Les luttes sociales en France (Mars 1987)

dimanche 15 novembre 2009
par  LieuxCommuns

Voici un texte de « L’Antenne » paru en mars 1987 sur les mouvements sociaux de cet hiver-là. Il n’a guère plus qu’un intérêt historique donc. Le mérite des rédacteurs de ce bulletin, c’est d’avoir analysé, sur le moment, les changements qui étaient à l’œuvre dans le corps social, et dans les rapports de force entre dominants et dominés, suite à la contre-offensive libérale lancée à la fin des années 70. Ils n’étaient pas les seuls bien entendu, mais ces constats et ces analyses sont devenus depuis une tarte à la crème des études sociologiques ou des réflexions radicales sur l’état de la société. Certains en ont fait un joli fonds de commerce, c’est incroyable le nombre de livres qui sont sortis depuis une vingtaine d’années dénonçant le néo-libéralisme, le capitalisme financier, la techno-science, la destruction de la planète, le pouvoir des médias, des multinationales, les politiques gouvernementales, etc… S’il y a une telle demande et un tel public pour répondre à cette offre surabondante et intarissable de critique sociale, la révolution ne devrait plus être loin maintenant… Plus les choses avancent, plus les relations sociales s’atomisent, plus nous constatons que nous sommes bien orphelins de la classe ouvrière, de la menace virtuelle, même aliénée par le stalinisme, qu’elle exerçait sur les rapports de force sociaux. La bonne volonté, l‘enthousiasme, le volontarisme, dans les luttes sociales des quinze dernières années ne semblent plus être suffisants pour pallier à sa disparition symbolique après de grandioses barouds d’honneur, et à pouvoir nous permettre de renverser la vapeur …

LES LUTTES SOCIALES EN FRANCE

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Les journalistes sont généralement trop serviles pour être vraiment inintelligents. C’est que leur inintelligence historique se trouve dans la plupart des cas masquée ou compensée par l’acuité de leur opportunisme. Les récents événements, agita-tion étudiante et grèves ouvrières, les ont cependant laissés, pour un court moment, dans l’incertitude sur la direction du vent. Le grand enthousiasme, ou à tout le moins la mesurée bienveillance dont ils avaient entouré les manifestations étu-diantes de décembre s’set reportée dans un premier temps, très bref il faut le dire, sur les grèves ouvrières naissantes, pré-sentées d’abord comme l’application d’une belle leçon de spontanéisme, d’apolitisme et de démocratie de base donnée par les « jeunes » à la classe ouvrière.. Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre qu’il y a apolitisme et apolitisme ; que les ouvriers en grève ne sont pas exactement, à la différence des étudiants, une fidèle et réconfortante image de ce que « nous » sommes, en même temps qu’un modèle pour ce « nous » du consensus, que les syndicats ont parfois du bon, et les « usagers » des « droits ».

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L’ampleur, comme on dit, du mouvement étudiant a, comme on dit encore, surpris tout le monde. Dans un premier temps la Fédération de l’Education Nationale a majorité socialiste, qui a subi une désaffection notable de la part de ses adhérents dès l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et ne s’en est pas encore remise, propose le principe d’un mot d’ordre de grève contre la réforme Devaquet. Curieusement, les étudiants de certaines universités parlent de cette grève comme décidée une dizaine de jours à l’avance, alors même que les sections locales ne se sont pas encore prononcées.

On connaît la suite : la F.E.N., l’U.N.E.F.-I.D. (syndicat étudiant également à majorité socialiste) et S.O.S.-Racisme fournissent tout au long du mouvement, non sans de tonitruantes proclamations de non-intervention, un soutien massif aux étudiants en grève à la disposition desquels elles mettent toute une infrastructure de gestion et publicité, version (ô combien plus moderne, efficace et « soft ») de la vielle agit’prop (forme d’action « archaïque », adjectif qui, dans la lan-gue des journalistes, caractérise toujours un noyau de résistance à l’instauration définitive de la tyrannie du consensus mou dont ils sont les grands maîtres d’œuvres). Cependant, tout l’appareil de la manipulation est mis au service de la diffusion du slogan : « pas de manipulation », ce qui peut paraître témoigner aussi bien d’une conscience aiguë du danger que d’une naïveté aveugle. Finalement pour ce qu’on pourrait appeler la manifestation de clôture, il s’en faudra d’un cheveu que la F.E.N. ne se retire pour ne pas être « aux côtés des communistes » (en l’espèce la C.G.T. qui avait décidé de s’associer), mais tout se terminera quand même dans l’unité préservée, c’est-à-dire dans un rassemblement passablement hétérogène, mais tout entier « du bon côté ».

Il est tout à fait évident que si la F.E.N. n’a pas à proprement parler « manipulé » le mouvement (ce qui eût signifié le mener à son insu là où il ne voulait pas aller), elle s’set au moins entièrement mise à son service en poussant à la roue au-tant qu’elle le pouvait, tout en s’efforçant plus ou moins habilement de rester dans l’ombre. Mais elle n’aurait jamais pu par sa seule action, provoquer un événement qui a tous les caractères apparents d’un événement massif, surtout dans l’état de faible mobilisation où elle se trouve actuellement. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler la relative indifférence des étudiants à l’action déclenchée par les syndicats de l’enseignement supérieur contre la réforme de Madame Saunié-Seïté en 1978, action qui avait pourtant très fortement mobilisé le corps enseignant lui-même.

