chose ?

M.Richir a exprimé à mainte reprise tout l’intêret qu’il porte à la Daseinsanalyse ; pourtant ,il est un point sur lequel il affirme clairement sa « dissidence » par rapport à Binswanger : le lieu du champ phénoménologique depuis lequel peut s’ouvrir la lacune en non phénoménalité n’est pas , contrairement à ce que laisse entendre le psychiatre,celui des phénomènes- de- monde hors langage « tout à fait sauvage, qui, sans être du positif, n’est pas non plus,...du négatif... » mais celui des phénomènes -de- langage. : « les lacunes ou les trous dans la phénoménalité, dont nous parlons, sont coextensives d’un défaut quant à une temporalisation très spécifique, puiqu’il s’agit pour nous, de la temporalisation (et de l’espacement) propre au phénomène de langage comme phénomène de monde ». Toute l’argumentation de Marc Richir repose sur cette distinction entre phénomènes- de- monde et phénomènes- de- langage. Aussi, importe -il de bien comprendre ce que ces termes évoquent dans la perspective qui lui est propre.

3)Phénomènes de monde, phénomènes de langage, et langage de l’institution symbolique.

Qu’est ce donc d’abord qu’un phénomène de langage ?

Tout d’abord, c’est un phénomène, ce qui le distingue d’un symbole, d’un signifiant, d’un représentant quelqu’il soit.On pourrait ici reprendre la définition de Tellenbach : « Le phénomène est ce qui étant le plus souvent caché, peut être amené au jour par certaines modalités d’approche ou ce qui - plus rarement - est déjà au jour .Dans les symptomes qui se montrent, nous faisons seulement à proprement parler l’expérience que quelque chose est présent, qui justement ne se montre pas mais qui seulement s’annonce ou se révèle - à savoir la maladie ou l’altération. C’est parce que la maladie s’annonce dans les symptômes, sans se montrer, que les symptômes obligent à des inférences disgnostiques. Pour quelque chose qui se montre, il n’y a pas besoin d’inférence. » Le phénomène (non pas phénoméniste mais phénoménologique) n’est en aucun une structure de renvoi, mais cela ne le rapproche pas pour autant, c’est là une difficulté supplémentaire, d’un « en soi ».Bien des contresens sur la phénoménologie de Husserl proviennent d’une obstination à l’aborder à partir d’un cadre de pensée kantien qui ne peut absolument l’accueillir sans la dénaturer.Si certains concepts kantiens sont susceptibles de contribuer à un aprofondissement des textes de Husserl, ce ne sont pas ceux du phénomène tel que le conçoit Kant ,et de noumène,de « chose en soi », mais ceux de jugement réfléchissant et de jugement déterminant .

Ensuite, ce phénomène est « de langage », ce qui lui confère une caractéristique particulière selon laquelle il ne peut être réductible à un phénomène- de- monde qu’il est cependant aussi. En effet, tout phénomène- de- langage est phénomène- de- monde, mais l’inverse n’est pas vrai.(sinon, la distinction n’aurait plus aucune pertinence). On ne peut dire qu’il y aurait d’un côté des phénomènes- de -langage et de l’autre des phénomènes- de- monde, tout comme du point de vue de l’institution symbolique il y a les mots et les choses.On ne peut dire simplement que les phénomène- de- langage « désignent » les phénomènes -de- monde.La notion même de désignation ressort d’un mode de pensée symbolique qui ne peut avoir cours dans le champ phénoménologique.En ce sens ,s’il y a un lien entre phénomènes- de- langage et phénomènes- de- monde, ce lien ne peut être conçu sur le mode de l’adéquation ,puisque le concept d’adéquation suppose lui aussi des entités identifiées et bien séparées telles qu’on n’en rencontre précisémment pas dans le champ phénoménologique.

« L’écart entre phénomène -de- monde et phénomène- de- langage n’a rien, ou que fort peu à voir avec la barre qui sépare le signifiant du signifié, ou la chaine linguistique de son référent : c’est plutot un abîme où, idéalement, à la limite, tout résonne en écho à tout. » Le lien entre phénomène- de- monde et phénomène -de- langage n’est pas pour autant arbitraire, au contraire.

