Explosion des solidarités, uniformité, solitude

La civilisation urbaine remodelée par la flexibilité
samedi 24 octobre 2009
par  administrator

Par RICHARD SENNETT in Le Monde diplomatique, fev 2001 Pages 24 et 25

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On y cherchait l’anonymat, la diversité, cette liberté de rencontres que procure la proximité de l’inconnu. Mais les villes étaient aussi des lieux de combat collectif et de solidarité. En invoquant la fin des hiérarchies, une organisation du travail « flexible », les nouvelles formes de production risquent de remettre en cause ce qui rendait les villes attachantes. Car, pour faciliter le nomadisme des classes supérieures détachées du destin commun, commerces et architectures se standardisent, l’engagement cède le pas à la distance. Les villes vont-elles cesser d’être des lieux inattendus ?

Il arrive que les villes soient mal administrées, rongées par la criminalité, sales et délabrées. Nombreux sont ceux qui estiment pourtant que l’on gagne à y vivre, même dans les plus épouvantables. Pourquoi ? Parce qu’elles ont la capacité de faire de nous des êtres humains plus complexes. Une ville est un lieu où les gens peuvent apprendre à vivre avec des inconnus, à partager des expériences et des centres d’intérêt non familiers. L’uniformité abrutit, tandis que la diversité stimule l’esprit.

La ville offre aussi à ceux qui l’habitent la possibilité de développer une conscience d’eux-mêmes plus riche. Ils ne sont pas simplement banquiers ou balayeurs, afro-antillais ou anglo-saxons, anglophones ou hispanophones, bourgeois ou prolétaires : ils peuvent être l’un ou l’autre, ou tout cela en même temps, voire plus. Ils ne sont pas assujettis à un schéma identitaire figé. Les gens peuvent développer des images multiples de leur identité, en sachant que ce qu’ils sont varie en fonction des personnes qu’ils fréquentent. C’est là le pouvoir de la diversité : libérer de toute identification arbitraire.

Lorsque l’écrivaine Willa Cather débarqua en 1906 dans Greenwich Village à New York - après avoir été hantée, dans l’Amérique provinciale, par la crainte que son homosexualité puisse être découverte -, elle écrivit à une amie : « Enfin, dans cet endroit indéchiffrable, je peux respirer. » Si en public le citadin peut porter un masque impassible et dans la rue se comporter avec indifférence à l’égard des autres, il n’en est pas moins stimulé en privé par ses contacts étrangers. Et ses certitudes sont ébranlées par la présence des autres. Cependant, la ville n’assure pas toujours ces avantages. Une des grandes questions posées par la vie urbaine est de savoir comment faire interagir effectivement toutes les complexités qu’elle recèle - afin que les gens deviennent plus cosmopolites - et faire des rues surpeuplées des lieux de prise de conscience de soi plutôt que des espaces de peur. Le philosophe Emmanuel Lévinas parlait de « proximité de l’inconnu », et l’expression traduit bien l’aspiration que nous devrions avoir en concevant nos cités. A cet égard, les architectes et les urbanistes se voient confrontés à de nouveaux défis. Car la mondialisation a bouleversé le mode de production qui permet aux salariés de travailler de manière plus flexible, et les contraint à vivre la ville autrement. Au XIXe siècle, le sociologue allemand Max Weber comparait l’organisation moderne de l’entreprise aux organisations militaires. Elles fonctionnaient sur le même principe de la pyramide, avec le général ou le patron au sommet et les soldats ou les ouvriers à la base. La division du travail réduisait les risques de doublons et attribuait à chaque groupe de travailleurs de la base une fonction spécifique. Ainsi, au sommet, le dirigeant de l’entreprise était-il en mesure de décider du fonctionnement des chaînes de montage ou des bureaux, exactement comme un général pouvait commander stratégiquement des patrouilles très éloignées. En outre, au fur et à mesure que la division du travail s’imposait, la demande en travailleurs diversement qualifiés augmentait plus rapidement que la demande en dirigeants.