Depuis lors, quelque chose a cependant changé dans les formes de la vie publique, indépendamment même de la ques-tion étudiante. Tout semble se passer comme si l’état de la société était devenu extrêmement favorable au surgissement de mouvements de rue qui sont exclusivement des mouvements « d’expression », comme on dit : soudains, spectaculaires, énormes er, surtout, sans lendemain – si ce n’est la consolidation d’une idéologie et, pour quelques-uns, le sentiment ac-cru de sa pesanteur et de son efficacité. Le mouvement étudiant de décembre 1986 a un visage spécifique, mais il a aussi des affinités profondes avec les manifestations d’après l’attentat de la rue Copernic, la grande fête populaire de mai 1981, les rassemblements de foules convergeant de la France entière vers un concert final sous l’égide de S.O.S.-Racisme, pour ne citer que les plus marquants. Badges et merguez, carnaval et pub, jouent dans les événements de ce type un rôle assez comparable à celui des amplis dans les concerts populaires, et donnent accès à la consécration – ou mieux encore au triomphe pur et simple : la couver-ture de Paris-Match et celle d’Actuel. On sait que les grèves ouvrières se hissent rarement jusqu’à ces sommets du succès. Bruit et gesticulation sans contenu donc, le vide étant obtenu grâce à l’élimination des voix discordantes avant même qu’elles aient eu le loisir de se faire entendre. Dans le temps, toujours bref, de la préparation, tout est fait pour aboutir, immédiatement ou presque, à la formation d’un contenu minimal susceptible de faire l’objet d’une bonne gestion publici-taire, selon les règles de la « démocratie de base », règles moins profondément différentes qu’on ne pourrait le croire des procédures staliniennes. Simplement, au lieu que les décisions soient ouvertement imposées à une majorité par une mino-rité, une « décision générale » est prise sur la base exclusive du plus petit commun dénominateur d’une majorité massive et quelconque à la fois d’opinions (car ici on s’adresse toujours à des individus que les journaux et sondages ont abon-damment pourvus d’opinions dites « individuelles », et jamais à des militants). Ce qui n’entre pas dans ce plus petit com-mun dénominateur n’a pas à être rejeté ni interdit, n’entrant même pas en discussion. Il en résulte des proclamations avec lesquelles « tout le monde est d’accord », mais qui sont d’un vague et d’une généralité tels qu’elles ne peuvent donner lieu, au moins explicitement, à aucune action déterminée. La fête finie, chacun rentre chez soi, et bien peu ont conscience que les innocents organisateurs qui ont mis leur bonne volonté au service d’une action aussi spontanée, commencent peut-être alors à jouer, dans d’obscures tractations, le poids de l’opinion qu’ils peuvent prétendre avoir derrière eux. L’immense différence qui subsiste entre ce type de fonctionnement et celui d’une machine bureaucratique autoritaire, c’est le caractère absolument indolore ds méthodes adoptées. Sont ainsi épargnées à la « base » (qui, encore une fous, n’est plus celle de militants mais celle d’individus vaguement liés par des opinions communes), l’amertume de voir la vo-lonté d’une majorité ignorée par une hiérarchie, celle d’avoir à appliquer dans une discipline contraignante des consignes désapprouvées, et de voir s’étaler ouvertement le mensonge des dirigeants. Rien de tel dans nos modernes mouvements de foule : les mots d’ordre y sont conçus de telle manière qu’il est difficile de leur refuser son adhésion ; tout au plus peut-on s’abstenir de la manifester. Les germes de dissension, les sujets de conflit, tout ce qui pourrait faire apparaître dans une foule indifférenciée des distinctions et des oppositions réelles, cela est purement et simplement passé sous silence proba-blement aussi parce que chacun pressent qu’il s’agit de différences potentiellement irréductibles. Quand il faut s’expliquer sur ce refoulement (ce qu’on ne fait qu’en cas d’extrême nécessité) on le justifie par la règle du consensus – règle si mo-derne et congéniale à l’esprit de notre temps qu’elle est récemment devenue celle qui prévaut officiellement (contre la procédure du vote majoritaire) dans les organisations internationales. Et beaucoup de ceux-là mêmes qui décèlent ce qu’il peut y avoir de mensonger dans le ralliement au consensus s’y résignent provisoirement, avec l’espoir qu’il constitue une étape – la seule possible peut-être – vers une radicalisation.

Quant à l’usage politique de la mobilisation qui pourrait donner aux foules mobilisées le sentiment d’une exploitation à des fins particulières de la force qu’elles déploient, cet usage n’existe pas officiellement : les groupes de pression qui d’un côté servent de porte-voix à l’opinion, et de l’autre sont la doublure agissante des figures de la façade politique, sont parfaitement insaisissables, leurs chuchotements et allées et venues n’étant jamais publics quand il s’agit de passer aux choses sérieuses. (La droite française vient encore de donner un bel exemple de sa bêtise eu égard à la fois aux exigences du modernisme politique et de ses propres intérêts, en s’affichant au contraire très ouvertement sous la bannière des partis, lors des récentes manifestations de soi-disant usagers.)

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Reste à savoir pourquoi tout le monde ne resterait pas simplement chez soi : d’éminents sociologues – on sait que pour les sociologues toute forme de dépolitisation est délicieuse à constater – voient dans l’impulsion qui pousse de manière périodique et éphémère des foules dans la rue un signe réconfortant de tribalisme convivial retrouvé. Qu’il y ait, dans ces manifestations-là, un aspect, comme ils disent, « festifs », c’est sans doute le cas ; mais on peut aussi bien voir, dans le ca-ractère exclusivement émotionnel, impulsif et insouciant des comportements qu’on observe alors, l’envers pur et simple du vide dont nous parlions. D’ailleurs les émotions qui se donnent libre cours dans ces occasions ont plus ou moins toutes la même tonalité : rigolarde et bon enfant. ; à l’occasion, agressive sans colère, ou larmoyante sans souffrance. Assuré-ment, aucune foule comme telle ne peut être prise et momentanément soudée par autre chose que par des affects. Mais il arrive, si les individus qui la composent ont de l’histoire une véritable expérience commune, que leur réunion soit le pro-duit de, et du même coup produise elle aussi, autre chose qu’un vague plus petit commun dénominateur émotionnel. Quand une telle expérience fait défaut, comme c’est le cas actuellement, qu’est-ce qui pousse encore au rassemblement ? Certainement pas l’obscure impulsion quasi animale (qu’on l’appelle « tribale » si on veut) à « être ensemble », mais d’abord quelque chose qui extérieurement y ressemble beaucoup, quoiqu’il s’agisse du pur produit d’une idéologie, et non pas du retour d’un hypothétique naturel refoulé ; c’est la peur, puissante et multiforme, mère de la grande misère mo-rale contemporaine, de rester « en dehors » d’un credo qui a pénétré si profondément dans les consciences que la moindre velléité d’esprit critique se solde par une réprobation qui, pour n’être pas physiquement violente, n’en est pas moins forte et souvent lourdes de conséquences, même matérielles. Mais cela peut aussi être l’inverse : la peur suscitée par l’invasion de ce credo dans les vies individuelles, et l’espoir d’y échapper « en allant à la manif ».