Mais alors, comment penser cet écart ? Ce qui spécifie avant tout le phénomène- de- langage et le distingue du phénomène- de -monde, c’est le fait qu’il s’en « écarte » à proprement parler ,c’est à dire qu’il se met en forme par un espacement qui demande en outre du temps. Ce phénomène- de -langage ,tout en demeurant malgré tout phénomène- de- monde,se caractérise par une prise de conscience que ne connait pas le phénomène- de- monde hors langage. Cette conscience est précisemment ce en quoi consiste la mise en forme d’un sens, ou plus précisémment ,pour reprendre l’expression de Marc Richir, la temporalisation /spatialisation en langage d’un sens. On remarquera toutefois que si la phénoménalisation en langage apparait avant tout comme une prise de conscience,celle-ci est irréductible aux « ratiocinations et rationalisations imaginaires »auxquelles la psychanalyse réduit trop souvent les manifestations de la conscience.Car si l’imaginaire ainsi conçu(comme chez Lacan,) est bien un piège que l’inconscient symbolique (et non pas phénoménologique) tend à la conscience, toute conscience n’est pas réductible à cet imaginaire là, le plus pauvre.Il existe une conscience différente qui « est en fait épreuve phénoménologique concrète de la temporalisation/ spatialisation » : tempporalisation et spatialisation, parce que la mise en sens demande de l’espace et du temps pour s’accomplir.Le langage dont il est question quand on parle de phénomènes de langage, M.Richir ne cesse d’insister sur ce point, est irréductible à une transmission d’informations , de messages déjà constitués avant une communication. Bref, ce n’est pas le langage que seul, la sémiotique prend compte.La sémiotique intervient toujours quand la parole s’est déjà tu ; comme le dit J.Garelli,faisant allusion à l’exercice du jugement réfléchissant tel que Kant l’a conçu, elle « ne réfléchit pas ».Rien n’est plus opposé à l’esprit de l’anthropologie phénoménologique que la sémiotique et sur ce point, on remarquera que les critiques que M.Richir adresse à la première rejoignent celles qu’ont formulées J.Garelli ,et il y a longtemps déjà H.Maldiney ,à l’endroit d’une science qui méconnait tout ce qui de l’expérience n’est pas codé. Le langage dont l’anthropologie phénoménologique a le souci, irréductible aux codes des institutions symboliques (dont la langue est le paradigme) est mise en oeuvre d’ une parole que ,reprenant le mot de Merleau Ponty, M. Richir qualifie de « parlante », et qui fait du sens sans que ce sens ne puisse jamais se réduire à une signification. Le sens est en effet à la signification ce que le champ phénoménologique est a la dimension symbolique.Le sens est phénoménologique et indécodable parce que non codé, la signification est symbolique et décodable.

Ce sens phénoménologique est l’« objet » même de l’anthropologie phénoménologique, alors que la signification serait, pourrait on dire, l’objet ( sans guillemets phénoménologique cette fois) de la sémiotique. Le sens n’est donc pas réductible à un contenu , à la différence d’une signification .En outre, le sens n’est pas sens de rien ; il n’est pas pure invention fantaisiste ou farfelue qui ne serait pas limitée par une instance critique.

« Le sens qui se fait dans les phénomène de langage n’est pas sens de rien (nominalisme), mais sens de ce qui lui échappe, qui est à la lizière même du dire, et qui est le lieu inconscient des phénomènes- de- monde. »

Mais alors qu’est ce qu’un phénomène- de- monde ?

Ce n’est pas un « objet » ,ni de pensée, ni du monde.

Ce n’est pas un contenu.

Ce n’est pas rien.

Ce n’est pas même « ce » qui apparait.

Ce n’est ni un être naturel ni un être symbolique,ni une chose du monde ni un mot de la langue. Le meilleur « exemple » qu’on puisse en donner ici est celui du rêve:pour M.Richir, le rêve (le rêve rêvé, et non le récit de rêve),est par excellence le phénomène- de -monde.Ce qui veut dire que dans la perspective adoptée par ce philosophe, il n’y a pas de phénomènes- de- monde conscients.C’est même l’inconscience qui les caractérise avant tout. De même qu’il n’y a pas de phénomène- de -langage inconscients.

Ce qui est inconscient dans la perspective adoptée par M.Richir,est soit le phénomène- de -monde , soit à l’autre extrême, un signifiant symbolique.Et le phénomène- de -langage(conscient) s’enracine ,pourrait- on dire, dans le phénomène- de- monde(inconscient) .Si l’inconscience symbolique se situe en quelque sorte au delà de l’institution symbolique, sous la forme d’une signification fossilisée,sédimentée d’une façon tout à fait figée, l’inconscient phénoménologique se situerait plutot en deça de la prise de conscience en quoi « consiste » la phénoménalisation en langage :

« IL n’y a pas de phénomène -de -langage - nous ne disons pas:d’ énoncés ou d’expression, qui ne sont pas necessairement, et ne sont même que très rarement phénomènes au sens phénoménologique - qui ne soit du même coup phénomène- de- monde, et ce, par temporalisation/spatialisation de la proto présence de monde. Tout phénomène de langage cherche à » dire« quelque chose de la proto-présence de monde où se situe son origine » .