En ce qui concerne la production industrielle, la pyramide de Weber s’incarna dans le fordisme : une sorte de micro-organisation militaire du temps et de l’activité du travailleur, élaborée au sommet par quelques experts. L’usine de construction automobile de General Motors à Willow Run, aux Etats-Unis, en fut l’illustration la plus claire. Il s’agissait d’un édifice d’à peu près 1,5 kilomètre de long sur 400 mètres de large, dans lequel l’acier et le verre entraient d’un côté pour ressortir de l’autre sous forme de voiture. Seul un système de travail strict et organisé pouvait coordonner la production sur une si grande échelle. Dans le secteur tertiaire, l’organisation fortement structurée d’entreprises comme IBM dans les années 1960 s’apparentait à ce processus industriel. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, les entreprises ont commencé à se révolter contre le triangle webérien. On chercha à « délayer », à supprimer certains niveaux administratifs (en utilisant les nouvelles technologies de l’information pour remplacer les bureaucrates), et à faire disparaître la pratique de l’activité fixe pour lui substituer des équipes travaillant sur le court terme et à des tâches spécifiques. Dans cette nouvelle stratégie, les équipes entrent en compétition les unes contre les autres, en cherchant à répondre aussi rapidement que possible aux objectifs fixés par le sommet de la hiérarchie. Il n’est plus question que chacun occupe une place spécifique dans une chaîne de commande bien définie. On assiste à une duplication des tâches : les différentes équipes se confrontent pour faire le même travail plus vite et mieux. L’entreprise peut ainsi mieux répondre aux évolutions de la demande.

Les apologistes du nouveau système de travail prétendent aussi qu’il est plus démocratique que l’ancienne organisation. C’est absolument faux. La pyramide webérienne a été remplacée par un cercle, au centre duquel un petit nombre de dirigeants prennent les décisions, fixent les tâches et évaluent les résultats. La révolution de l’information leur a offert un contrôle sur la marche de l’entreprise plus immédiat que dans l’ancien système. Les nouvelles équipes travaillant à la périphérie du cercle sont désormais libres de répondre aux objectifs de production décidés par le centre, libres de décider des moyens d’accomplir leur tâches en compétition les unes avec les autres, mais elles ne sont pas plus libres de déterminer ces tâches mêmes.

Dans le schéma de la pyramide webérienne, on se voyait récompensé d’avoir effectué son travail aussi bien que possible. Dans le cercle avec centre, la récompense est attribuée aux équipes qui l’emportent sur les autres. « Le gagnant ramasse la mise » : c’est ainsi que l’économiste Robert Frank appelle ce système. L’effort pur n’est plus désormais récompensé. Pour Frank, cette nouvelle formule contribue à aggraver les inégalités de salaires et de primes au sein des entreprises qui préconisent la flexibilité.

« Pas de long terme »

LE mot d’ordre de ces lieux de travail flexible est : « Pas de long terme ! » Les plans de carrière ont fait place à des emplois qui consistent à effectuer des tâches spécifiques et limitées. Quand la mission prend fin, l’emploi est souvent supprimé. Dans le secteur des hautes technologies de la Silicon Valley, la durée moyenne d’un emploi est de huit mois. Les gens changent constamment de partenaires professionnels. Les théories modernes de la gestion d’entreprise prétendent que la « durée de consommation » d’une équipe ne doit pas dépasser un an.

Ce modèle ne domine pas encore le monde du travail. Il ne représente que l’angle d’attaque pour une évolution : aucune nouvelle entreprise ne veut plus pratiquer l’emploi à durée indéterminée. Mais la flexibilité n’entraîne pas plus la fraternité qu’elle ne promeut la démocratie. Il est difficile de se sentir engagé envers une entreprise dont la nature n’est pas bien définie ; difficile d’agir loyalement envers une institution instable qui ne fait preuve d’aucune loyauté envers vous. Les dirigeants d’entreprise découvrent que le manque d’implication se traduit par une baisse de la productivité et par une certaine indifférence vis-à-vis de la notion de confidentialité.

L’absence de fraternité qui s’explique par le principe du « pas de long terme » est un phénomène bien plus subtil. Le travail sur une tâche spécifique fait peser sur les salariés une énorme pression, et les réclamations des équipes battues signent l’acte de décès du travail en commun. Répétons-le, une confiance informelle met du temps à se développer ; il faut apprendre à connaître les gens. Une présence simplement temporaire dans une entreprise pousse à garder ses distances et à ne pas s’impliquer, puisqu’on n’y restera pas. D’ailleurs, cette absence d’implication mutuelle est l’une des raisons pour lesquelles les syndicats ont tant de mal à mobiliser les travailleurs dans les industries ou entreprises (type Silicon Valley) qui pratiquent la flexibilité. La fraternité comme destin partagé, ensemble durable d’intérêts communs, a été affaiblie. Socialement, le système du court terme engendre un paradoxe : les gens travaillent intensément en subissant une énorme pression, mais leurs relations aux autres demeurent curieusement superficielles. Ce n’est pas un monde dans lequel l’engagement réel vis-à-vis des autres a beaucoup de sens, sur le long terme.