Pourtant, il faut autre chose encore pour ébranler par accès tant de gens : ils ont beau être appelés, il est assez probable qu’ils ne bougeraient pas s’ils n’avaient en même temps, à l’égard de la vie publique, un sentiment profond de frustration et de méfiance. Si ce sentiment ne va pas jusqu’au rejet d’une idéologie qu’ils ont en grande partie intériorisée, ils persis-tent à la contredire : on sait bien que les mêmes personnes qui reprennent volontiers à leur compte tous les lieux communs qu’on leur instille, peuvent être en même temps convaincus que leurs représentants et leurs gouvernants, leur télévision et leurs journaux, leur mentent sans discontinuer (en quoi ils ont tort : ils ne mentent pas toujours , et ont bien d’autres cor-des à leurs arcs que le simple et grossier mensonge) – que tout ce qui se fait en politique nationale comme internationale se fait de plus en plus, au pire (et c’est sans doute le pire qui est vrai), de manière délibérément occulte, au mieux (car alors il n’y aurait pas de coupables) exige des connaissances et des lumières qui, grâce au progrès qui complique tout, sont définitivement hors de leur portée.. D’où la rage d’être exclus, par le destin et (ou) par ses agents, de ce qu’ils considèrent encore qui les concerne. D’où aussi l’absence de suite des manifestations de cette rage, obscure en elle-même, et très vite recouverte par les croyances.

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Il y a un peu de tout cela dans la secousse étudiante de décembre dernier, aggravé encore par l’état d’abandon dans lequel a société civile a choisi de laisser croître sauvagement ses enfants, non sans en même temps les empoisonner d’opinions en utilisant à cette fin ce qui se nomme encore institution scolaire. Le refus, qui affleure toujours derrière les appels à la spontanéité et au « vécu », de prendre en charge ce que toute société humaine digne de ce nom place au centre de ses pré-occupations, à savoir l’initiation des jeunes gens, est sans doute le signe le plus évident du degré de barbarie auquel nous sommes parvenus. On peut même dire que ce refus, qui s’étale dans tous les discours éducatifs spécialisés, constitue l’un des piliers sur lesquels s’édifie le monde à venir, lequel exige des êtres autant que possible coupés de tout passé humain, « sauvages » comme aucun « sauvage » ne l’a jamais été, et en même temps massivement réceptifs aux exigences les plus folles et les plus déplacées du progrès des techniques. Les maîtres, traditionnellement responsables de l’une des principales formes modernes de l’initiation, ont d’abord été sommés, au nom du progrès et des vulgates psychologiques de cesser de faire les maîtres, sous peine de se voir soupçonnés d’obscurantisme antiscientifique ou pire encore (mais toujours dans le même ordre d’idées) d’inavouables tendances antidémocratiques. A l’époque où le processus d’autodestruction de l’Université n’était pas encore entré dans les mœurs, et où la proclamation de son urgence prenait encore des formes ouvertes et criantes, un enseignant qui refusait de donner un examen à un étudiant qui n’avait jamais étudié quoi que ce soit, se faisait assez couramment traité de fasciste. Il y a presque vingt ans de cela. Depuis le non-enseignement généralisé s’est mis en place sous les apparences extérieures maintenues d’une institution scolaire, et il est si bien rodé que le scandale du contraste ouvert entre une formation inexistante et une sanction qui avait forcément les allures d’un faux passeport, ce scandale ne risque plus de se produire. Les maîtres de leur côté se sont, il faut le dire, prêtés dans leur ensemble avec une bonne grâce sans pareille à une « demande sociale » d’autant plus pressante qu’elle se formulait au nom de la « vie » (qui menaçait, paraît-il, d’enfoncer les portes des écoles devenues pour l’occasion les portes des Enfers), et qu’elle avait pour la soutenir des bataillons de chercheurs en sciences humaines qui s’étaient tous, à un titre ou à un autre, autoproclamés spécialistes en éducation, retirant ainsi aux maîtres eux-mêmes tout droit de regard sur le sens et les finalités de leur propre activité. On les a donc vus, ces maîtres, appliquer pendant vingt ans et presque sans broncher, ou en bronchant de moins en moins, les réformes pédagogiques les plus absurdes et les plus destructives, celles qui balayaient toutes les valeurs auxquelles on les aurait crus le plus fermement attachés. Les choses en sont venues au point que dans de nombreuses universités on allait couramment, ces dernières années, au devant des décisions ministérielles en la matière, quelles qu’elles soient et quoi qu’on en pense, en préparant leur application bien avant qu’elles ne soient officiellement prises. Les seules réformes récentes qui ont suscité une résistance efficace du corps enseignant ont été celles qui menaçaient les intérêts corporatifs et les carrières – résistance qui eût été fort honorable si elle ne s’était accompagnée d’une reddition sans conditions devant toutes les exigences d’autodestruction imposées par ailleurs.

De fait, la position des enseignants était devenue d’une faiblesse extrême. A peine avait-on encore besoin d’eux, ce qu’on ne se privait pas de leur faire savoir, et d’ailleurs ils devenaient à mesure que le temps passait de plus en plus facilement remplaçables, étant eux-mêmes de moins en moins savants, de moins en moins sûrs de la validité de leur savoir, de plus en plus souvent échoués là par inaptitude à arriver ailleurs. On pouvait donc, sans grands risques leur mettre entre les mains un marché honteux aux termes duquel ils conservaient une très précaire position sociale en échange du renonce-ment à toute autonomie par rapport aux exigences de l’extérieur dans l’exercice de leur fonction.