M. Richir distingue donc, et cette distinction pourrait ouvrir de tout nouveaux horizons à l’approche des pathologies symboliques, deux sortes de mises en forme antérieures à la sédimentation de formes symboliques achevées et désignables.Les premières ont « lieu » dans le champ phénoménologique hors langage et M. Richir les rapproche à plusieurs reprises de la Bildungskraft telle que Kant l’a conçue dans la Critique de la faculté de juger .Il s’agit déjà d’une proto- temporalisation /spatialisation d’une « forme »(Richir n’emploie pas ce dernier terme), mais d’une forme qui ne peut en aucun cas être considérée comme une structure de renvoi ; elle n’est pas de langage.Les secondes, pas plus symboliques, constituent toutefois une mise en sens, une mise en langage, mais il s’agit d’un langage phénoménologique et non symbolique.En ce sens, si dans le symptome des pathologies « symboliques », il y a un défaut de mise en forme (de spatialisation / temporalisation) c’est défaut de temporalisation / saptialisation) « de langage » Cette idée peut paraitre banale ; la psychopathologie nous a appris depuis longtemps que le symtôme dit quelque chose de façon détournée et qu’il constitue en quelque sorte le raté d’une symbolisation dont il utilise pourtant les ressources.Mais M.Richir ne nous parle pas ici de défaut de mise en langage symbolique, même s’il y viendra ensuite, il nous dit que la pathologie « symbolique » résulte d’un défaut de mise en langage phénoménologique.

A ce point son texte me parait devoir être cité dans son entier car il est d’une importance cruciale : « Le lieu du champ phénoménologique où peuvent surgir des lacunes dans la phénoménalité ne peut être situé, pour nous, que par et dans les phénomènes- de -langage comme phénomènes -de- monde. A condition, donc, d’entendre, comme nous le faisons, le langage dans sa dimension ou son origine phénoménologique intrinsèque (et la plus générale), et non simplement comme langage explicitement articulé(et encore moins comme ce langage, relevant d’une institution culturelle et logique, qui fait l’objet de la linguistique), on peut dire que les troubles »psychopathologiques« de l’être humain sont des troubles de langage, et que, d’une manière plus générale qu’il nous faudra préciser,( ...)l’institution symbolique en général est à comprendre comme découlant de sortes d’ »effets« de langage, qui ne se manifestent que par des lacunes ou des trous dans la phénoménalité des phénomènes de langage. » C’est précisemment à ce point que M.Richir articule langage symbolique et langage phénoménologique dans la constitution d’un symptôme : « L’existential symbolique ou anthropologique se met en jeu là où surgit une ou des lacunes en phénoménalité dans la phénoménalité du phénomène de langage comme phénomène de monde. »

S’il y a donc bien une lacune à l’origine du symptôme, cette lacune n’est pas originairement symbolique, et par ailleurs, elle s’inscrit non pas dans le Leib comme phénomène -de monde- mais dans le Leib comme phénomène- de- langage.En d’autres termes, on pourrait en se référant à la théorie husserlienne de l’incarnation,dire que cette lacune s’inscrit dans le Leib externe (Aussenleib) et non dans le Leib interne (Innenleib).

La patiente de Binswanger n’est plus au monde du Leib comme phénomène- de- monde, mais ce phénomène en lui même n’est pas en défaut ; pas intrinsèquement.Ce qui est à l’origine de la souffrance de cette malade hystérique,ce serait :« le passage de toute une dimension de la zone orale (celle liée à la parole) hors du champ de cette phénoménalité, déjà plus spécifique qui est celle du langage comme phénomène -de- monde. » Les pathologies auxquelles nous confronte la psychopathologie,pathologies « symboliques », résultent alors d’un blocage de la mise en sens qu’aurait dû accomplir une phénoménalisation de langage. Ce qui se répète dans ce que M.Richir ,reprenant l’expression de Lacan désigne du terme d ’ « automatisme de répétition » qu’est le symptome, c’est ce qui ne s’est pas temporalisé /spatialisé en langage.Mais l’echec de cette mise en forme et en sens en quoi consiste la temporalisation/spatialisation, ne peut provenir d’une déficience du champ phénomènologique hors langage , en lui même, ni positif ni négatif.C’est à l’autre extrémité du processus de mise en forme qu’il faut aller chercher sa provenance qui n’est pas de l’ordre d’une cause positive.