La flexibilité du capitalisme a les mêmes effets sur la ville que sur le lieu de travail. De même que la flexibilité du système de production entraîne des relations plus superficielles au travail, de même ce capitalisme entraîne un système de relations superficielles et distantes dans la cité. Cela se présente sous trois formes. La plus évidente est l’attachement physique à la ville. Les taux de mobilité géographique sont très élevés chez les travailleurs qui connaissent la flexibilité. L’intérim est le seul secteur du marché du travail en croissance rapide, entraînant pour les salariés nombre de déménagements. Dans des sphères plus élevées de l’économie, les cadres déménagent aussi fréquemment que par le passé, mais cette mobilité était d’une autre nature. Ils restaient pris dans la routine de l’entreprise, et cette dernière déterminait exactement leur place, leur trajectoire, et peu importait l’endroit où ils se trouvaient sur la carte. C’est justement ce lien que brisent les nouveaux modes de travail. Certains spécialistes des études urbaines prétendent que pour cette élite le mode de vie dans la ville a plus d’importance que leurs emplois. Certains quartiers chics, offrant restaurants à la mode et services spécifiques, remplaceraient même l’entreprise comme point d’ancrage.

La seconde expression du nouveau capitalisme est la standardisation de l’environnement. Il y a quelques années, le dirigeant d’une grande entreprise du secteur de la nouvelle économie, au cours d’une visite du Chanin Building à New York, un palace Arts déco avec des bureaux ultramodernes et des espaces publics splendides, déclara : « Cela ne nous conviendrait pas, les gens pourraient s’attacher exagérément à leurs bureaux, ils pourraient se les approprier. »

Le bureau du travail flexible n’est pas censé être un lieu dans lequel on nidifie. La structure administrative des entreprises flexibles nécessite un environnement physique qui puisse être rapidement reconfiguré. A l’extrême, le « bureau » se réduit à un terminal. Le caractère neutre des nouveaux bâtiments résulte aussi de leur valeur d’échange comme unités d’investissement. En effet, pour que quelqu’un, à Manille, puisse plus facilement acheter ou vendre quelque dix mille mètres carrés d’espace à Londres, cet espace lui-même doit avoir l’unité et la transparence de la monnaie. C’est pourquoi les principes architecturaux de base des édifices de la nouvelle économie relèvent de ce qu’Ada Louise Huxtable appelle l’« architecture-enveloppe » : extérieur de l’édifice surchargé d’ornementation, espaces intérieurs toujours plus neutres, standardisés, susceptibles de reconfiguration immédiate.

Le phénomène de l’« amant passif »

PARALLÈLEMENT à cette « architecture-enveloppe », nous assistons à la standardisation de la consommation publique : un réseau mondial de magasins vendant les mêmes biens dans les mêmes genres d’espaces, que ce soit à Manille, à Mexico ou à Londres. Il est difficile de s’attacher à une boutique spécifique de la chaîne Gap ou Banana Republic ; la standardisation produit l’indifférence. Autrement dit : le problème de la loyauté institutionnelle sur le lieu de travail, qui commence à inquiéter les dirigeants - il n’y a pourtant pas si longtemps enthousiastes inconditionnels de la restructuration permanente des entreprises -, trouve son équivalent dans le rapport concret du public urbain à la consommation. La fidélité et l’attachement envers des lieux spécifiques se dissolvent sous l’effet de ce nouveau système. Les villes cessent de proposer l’inconnu, l’inattendu, le stimulant. De la même façon, les acquis d’une histoire partagée ou d’une mémoire collective s’effacent devant la neutralité de ces espaces publics. La consommation standardisée attaque les références locales au même titre que le nouveau lieu de travail mine la mémoire intériorisée, partagée par les travailleurs.