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La soumission aux exigences de la « professionnalisation » des études s’inscrit dans cette ligne, et elle n’est pas pour rien dans la confusion qui a marqué les revendications formulées par les étudiants en décembre. Puisqu’on leur a assuré qu’il y a des disciplines qui ne servent plus à rien (comme si elles avaient jamais servi à quelque chose), mais que d’autres plus modernes donnent en revanche un accès assuré à un métier, il fallait bien s’attendre à ce qu’un discours aux accents géné-reusement démocratiques ( pas de sélection, tout le monde à l’université et une place pour tout le monde à la sortie) soit accompagné en sourdine par un autre discours, celui du libéralisme sauvage qui pourrait reprendre à son compte le motto du fascisme italien : « me ne frego » ( « je m’en fous »). Nul n’ignore en effet que les métiers véritables ne s’apprennent pas à l’Université, surtout pas dans les universités de lettres et sciences humaines, dont les étudiants semblent avoir consti-tué le gros des troupes manifestantes. Apprendre un métier et faire des études sont deux choses radicalement distinctes, et la confusion entre les deux ne s’est d’ailleurs solidement instaurée que quand on a commencé à appeler « métiers » des places dans les fonctions qui ne requéraient ni savoir-faire ni culture réels : en fait toutes les fonctions subalternes de relai engendrées par le gonflement du secteur tertiaire. Or ce secteur n’a cessé d’accueillir pendant un quart de siècle toute une population promue à un statut social nouveau. Il s’est alors constitué en des temps record une petite et moyenne bourgeoi-sie de très fraîche date qui se trouve maintenant directement menacée, et hantée par la peur d’une rechute sociale qui prendrait inévitablement la forme, plutôt que d’un improbable retour à la classe d’origine, d’une marginalisation dans la vie indigne des laissés pur compte. Plus ou moins confusément, les jeunes gens des universités savent cela sans qu’on le leur ait jamais dit, et en même temps ils croient aux promesses qu’on leur fait de diplômes « monnayables ». Ils revendi-quent donc en corps l’accès à ces diplômes, et en même temps s’installent dans la lugubre perspective du sauve-qui-peut individuel. Car, outre qu’il n’y a pas de place pour tout le monde, les prétendues aptitudes professionnelles acquises à l’université sont d’une grande fragilité : leur caractère faussement mais extrêmement spécialisé, et le fond d’inculture pro-fond sur lequel on les a plaquées, forment des individus voués à devenir les victimes passives des fluctuations du marché de l’emploi et il ne semble y avoir à ce destin d’autre alternative que celle offerte par les nouvelles vertus libérales : l’acharnement à « arriver », à n’importe quel prix, par n’importe quel moyen et n’importe où, pourvu que ce ne soit pas dans le néant du chômage, ni non plus dans l’humilité d’un métier.

Quant aux autres initiateurs potentiels des jeunes gens, qui appartiennent non plus comme maîtres mais comme aînés à la génération de leurs parents, ils auraient naturellement vocation à les introduire non pas à l’histoire, par le biais de l’expérience propre qu’ils en ont, et qui a potentiellement une vertu formatrice irremplaçable. Que les aînés déforment ce qu’ils on vécu, ou en tirent des leçons partielles ou partiales, c’est peu de chose au regard de ce que représente pour un in-dividu en formation le rapport en personne avec des vies effectivement inscrites dans l’histoire. D’ailleurs, les récite des pères et des grands-pères (il ne s’agit évidemment pas ici de parents au sens strictement familial) ne peuvent jamais avoir le caractère pernicieux des mythologies fabriquées dans les officines d’opinion, pour la simple raison que ce qui compte en eux, c’est le lien qu’ils ont avec une pratique effective, qu’elle soit de combat, de résistance, ou de simple témoignage. C’est ce lien-là qui est fondamental si on veut qu’une génération nouvelle puisse ne pas flotter dans un temps totalement irréel, et se vivre elle-même comme actrice de sa propre histoire. S’il n’y a pas de genèse concevable et d’abord expéri-mentée d’une manière ou d’une autre dans la vie des individus, il n’y a pas non plus de perspectives.

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C’est un des caractères du mouvement étudiant actuel comme mouvement de génération, que les jeunes gens de vingt ans ne semblent avoir aucune représentation de leur propre avenir dans l’histoire : cela se manifeste depuis l’adoption du slogan « no future » jusqu’à l’indifférence totale à la menace atomique qui les concerne pourtant en priorité. Cela tient peut-être en partie à l’état général du monde occidental contemporain dans lequel le mouvement semble être réduit à (ou monopolisé par) l’accroissement monstrueux des techniques et les agissements économico-monétaires qui en sont le mo-teur, tandis que l’histoire comme histoire des hommes semble s’être immobilisée comme par enchantement. Mais il faut ajouter, pour ce qui concerne la France, que les aînés immédiats de la nouvelle génération n’ont guère autre chose à transmettre comme expérience que celle de 1968, qui était déjà fortement marquée par l’illusion. Enfants d’adultes qui avaient fait le silence sue eux-mêmes pendant la guerre d’Algérie, et dont les parents à leur tour avaient fait silence sur eux-mêmes pendant la Guerre et l’Occupation, les jeunes gens de 1968 signifiaient déjà qu’ils avaient perdu le sens des réalités quand ils criaient « C.R.S.= S.S. ». Si on ne sait pas que la France contemporaine n’est ni l’Allemagne des années 1930, ni le Chili d’aujourd’hui, on est très mal parti pour s’orienter dans ce qui se passe. On comprend mieux à partir de là comment les jeunes manifestants de décembre pouvaient avoir la naïveté, ahurissante même compte tenu de leur âge, de s’étonner que la police n’hésite pas à les charger. Leur stupeur, tout à fait authentique, est exactement le symétrique in-verse du « C.R.S.= S.S. » de leurs aînés et témoigne de ce que leur représentation des rapports de force n’a rien à voir, elle non plus, avec la réalité de ces rapports.

Peut-être est-ce en fin de compte cet immense flottement qui donne sens à ce qui frappe d’emblée dans le mouvement de décembre pris comme un tout et vu de l’extérieur : d’une part le besoin impérieux et brut de seulement être ensemble dans une convivialité qui crée pour un temps l’illusion qu’on est effectivement ancré quelque part dans le monde, d’autre part le discours inquiet mais informe qui reprend à son compte, dans un mouvement proprement suicidaire, les orientations préfabriquées dans l’idéologie, et où gisent précisément les racines du mal.