La cure, dans ces conditions, aura pour fonction de débloquer la mise en sens par le « moyen » d’une mise en forme de langage prenant son impulsion dans la mise en forme originaire et hors-langage d’un phénomène- de -monde.Elle consistera donc en une phénoménalisation en langage d’un phénomène-de-monde.

L’interprétation que nous propose M.Richir du texte de Binswanger va s’achever sur une référence à la psychanalyse de l’homme aux loups, référence qui apparait à plusieurs reprises dans les travaux du philosophe.

4) La psychanalyse comme paradigme de l’anthropologie phénoménologique.

La référence de Marc Richir à la cure, entendons la cure psychanalytique doit retenir toute notre attention,En effet,dès les Recherches phénoménologiques, parues en 1983 ,le philosophe insiste sur la valeur paradigmatique de la psychanalyse :« L’anthropologie phénoménologique aura à reprendre très soigneusement les matériaux de l’observation psychanalytique,... » . Il suggère alors qu’un des moments nécessaires de l’anthropologie phénoménologique « doit être une lecture phénoménologique de Freud » et nous engage à une élaboration de l’anthropologie phénoménologique à partir d’ « une lecture critique-transcendantale de la théorie psychanalytique » Quatre ans plus tard , dans Phénomènes, temps et êtres, où M.Richir interroge les rapports de l’ontologie et de la phénoménologie, l’idée que la psychanalyse pourrait offrir une véritable nourriture à la phénomémnologie et à l’anthropologie phénoménologique est encore présente.« S’il devait y avoir une méthode propre à l’éidétique transcendantale, elle serait à concevoir comme la généralisation, au champ phénoménologique, de certains traits de la méthode psychanalytique en tant qu ’ »appliquée« au champ psychologique » Au cours des dernières années ,les références du philosophe à la psychanalyse s’approfondissent ; les suggestions, les évocations, les indications brèves ,laissent désormais la place à une élaboration à part entière.Concrètement, c’est le cas de l’homme aux loups déjà évoqué à la fin du commentaire du texte de Binswanger qui retient plus particulièrement l’attention de M.Richir.Il lui avait déjà consacré quelques pages de Phénomènes temps et êtres en reprenant une une note de travail de Merleau Ponty sur les associations de la psychanalyse . Les associations de l’homme aux loups feront ultérieurement l’objet d’une analyse approfondie dans un texte paru dans le numéro des cahiers de philosophie consacré à :« Merleau Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse » .Un texte où ,plus clairement qu’en aucun autre ,apparaitra que si l’anthropologie phénoménologique peut recourir à une méthode, c’est celle de l’association libre telle qu’on la pratique en psychanalyse.Mieux encore, que la technique de l’association sur laquelle se fonde « l’éidétique transcendantale sans concept donnés d’avance », qu’est l’anthropologique phénoménologique telle que la conçoit M .Richir, procède d’une généralisation de la technique de l’association libre pratiquée par les psychanalystes. A cette différence près, mais elle est d’une immense importance, qu’elle devra compter (et non prendre en compte) , une dimension d’association qui n’est pas symbolique, celle des synthèses passives telles qu’elles s’effectuent dans l’inconscient phénoménologique . A l’instar des psychanalystes, M.Richir accorde une importance décisive à l’activité associative dans l’interprétation des formations de l’inconscient, et en particulier dans celle des rêves.Mais sa conception de l’association ne coïncide pas tout à fait avec celle de la psychanalyse. En effet, le rêve tel que le conçoit M. Richir n’est pas d’abord un discours signifiant mais un phénomène de monde se mettant en forme au lieu de l’inconscient phénoménologique, qui répétons le ne connait pas à proprement parler de langage ; mais il est un lieu de proto- pensée, pensée aveugle ,c’est à dire sans réfléxion.

Ainsi, les processus de condensation et de déplacement qui sont à l’oeuvre dans la constitution des chaines associatives, et qui sont essentiellement inconscients ne sont ils pas ,du point de vue du philosophe, des phénomènes- de- langage mais des phénomènes- de- monde ; ce qui peut surprendre compte tenu de nos habitudes de pensée issues de la pratique de l’institution symbolique, mais ce qui devient évident dès lors qu’on a saisi que dans la logique phénoménologique, le phénomène- de- monde à proprement parler ne peut être qu’inconscient, et que l’assomption du phénomène- de- monde en phénomène- de -langage consiste justement en une prise de conscience.

Ces processus associatifs relèvent de synthèses passives asubjectives, (c’est à dire qui s’effectuent sans la conscience et sans mise en jeu de l’intentionnalité d’un ego). Ce n’est que lorsque ces phénomènes -de- monde accèdent à la conscience par une temporalisation /spatialisation en langage qu’il deviennent des phénomènes- de -langage dotés de conscience. Ce passage à à la conscience n’est en aucun cas à concevoir sous la forme d’une prise de conscience d’un « contenu » déjà constitué avant cette « prise ». Car dans le champ phénoménologique par nature inconscient qui en est comme la source ,il ne saurait y avoir à proprement parler de « contenu ». La notion de contenu n’apparait qu’avec la réalité empirique et avec l’institution symbolique qui en effectue la découpe.

De même qu’il a distingué deux sortes d’inconscients, M. Richir va distinguer deux sortes de sens,et deux sortes de symboles. Chaque fois il s’agira de ne pas confondre la dimension symbolique avec la dimension phénoménologique, tout en pensant leur articulation (d’autant plus difficile à concevoir qu’elle ne peut être celle d’ entités séparées constituées avant la rencontre. Il n’y a pas à proprement parler de « donné » dans le champ phénoménologique tel que le conçoit M.Richir, en émettant certaines réserves vis à vis de la phénoménologie de Husserl, encore trop « symbolique ».).

La psychanalyse dont il s’agit de généraliser la méthode n’est donc déjà plus tout à fait celle de Freud, de même l’éidétique telle que la conçoit ici M. Richir ne cherche -t-elle plus des essences telles que les concevait Husserl.C’est d’ailleurs en quoi elle est « sans concept donnés d’avance ».IL s’agit d’une eidétique qui ne cherche pas à isoler une essence conçue comme une idéalité pure, une substance fixe et stable, un objet défini de pensée.L’essence dont il est alors question n’est plus celle de Husserl mais celle de Merleau Ponty. Quant à la psychanalyse, c’est celle de Lacan qui est mise au premier plan.C’est certainement là que réside l’apport le plus éclairant, mais aussi le plus surprenant de M.Richir à ce que l’on pourrait concevoir comme les prolégolèmmes à une nouvelle interprétation des rêves. Une interprétation « phénoménologique -symbolique ». C’est en interrogeant la psychanalyse qui pourrait apparaitre à première vue comme la plus éloignée de la pensée phénoménologique, que M.Richir va parvenir à ébaucher l’articulation que tous ses prédecesseurs semblent avoir manquée.Il reproche lui- même à Lacan de céder la plupart du temps à la fascination de l’insitution symbolique , et pourtant, c’est chez Lacan qu’il va trouver les germes d’une authentique pensée phénoménologique des formations de l’inconscient !

La référence de M.Richir à Lacan est d’autant plus interessante que , malgré des voeux pieux, les efforts pour articuler psychanalyse et phénoménologie psychiatrique ont été décevants, et qu’une telle articulation ,dès lors qu’elle aurait mis en jeu non pas « la psychanalyse » mais la psychanalyse lacanienne, a été jusqu’ici franchement impensable.

Richir évoquant un texte paru dans Les quatres concepts fondamentaux de la psychanalyse où Lacan pense l’inconscient comme « non réalisé », commente : « c’est parce que quelque chose ne s’est pas accompli que ce non acomplisement induit des effets »..« en ce sens, pourrait-on dire, la béance de l’inconscient serait de l’ordre du non réalisé au sens où l’on dit que l’on n’a pas réalisé ce qui se passait dans telle ou telle situation où l’on peut se trouver impliqué dans l’expérience la plus concrète » . Dans les formations de l’inconscient, quelque chose « demande à se réaliser » ; mais une telle réalisation supposerait la rencontre de ce que Lacan appelle « réel » et Richir « phénomène hors langage » :« ce qui est manqué dans la rencontre, c’est précisemment , pour nous, le phénomène comme phénomène- de -monde, le phénomène comme rien que phénomène (qui est donc pour nous, l’équivalent du réel lacanien). » Cette équivalence tout à fait étonnante pointe que c’est au lieu d’un radical hors langage que s’effectue la rencontre entre phénoménologie et psychanalyse