7

Si l’absence de perspectives fait accepter le jargon obligé des opinions attribuées aux individus par les sondages, et parmi lesquelles chacun fait semblant de reconnaître la sienne, l’ensemble de ce processus présuppose et renforce constamment la passivité des citoyens : ceux-ci sont invités à évaluer positivement ou négativement aussi bien des personnages déjà en place que d’autres qui n’aspirent encore qu’à y être, aussi bien des décisions déjà prises que d’autres seulement projetées. Cette manière de mettre sur le même plan ce qui est déjà advenu et ce qui ne l’est pas encore, indique très clairement ce qu’est devenu le corps des citoyens : un public, qui a pour nom « l’Opinion ». Et si ce public s’est si bien habitué à ne plus jamais faire irruption sur la scène, et à borner toute son activité à applaudir ou à siffler, c’est que depuis un certain temps déjà il ne voit plus du tout ce qu’il aurait à y faire, sur la scène. Il ne peut plus vouloir que la pièce change d’orientation, puisque toute orientation est devenue presque impossible à concevoir. Et quant à savoir ce qu’il y a à penser de la manière dont la pièce se joue, on sait bien qu’au fond cela n’a pas une extrême importance, et on le trouve d’ailleurs exposé de manière simple et accessible dans la presse, où il y a peu de choix ; pratiquement il ne subsiste de diversité que dans la presse écrite, où le choix se fait selon une tradition d’appartenance de classe plus ou moins vivace. Mais celle-ci, juste-ment, a tendu à s’atténuer fortement durant une longue période d’abondance désormais révolue où les clivages de classe s’effaçaient peu à peu devant les mirages et les réalités de la consommation facile. Durant cette période, le syndicalisme ouvrier organisé n’a pas connu de déclin quantitatif, mais son recrutement et la na-ture de son action ont changé. Les plus « durs », qui formaient l’encadrement syndical de la classe ouvrière avant, et pen-dant un certain temps après la Seconde Guerre mondiale, ont cédé la place aux moins « durs », prêts à se comporter en « partenaires » sociaux. Or la notion de « partenaire » social est un de ces leurres auxquels l’abondance a pu donner une solide apparence de réalité. Les rapports sociaux ne peuvent en effet se représenter comme un jeu, et qui plus est un jeu dans lequel les joueurs se comportent « correctement », que si la réalité de l’exploitation peut elle-même être représentée comme une fiction. Cela devient possible non seulement lorsque l’exploitation est contre-balancée par le plein emploi et un accès facilité aux biens de consommation, mais surtout lorsque le contraste entre la situation actuelle de l’exploité et sa situation passée est si grand qu’il ferait presque croire que la situation actuelle ne mérite plus le nom d’exploitation.

On peut penser par exemple que l’un des facteurs qui ont faussé l’issue (et probablement aussi le déroulement) des grè-ves ouvrières de 1968 c’est que, à la différence de ce qui s’était passé en 1936, ce qui était revendiqué, et qui fut obtenu presque sans coup férir, était ni plus ni moins une part du gâteau : les accords de Grenelle ne comportaient à proprement parler aucun droit nouveau, si on met à part le droit à la formation continue : droit ambigu puisque, s’il est bien accordé aux travailleurs, il est entendu qu’il leur est accordé principalement sur la base du profit que peuvent en tirer les entrepri-ses. Par ailleurs ces accords mettaient en marche le processus du partenariat, qui est la négation même de tout conflit et donc de toute victoire sociale réelle, puisque tout le monde s’y accorde sur le principe fondamental qui veut qu’on ne change pas les règles du jeu. Dans les jeux qui se respectent, les règles ne changent pas en cours de route, et surtout pas au gré d’un partenaire qui en déciderait ainsi. Dans le prétendu jeu social on feindra donc que les règles, loin d’avoir été établies par et pour l’un des partenaires, et éventuellement modifiées sous la menace de l’autre, ont une existence neutre et autonome à laquelle, pour cette raison même, chaque joueur est contraint de se plier. Cela est si vrai que ces règles s’appellent désormais des « impératifs » - « impératifs » d’autant plus contraignants qu’ils sont « économiques », et que personne absolument n’a sur eux aucune prise. Ces impératifs sont même si superbement objectifs et indifférents aux avatars de l’action humaine qu’ils font l’objet d’une science dont presque personne ne se permet d e mettre en doute la rigueur. L’idée maîtresse du jeu consiste donc à faire de nécessité (économique) vertu (sociale), alors même qu’on a souvent lieu de soupçonner que ce qui se passe en réalité, c’est que certains font de vertu nécessité, en déguisant ce qui est bon (pour eux) en ce qui est inévitable (pour tout le monde sans distinction de classes).

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Les grèves ouvrières de décembre et janvier dernier ont, pour la première fois peut-être, provoqué un effet de scandale au sens le plus plein de ce terme. Cet effet est nouveau : non que les grandes grèves qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier aient jamais été bien reçues ailleurs que dans la clase ouvrière et elles étaient, il y a encore trente ans, réprimées bien plus sauvagement que maintenant. Simplement, il n’y avait pas scandale parce que le prolétaire était l’ennemi, on savait qu’il n’y avait rien à attendre de lui, qu’il parlait une autre langue, et plus précisément ne comprenait que le langage de la force. Mais la mise en place de l’idéologie de la modernité avait changé cette simple et saine vision des choses. La modernité est, comme chacun sait, une chose très obscure et compliquée, excellente en même temps qu’impitoyable dans ses exigences. Elle a d’une certaine manière, remplacé le Progrès auquel elle est pourtant intimement liée, peut-être parce que le Progrès implique encore, malgré tout, l’idée d’un changement orienté, même si celui-ci se réduit la plupart du temps aux misères de la technologie. L’avantage de la Modernité sur le Progrès, c’est qu’après elle il n’y a rien : nous y sommes installés pour toujours, c’est là le premier point et le plus important. Le propre de la Modernité est en effet l’installation, qui se donne pour définitive, sous le signe de l’accroissement sans fin, de la même chose : produits et pro-fits. Cet accroissement se présente comme une loi de la nature, à cette différence qu’il combine avec le caractère inexora-ble des lois de la nature une bonté intrinsèque, laquelle fait l’objet d’une croyance farouche et très surveillée, insensible à tous les démentis que la misère de nos vies quotidiennes lui infligent. Compte tenu de son contenu, la Modernité est donc orientée de manière exclusive vers la réalisation d’objectifs techno-économiques qu’on ne peut pas ne pas vouloir attein-dre, dès lors qu’on a admis qu’on était dans la modernité, qu’il était bon d’y être, et qu’on ne pouvait pas d’ailleurs faire autrement. Devant ces objectifs, tout doit de plier, et c’est pour cette raison que le libéralisme sauvage, la compétition glo-rifiée, l’impitoyable vulgarité du commerce généralisé sont modernes, et donc bons. C’est pour cette raison aussi qu’il a fallu transformer la culture et répandre sous ce nom un immense système d’abrutissement publicitaire, qui présente le double avantage de détruire les zones de résistances traditionnelles en même temps qu’il amarre solidement dans les consciences, ou ce qui en reste, la soumission à l’unique, obsédant, terrorisant, impératif économique. L’ensemble des moyens mis au service de ce travail d’annihilation est tel qu’on pouvait croire la partie gagnée, en particulier du côté de ceux qui paient toujours tout infiniment plus cher que tous les autres, et dont l’adhésion à la croyance aux impératifs im-porte au plus haut point : les prolétaires.