Dans la pathologie dite « symbolique », cette rencontre du phénomène- de- monde hors langage - du « réel »- échoue,ou encore peut- on dire qu’elle se fait de manière manquée, ce faire produisant la répétition automatique de quelque chose qui en fait n’a pas eu lieu.On peut dès lors penser que « ce qui relève de l’inconscient relève en fait de ce qui ne s’est pas temporalisé dans la temporalisation du langage donc de ce qui se loge dans des trous ou des lacunes dans la phénoménalité du langage(..)et que c’est dans cette stricte mesure, qui est celle même d’une non-réalisation au plan de la phénoménalité du langage(...)que se qui se loge ainsi dans ces lacunes est repris , mais pour toujours y échapper (tant que ne s’est pas effectué sa temporalisation en langage),dans l’automatisme de répétition ». Ce qui se répète dans le symptome conçu comme automatisme de répétition, « n’est pas de l’ordre du phénomène, et du phénomène- de- monde, mais au contraire est de l’ordre de la lacune au phénomène, et en particulier au phénomène- de -langage. Par conséquent, que l’automantisme de répétition n’est pas primairement de l’ordre phénoménologique, mais de l’ordre de l’institution symbolique... » C’est donc la lacune dans la phénoménalisation en langage qui va introduire une lacune dans l’être au monde de l’homme, dans le Leib lui même. Mais M.Richir remarque que dans ce cas :« S’il y a donc »déficience« de l’être au monde, c’est par cette médiation active qui n’est que secondairement »oubli« ou »faiblesse« dans la »résolution« Médiation »active" qui est donc celle de l’instituant symbolique. La prise en considération de ce rôle joué par l’instituant symbolique dans les formations pathologiques de l’inconscient est certainement ce par quoi la pensée de M.Richir diffère profondément de toutes les autres approches phénoménologique de ces formations. Dès lors,une différence que nous avons évoquée dans un premier temps de façon en quelque sorte purement descriptive prend tout son sens. Si l’on ne devait retenir qu’un point de l’élaboration extrement complexe à laquelle se livre M.Richir, ce serait la différence qui oppose tout en devant les articuler, l’inconscient symbolique, le seul ,souligne -t-il que la plupart des psychanalystes prennent en considération,et l’inconscient phénoménologique, qui est en fait le lieu des phénomènes- de- monde hors langage.

Dans l’inconscient phénoménologique ainsi conçu ,il n’y a répétons le aucun langage : pas de langage symbolique, cela va de soi si l’on considère tout ce qui précède, mais pas non plus de langage phénoménologique , ce qui est plus dificile à comprendre ,on l’a dit,sauf si on entre suffisemment avant dans la pensée de Marc Richir.Et cela ne signifie nullement que des formes ne naissent pas dans ce lieu énigmatique.C’est même, on l’imagine, le lieu d’émergence des toutes premières formes absolument non référentielles, qui si elles renvoient à quelque chose d’autre qu’elles- mêmes ne peuvent le faire qu’en avant d’elles et non en arrière.Si ces formes entretiennent une relation avec une activité référencielle, c’est en tant qu’elles en constituent le point d’origine et non l’objet.De même peut- on dire que si elles mettent en jeu une signifiance, c’est en tant qu’elles peuvent préparer, ouvrir à une mise en sens où le sens naitra d’un écart entre deux moments de mises en forme, mais elle mêmes n’ont pas de sens si on entend pas « sens » une réflexion en langage.Ce dernier point mérite d’ être souligné : ces formes n’ont bien entendu pas de signification, mais elles n’ont même pas de sens, ce qui est plus difficile à penser.Si le langage de l’institution symbolique est porteur de significations, les phénomènes de langage sont instaurateurs de sens,mais les phénomènes- de -monde hors langage sont seulement le lieu d’un proto- sens.

C’est ainsi le « grand écart » par lequel il pense ensemble les trois dimensions de l’inconscient phénomènoménologique, de la phénoménalisation en langage qui s’en nourrit ,et du langage de l’institution symbolique qui permet à M.Richir de poser les bases d’une interprétation des formations de l’inconscient qu’on pourrait , reprenant ses propres termes à propos de Merleau Ponty, qualifier de « toute nouvelle ». L’association libre telle qu’il la conçoit,ne met pas d’abord en jeu des entités déjà constituées,mais une pensée qui échappe radicalement au principe d’identité.Dans le texte où il nous invite à imaginer « un tout nouveau rapport à la psychanalyse, » le philosophe , reprenant une note de travail de Merleau Ponty que bien des psychanalystes devraient méditer ,souligne avec force la necessité d’ « une mise entre parenthèse ou une époché radicale des concepts classiques de la psychologie avec lesquels, peu ou prou, travaillait encore Freud. » Il s’agit avant tout de réélaborer complètement « ce que l’on entend par pensée » pour élaborer une nouvelle conception de l’association. M.Richir considère en effet, contre Freud, que le travail du rêve pense, mais à l’aveugle, « sans la réflexion temporalisante (et spatialisante) du langage » ;la pensée dont il s’agit est de nature poïétique,elle opère par synthèses passive (Husserl),ou encore par Einbildingskraft (Kant)

L’ apport personnel de M.Richir, au regard de ce qui était déjà présent dans le texte de Merleau Ponty concerne toutefois le réseau symbolique de l’association. En effet, constate-t-il, après nous avoir invité à distinguer dans les associations de l’homme aux loups, un réseau phénoménologique et un réseau symbolique ,Merleau Ponty ,à l’inverse des psychanalystes,ne nous dit presque rien du second.

Soyons attentif à cette volonté de ne pas exclure de son élaboration ce qu’il appelle ici le « réseau symbolique » de l’association.C’est là que réside certainement l’ apport le plus inconstable de l’auteur de Phénoménologie et Institution symbolique .A cet égard, il considère que le structuralisme est « un moment fécond dans la compréhension de ce qui est en jeu » dans la formation du symptôme en tant que « symbolique », mais il lui reproche d’avoir méconnu la dimension phénoménologique toujours à l’oeuvre dans cette formation. Sa méditation de la note de travail de Merleau Ponty consacré aux associations de l’homme aux loups le conduit à une conception très précise, technique ,de la façon dont s’articulent leur dimension symbolique et leur dimension phénoménologique.Présenter ici le détail de cette conception est impossible , et on ne peut qu’inviter le lecteur à se reporter au texte .Mais l’on devait résumer en quelques mots l’apport inestimable de la pensée de M.Richir à une compréhension des symptomes auxquels a affaire la psychopathologie, on pourrait dire que le symptôme se manifeste au carrefour d’une lignée associative phénoménologique composée non pas de signifiants mais d’êtres « sauvages » auxquels ne correspondent aucune expression instituée,et d’une lignée associative symbolique qui elle relève déjà des découpages de l’institution sybmolique dont la langue fait partie.Au niveau phénoménologique, l’association loin de relier des entités séparées, manifeste plutot une ramification d’un être non symbolique unique en ce qui va apparaitre en surface , c’est à dire au niveau symbolique comme des unités indépendantes.Ce dernier point est essentiel .Si M.Richir reproche à la psychanalyse de ne prendre en compte que le réseau symbolique de l’association, il convient d’être attentif au fait que ne prendre en compte que le réseau phénoménologique n’est en rien préférable.Si le psychanalyste n’entend pas les deux, il n’entend rien ,et la cure n’arrive à aucune résolution.. Déjà dans son texte sur Binswanger, M.Richir remarquait : « Toute la difficulté est (donc) que ce sont des essences concrètes et sauvages, donc des sens phénoménologiques, qui se voient »investis« de sens ( »vécus« par le sujet comme non-sens) symbolique, donc que les deux paraissent le plus souvent se confondre. » 43 C’est cette confusion qui rend si difficile l’exercice efficient de l’attention flottante.Le « marquage symbolique » en signifiant s’incruste, s’enkyste dans des Wesen sauvages qui se découpent autrement qu’eux.Ce dernier point est essentiel : il y a déjà des unités, même si elles ne sont pas identitaires dans l’inconscient phénoménologique sur lequel vient se greffer l’inconscient symbolique, et l’interprétation y être attentive, faute de quoi elle sera inutile et même ,le remarque M.Richir dangeureuse, puisqu’elle tendra alors à renforcer le blocage du sujet dans les termes de la théorie .