Et les voilà justement qui, de la manière la plus imprévue – car après tout c’était eux dont on semblait avoir obtenu qu’ils se saoûlent de télé, d’autoroutes et de caravanes jusqu’à n’en plus pouvoir -, les voilà donc qui déclarent, avec une obsti-nation de mules, que la crise et les impératifs, à partir de maintenant, ils ne veulent plus en entendre parler, et qu’on ne les aura plus en essayant de leur faire manger de ce pain-là. Scandale. Que la rupture – même éphémère – du consensus, vienne de la classe ouvrière, cela n’a pourtant rien de si étonnant. En premier lieu parce qu’on ne voit pas où, dans le monde du travail ouvrier, pourrait « accrocher » le discours moderniste sur les bienfaits de la compétition : à qualification et à poste égal, tout le monde est logé à la même enseigne, et la seule forme de compétition concevable lorsqu’il s’agit d’un travail soumis aux impératifs de la productivité est la concurrence dans l’obéissance aux cadences, aux ordres, à l’esprit de maison, aux chefs. Tout cela peut à la rigueur s’obtenir par la force (quelles qu’en soient les formes, y compris le chantage au licenciement) – mais certainement pas en essayant de faire croire aux travailleurs que chacun d’eux est à lui tout seul une petite entreprise, assurée de croître et de s’enrichir à la seule condition d’écraser les autres en produisant plus, plus vite et moins cher. Car si un ouvrier dépasse les cadences et reçoit pour cela une prime, de deux choses l’une : ou bien cette prime ne représente rien d’autre que le paiement occasionnel, à un tarif déterminé, d’un surcroît de travail, et elle n’a en aucune manière la signification d’un bénéfice ; ou bien la cadence nouvellement atteinte est érigée en norme, et l’ouvrier peut et doit alors accepter d’assumer des tâches marginales (de gestion en particulier) qui viennent s’ajouter à sa tâche principale : seule l’entreprise y gagne. Que l’on ait voulu, par exemple, soumettre la carrière des conducteurs de trains de la S.N.C.F. au « mérite » signifiait très simplement qu’on exigeait d’eux qu’ils choisissent : ou bien un travail accru pour le même salaire (c’est-à-dire une carrière aux étapes inchangées) mais soumis à la condition du « mérite », ou bien une diminution de salaire (c’est-à-dire une carrière aux échelons terminaux moins élevés). Dans ce cas on a encore vu s’ajouter au mensonge sur le « mérite » la remise en cause d’un principe qui constitue une garantie essentielle de la dignité de la personne dans le travail salarié : celui qui veut que soit pris en compte dans le salaire le temps qu’un individu a globalement consacré au travail tout au long de sa vie, du moins dans les secteurs où le travail n’est pas fondé sur la hiérarchie et la compétition. Si ce principe est abandonné – et on le voit en ce moment attaqué de tous côtés souvent au moyen d’exemples caricaturaux choisis à dessein hors de la classe ouvrière – cela voudra dire que la notion de « vie du travail », celle-là même qui fonde l’orgueil des vieux ouvriers, n’aura plus désormais aucun sens : l’existence des travailleurs salariés ayant littéralement volé en miettes, chacun d’eux se trouvera dans la situation de devoir « repartir à zéro » , sans rien derrière lui, à chaque moment de sa vie. L’inhumanité profonde d’un tel projet se retrouve identique dans une modification de plus en plus souvent envisagée, et qui finira sans doute par s’imposer, du système des retraites : au lieu que, comme c’est le cas maintenant, les travailleurs en activité paient globalement pour ceux qui ont consacré leur vie au travail avant eux (et les ont élevés), chacun thésauriserait pour soi-même et selon ses possibilités de quoi vivre, ou survivre, pour le temps de sa vieillesse. C’est alors la base d’une solidarité minimale du corps social comme telle qui éclate. Et, si d’un côté, comme il est à craindre, l’ancienneté, objet de tant de sarcasmes libéraux, finit par ne plus rien valoir, et que de l’autre la prise en charge collective des retraités par les travailleurs actifs est abandonnée, la seule unité, et donc le seul sens, de chaque vie de travail individuelle, ne pourra plus lui venir que de l’accumulation solitaire du pécule pour les vieux jours.

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Si on prend maintenant l’autre discours antigrèves typique, celui dans lequel il n’est plus demandé à chaque ouvrier d’être pour soi-même sa propre entreprise, mais à tous de s’identifier à « leur » entreprise (discours plus classique mais qui fait toujours mouche) – il doit, pour être cohérent, inclure l’exigence du sacrifice éventuel de l’emploi lui-même ; dans une période de licenciements massifs comme celle que nous vivons, cette exigence s’énonce explicitement comme un devoir : celui d’accepter son propre licenciement pour sauver l’entreprise et les emplois des autres. Conception bien pa-tronale de la solidarité ouvrière, qui feint de traiter l’emploi comme une donnée naturelle au même titre que la pluie ou la sécheresse : de même que, lorsqu’une calamité s’abat sur un groupe il est de toute nécessité que certains meurent pour que d’autres puissent vivre, de même lorsque l’emploi se fait rare, ceux qui refusent de lâcher le leur condamnent tous les autres à la misère. Le même type de raisonnement se retrouve à un autre niveau, où ce n’est plus la seule classe ouvrière, mais le corps social entier qui se trouve concerné. La prémisse en est la suivante : « Le « système » est fragile et si vous (ouvriers) y touchez, tous les autres (non ouvriers) en pâtiront. »

Dans le premier cas, l’appel à la solidarité ouvrière pour contraindre les intéressés à accepter des conditions de travail de plus en plus précaires et l’humiliation d’occuper un emploi par privilège, cet appel peut difficilement être entendu des ou-vriers eux-mêmes, et il est essentiellement destiné à dresser contre eux le reste de la population. Car on a beau tout faire pour les en empêcher, les ouvriers ont une certaine connaissance, que le « public » ne peut pas avoir, de l’entreprise où ils travaillent : les ouvriers et employés de la S.N.C.F. connaissent par exemple les sommes astronomiques englouties en « campagne de prestige » sans autre bénéfice que celui d’engraisser jusqu’à l’éclatement les entreprises publicitaires. Les employés des postes savent qu’ils travaillent pour un organisme qui gagne beaucoup d’argent et le place – en prêts – à l’extérieur ; quant aux ouvriers du secteur privé, s’ils ne savent pas toujours clairement que les grosses entreprises font fi-ler d’immenses investissements potentiels dans les circuits de la finance mondiale, ils connaissent la gabegie qui règne dé-jà immédiatement autour d’eux et qui leur donne une idée, inexacte peut-être dans son contenu, mais juste comme pres-sentiment, de ce qui se passe dans les sphères où ils n’ont aucun accès.

Quant à l’idée qu’un jour de grève de plus ou une revendication satisfaite pourraient menacer le « système » tout entier, admettons un instant qu’elle ait ne serait-ce qu’une apparence de vraisemblance. Elle implique que la classe ouvrière, en défendant des intérêts propres, en menacerait d’autres dont la défense serait exactement aussi fondée. Une telle représen-tation des rapports de classe passe simplement sous silence e fait que le mot « intérêt » recouvre des choses radicalement différentes selon qu’il désigne d’un côté la défense de ressources simplement suffisantes à assurer la subsistance et cher payées par le travail irrémédiablement pénible de la production, de l’autre la défense de privilèges dont on parle rarement comme tels, et qui vont de celui, déjà énorme, de simplement ne pas être dans la production, à celui de s’en nourrir plus ou moins grassement. Il suit évidemment de ces considérations élémentaires que, même si le « système » menaçait de s’écrouler par la faute des ouvriers en grève, les premiers à payer l’addition, et à la payer, naturellement et comme tou-jours, plus cher que tous les autres, seraient les ouvriers eux-mêmes.

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Pour toutes ces raisons les ouvriers sont encore les mieux placés, en dépit des pressions dont ils sont l’objet comme tout le monde, pour ne pas être totalement engloutis dans le bain culturel homogène où les méfaits de la crise (sans compter ceux des grèves, du froid et du prix du pétrole) jouent un rôle d’épouvantail unificateur. Du même coup (et si on met à part des individus isolés qui n’arrivent pas à se retrouver entre eux, parmi lesquels ceux-là mêmes justement à qui il arrive d’ « aller à la manif » en désespoir de cause, la seule prise de conscience active des leurres de la propagande qui se soit manifestée depuis longtemps revient aux grévistes ouvriers. Mais il faut reconnaître en même temps que les perspectives sont plutôt sombres. Tout se passe comme si, à l’apogée de l’internationalisme économique et financier correspondait le point le plus bas de l’internationalisme ouvrier, et un degré maximal de fermeture des mouvements sur eux-mêmes. On l’avait déjà vu lors des grèves des sidérurgistes lorrains et des mineurs anglais : les mouvements sont très durs, mais ils ne disposent que de peu de forces autres que de celles qui leur viennent du pouvoir des individus de dire non et de résister. L’absence de solidarité ouvrière au moins manifeste (même si un début de solidarité effective a accompagné la récente grève des cheminots) tient en premier lieu à ce que les appareils syndicaux qui devraient assurer la liaison, sont eux-mêmes très en retrait dans ces mouvements, certains d’entre eux – et la C.F.D.T. plus encore que tous les autres – travaillant depuis ds années à liquider l’idée que notre organisation sociale est fondée sur l’exploitation. A cela s’ajoute l’assurance d’un pouvoir qui peut se permettre d’éviter toute violence ouverte qui finirait par lui nuire, grâce à la mobilisation d’une opinion publique à laquelle, jusqu’à présent du moins, on a pu faire accroire sans trop de difficultés que ses intérêts (les intérêts de l’opinion !) étaient contraires à ceux des grévistes. Si on met à part les troupes du R.P.R. et du F.N. toujours prêtes par définition à marcher contre les grévistes, la propagande officielle atteint probablement son maximum d’efficacité dans les couches de la population touchées ou menacées par le chômage – non pas exactement d’ailleurs les ouvriers occupant un emploi qualifié et menacés de licenciement, mais les masses énormes de jeunes gens qui, toutes classes confondues, n’ont reçu aucune véritable formation (et parmi eux une grande partie des titulaires d’une inscription à l’université , à l’exclusion de la minorité qui étudie), ainsi que tous les chômeurs et détenteurs d’emplois sans métier bien défini. C’est entre cette population-là et la classe ouvrière active que peut passer aujourd’hui – qu’on cherche à faire passer, en tout cas, la frontière de la guerre sociale. C’est bien en effet ce qui se produit chaque fois que l’emploi peut être représenté comme un privilège, ce qui suppose bien évidemment que la force de travail, traitée comme une marchandise, arrive sur un marché où l’offre excède la demande. On voit alors la propagande effectuer un retournement remarquable : d’une part le fait d’avoir un emploi est décrit comme s’il s’agissait de la détention d’une propriété privée ; mais d’autre part – une fois n’est pas coutume – c’est de cette propriété privée-là qu’on n’hésite pas à proclamer ce qui en effet est vrai de toute propriété privée : à savoir que quiconque la détient en exclut autrui.