Par sa conception des processus associatifs inconcients , c’est à une refonte radicale tant de la phénoménologie que de la psychopathologie que nous invite M.Richir.Sur le versant phénoménologique, ce que M.Richir « reproche » à Heidegger aussi bien qu’à Husserl ,et par voie de conséquence à Binswanger, c’est de n’avoir su concevoir qu’un type d’existential, le phénoménologique,et d’avoir méconnu les existentiaux symboliques au moment même où ils restaient enfermés dans le cadre d’ une phénoménologie en quelque sorte paradoxalement symbolique.En effet, elle semble rester prisonnière de la notion même de « donné », or pour que quelque chose se donne il faut qu’il été conceptualisé, identifié, découpé selon les règles d’une institution symbolique.Ainsi, n’est ce que dans ses textes tardifs,où il s’interogge sur les synthèses passives qu’Husserl aborde la dimension proprement phénoménologique de la « chose même ».Ces synthèses passives apparaissent alors comme des mises en forme absolument originaires, ne renvoyant à rien qui les précederaient. Elles ne se « donnent » pas, puisqu’elles se font dans le « chaos » phénomènologique qui se tient d’une« cohésion sans concept »et que toute donation suppose un concept . D’une certaine façon, si la phénoménologie de Husserl et l’analytique existentiale de Heidegger apparaissent à Marc Richir comme « déficientes », c’est donc parce qu’elles confondent existentialité symbolique et existentionnalité phénoménologique . Elles ne thématiseraient que la seconde au moment où leur pensée même est prise dans les rêts de la premiere.Les psychanalystes qunat à eux,ne thématiseraient que la première alors que les formations de l’inconscient de l’inconscient auxquelles ils s’efforcent de donner sens ont aussi une dimension phénoménologique qu’il méconnaitraient le plus souvent.

5) Vers une nouvelle conception des « constructions en analyse. »

Cette méconnaissance de la dimension phénoménologique de l’inconscient est lourde de conséquences et sa prise en compte pourrait ouvrir de tout nouveaux horizons à la pensée psychanalytique.D’un point de vue strictement épistémologique ,on pourrait justement à la lumière de la phénoménologie de M.Richir, aborder à nouveaux frais une question soulevée par P. Fédida il y a quelques quinze ans dans Corps du vide espace de séance. Evoquant le livre de S.Viderman paru en 1970,La construction de l’espace analytique, P.Fédida remarquait que les discussions que ce texte a suscitées abordaient très peu « les conditions de légitimité épistémologique de la notion de construction. » . Or,s’il est une notion psychanalytique que l’élaboration conceptuelle de M.Richir permet de repenser de fond en comble, c’est précisémment celle de construction. Si le rapprochement de deux pensées, celle d’un psychanalyste Viderman et celle d’un philosophe, M.Richir peut être fécond, c’est en ce qu’elles constituent deux formes opposées d’une contestation de l’interprétation dite « réaliste » des formations de l’inconscient. Mais alors que Viderman oppose au réalisme qu’il attribue à Freud un idéalisme qui est un nominalisme, M.Richir ouvre la voie toute différente d’un réalisme qui serait transcendantal-phénoménologique et non plus empirique.Si l’inconscient n’est pas d’abord noumène, contrairement à ce que pense Viderman, mais lieu de phénomènes- de- monde qui exigent d’être mis en langage sous la forme de phénomènes -de- langage pour être entendus, l’interprétation psychanalytique ne peut plus être conçue comme l’imposition d’un modèle symbolique déterminant à une masse amorphe .Si le lieu des phénomènes de monde n’est pas un pur chaos mais déjà un proto- ordre, on ne peut plus dire comme Viderman que l’inconscient n’est que ce que nous en disons.

Le plus grand interêt pour les psychanalystes des constructions conçues avec M.Richir comme spatialisation /temporalisation essentiellement contingente et non pas arbitraire, de phénomènes -de- monde hors langage est bien de permettre d’échapper tant au nominalisme qui caractérise la pensée de Viderman.(quelqu’ ait été au demeurant l’apport de sa pensée)qu’à un réalisme empirique naïf. .IL s’agit de concevoir l’interprétation comme acte de mises en forme et en sens qui loin , faute de mieux, de se « jouer aux dès » pour reprendre l’expression de Viderman (qui plus est, des dès « pipés »par une détermination symbolique) se nourrissent des proto -formes et des proto- sens de l’inconscient non plus symbolique mais phénoménologique.

On sait que Viderman a reproché à Freud (comme à Marx) d’avoir « fait du céleste avec du sublunaire » ; mais le céleste qu’il a retiré à l’ existence humaine, il l’a réintègré dans l’interprétation.N’aurait il pas fallu plutot concevoir l’existence humaine comme contingente et necessaire, phénoménologique et symbolique,l’homme comme animal symbolique et phénoménologique, et l’interprétation elle-même comme devant articuler à chaque instant ces deux dimensions ? Il aurait fallu pour cela s’engager bien plus loin que ce psychanayste ne l’a fait dans une réfléxion philosophique dont le choc en retour sur l’anthropologie n’aurait été rien moins qu’une toute nouvelle façon de répondre à une question qu’il traite de façon pour le moins insatisfaisante dans De l’argent : qu’est ce que l’homme ?


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