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Si tout le monde – employeurs et faiseurs d’opinions – s’accorde pour propager une représentation de l’emploi dans la-quelle celui-ci, surtout s’il est le moins du monde garanti, apparaît comme un privilège inouï, il semble qu’en même temps une contradiction soit en train de se faire jour entre les entreprises (certaines d’entre elles au moins) et les pouvoirs publics sur un problème crucial, où se joue en partie l’avenir de la classe ouvrière comme telle : le problème des métiers. En effet, tandis que du côté des universités on proclame à cor et à cris que la « professionnalisation » est à l’ordre du jour, et alors même qu’on sait qu’il ne s’agit de rien d’autre que de rendre des masses d’individus bons à peu près à tout et à rien, on passe sous silence le fait que dans les établissements de formation professionnelle, et pour autant qu’ils sont gérés par les pouvoirs publics et des fonctionnaires pédagogues, tout est fait pour mettre en route un processus de « déprofessionnalisation » : sous couvert d’une « pédagogie de projet » aux allures modernistes et abrités derrière l’autorité scientifique de marchands de recettes psycho-socio-pédagogiques, on propose désormais pour former les futurs ouvriers des objectifs « humanistes » et d’ « épanouissement de l’individu », qui compromettent gravement l’acquisition de tout savoir professionnel véritable. Il s’ensuit que, dans les organismes chargés de la formation professionnelle, cer-tains employeurs et certains salariés se trouvent les seuls à défendre les métiers, tandis que les idéologues de la pédagogie font tout pour les détruire. L’enjeu est clair : en dépit de la robotisation, et en partie même à cause d’elle, les métiers, et même les métiers hautement qualifiés restent indispensables : une entreprise trouvera par dizaines des pseudo-techniciens capables de taper sur un ordinateur, quand il lui faudra des mois, voire des années, pour trouver le tourneur seul capable, après de nombreuses années d’apprentissage et d’expérience , de produire telle pièce ou de réparer telle machine. Or l’existence d’un seul ouvrier d’exception suppose un grand nombre d’excellents ouvriers, sans lesquelles l’esprit même d’invention technique risque de se perdre ; mais l’existence d’hommes de métiers trop nombreux dans une classe ouvrière destinée à comporter de moins en moins de manœuvres est politiquement gênante, exactement de la même manière que serait gênante l’existence en grand nombre de diplômés de l’Université ayant reçu une formation digne de ce nom : car ce qu’il faut viser dans tous les cas, et par des moyens qui ne sont opposés qu’en apparence (une prétendue professionnalisa-tion d’un côté, une déprofessionnalisation masquée de l’autre), c’est la constitution d’une masse de manœuvre aussi déra-cinée que possible, aussi dépourvue que possible de la solidité que donnent toujours des compétences réelles, quelles qu’elles soient. D’où l’idée d’un « noyau dur » du monde du travail, caractérisé par sa stabilité et sa qualification, et au-tour duquel graviterait une masse de travailleurs occasionnels. Cela n’est évidemment pas sans danger : la France n’a pas, comme les Etats-Unis les moyens d’acheter des compétences intellectuelles et techniques à l’étranger, et aucune infras-tructure industrielle moderne ne peut sans doute résister longtemps à une excessive rareté de haute qualification ouvrière.

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Si les étudiants dans leur ensemble n’ont pas l’air de se rendre compte que les métiers qu’on leur propose sont des leurres, c’est sans doute parce que le parcours même de leurs études semble avoir pour résultat de les rendre à peu près complètement aveugles. Mais c’est aussi parce que leur statut social et leur situation (encore « à la porte » de la vie professionnelle) ne peut pas leur dessiller les yeux, et que la peur de l’avenir dans laquelle on les entretient très complaisamment tout en feignant de les rassurer fait que, pour eux, seul compte « le poste », sa nature et son contenu étant strictement indifférents. Les ouvriers, eux, sont mieux placés pour arriver à découvrir par leurs propres moyens ce que recouvre le discours néo-libéral. Quant aux employeurs, ils sont évidemment partagés entre le besoin d’une main-d’œuvre réellement qualifiée, qui est une condition de survie de leurs entreprises, et la volonté d’en disposer comme d’une masse de manœuvre taillable et corvéable à merci. De là vient que, tout en étant naturellement les premiers bénéficiaires de la propagande moderniste ils résistent, sporadiquement au moins, à la destruction des métiers que cette propagande implique.

Les sanctions dont ont été victimes les cheminots en grève illustrent parfaitement le genre de tactique praticable face à des travailleurs qualifiés, déterminés à la résistance, et encore relativement protégés par leur statut : ni la violence, ni les licenciements en masse, mais, outre la réprobation générale induite par une propagande parfaitement mensongère, la punition individuelle, particulièrement bien adaptée à la situation actuelle d’isolement des différents secteurs de la produc-tion. Il est notable que les cheminots, qui ont conduit, comparativement aux salariés de l’E.D.F. et des P.T.T., la grève la plus longue et la plus dure, ont globalement obtenu moins qu’eux, et ont été davantage frappés par les sanctions. En ce qui concerne les étudiants, l’idée même de sanctions pour faits de grève eût semblé surréaliste, et leurs revendications ont été toutes satisfaites. Ce simple rapprochement suffit à donner une idée du poids respectif des enjeux sociaux dans les deux mouvements, si uniformément présentés comme le simple prolongement l’un de l’autre. Mais les enjeux idéologiques ont sans doute pesé plus lourd dans la balance : encore une fois, l’isolement des ouvriers était trop grand pour faire craindre dans l’immédiat un ébranlement social profond, et l’absence de perspective du mou-vement était malheureusement assez claire. En revanche, la voix discordante que ce mouvement a élevée dans l’harmonieux concert d’opinions de notre totalitarisme démocratique en formation, ne pouvait ni ne devait être tolérée, au risque de voir l’esprit de négation se répandre.


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