La troisième expression du nouveau capitalisme est moins visible. La flexibilité, le travail effectué sous la pression désorientent profondément la vie familiale. Les clichés habituellement véhiculés par la presse - enfants laissés à eux-mêmes, adultes stressés, déracinement géographique - ne touchent pas au coeur de cette perte de repères. En fait, les codes de conduite qui régissent le système moderne du travail détruiraient les familles s’ils s’appliquaient au cercle familial : ne pas s’engager, ne pas s’impliquer, penser à court terme. Le rappel des « valeurs familiales » par l’opinion publique et les politiciens a bien plus qu’une simple résonance droitière. C’est une réaction, certes élémentaire mais profondément sincère, devant les menaces qui pèsent sur la solidarité familiale dans la nouvelle économie. Christopher Lasch présente la famille comme un « paradis dans un monde sans coeur ». Cette image prend d’autant plus d’importance quand le travail devient en même temps plus précaire et plus exigeant en termes de disponibilité des adultes. L’un des effets de ce conflit, assez bien étudié, sur les employés d’âge moyen, c’est le retrait des adultes de la participation à la vie civique, pris comme ils le sont dans la lutte pour stabiliser et organiser leur vie familiale. Cette participation à la vie civique demande, elle aussi, un temps et une énergie dont le foyer ne dispose pas toujours.

Cela amène à parler d’un des effets de la mondialisation sur les villes. La nouvelle élite mondiale, exerçant dans des villes telles que New York, Londres ou Chicago, évite le champ politique urbain. Elle veut bien mener ses activités dans la cité, mais refuse de la diriger ; c’est un système de pouvoir sans responsabilité.

A Chicago, en 1925 par exemple, les pouvoirs politique et économique étaient inséparables. Les présidents des 80 entreprises les plus importantes de la ville siégeaient aux conseils d’administration de 142 hôpitaux et composaient 70 % des conseils des collèges et universités. Les recettes fiscales provenant de 18 entreprises nationales sises à Chicago contribuaient à hauteur de 23 % au budget municipal. Par contraste, à New York aujourd’hui, rares sont les dirigeants de firmes mondiales qui siègent dans les conseils des institutions scolaires, et aucun d’entre eux ne siège aux conseils d’administration des hôpitaux. En outre, on connaît assez bien la manière dont des entreprises multinationales sans attaches telles que la News Corp. (de M. Rupert Murdoch) s’arrangent pour échapper aux taxes, qu’elles soient locales ou nationales.

Cette évolution s’explique par le fait que l’économie mondiale n’est plus enracinée dans la ville au sens où elle n’est plus sujette au contrôle de la cité. Au contraire, c’est une économie insulaire, au sens strict du terme dans l’île de Manhattan à New York, architecturalement dans des endroits comme Canary Wharf à Londres, qui ressemblent à des forteresses d’un autre âge. Comme les sociologues John Mollenkopf et Manuel Castells l’ont démontré, cette richesse mondiale ne se répand ni ne se déverse bien loin au-delà de l’enclave de l’économie mondiale.

D’ailleurs, la politique de cette enclave cultive ce genre d’indifférence envers la ville que Marcel Proust, dans un contexte entièrement différent, appelait le phénomène de l’« amant passif ». Menaçant de s’expatrier n’importe où dans le monde, la firme transnationale se voit offrir d’énormes exemptions fiscales pour être incitée à rester, méthode de séduction avantageuse et rendue possible par l’indifférence apparente que les entreprises affichent à l’égard des lieux où elles s’installent. En d’autres termes, la mondialisation pose un problème de citoyenneté à l’échelon des villes comme à l’échelle des nations. Les villes ne peuvent capter des fonds de ces entreprises, et ces dernières prennent peu de responsabilités en rapport avec leur présence dans la ville. La menace de délocalisation rend possible ce refus des responsabilités. Nous manquons, en conséquence, de mécanismes politiques qui obligeraient les institutions incertaines et flexibles à apporter une juste contribution en échange des privilèges dont elles jouissent dans la cité. Tout cela agit sur la « société civile » urbaine, qui repose sur un compromis fondé sur la séparation mutuelle. C’est-à-dire un accord visant à ne pas s’occuper des affaires d’autrui. C’est une des raisons pour lesquelles, d’un point de vue positif, la cité moderne est comme un accordéon susceptible de s’étendre facilement pour incorporer de nouvelles vagues de migrants ; les espaces de différenciation sont hermétiques. D’un point de vue négatif, le compromis mutuel par la séparation sonne le glas des pratiques civiques - qui exigent la prise en compte des intérêts divergents -, ainsi que la perte de la simple curiosité humaine à l’égard d’autrui.

En même temps, la flexibilité du nouveau lieu de travail engendre un certain sentiment d’incomplétude. Le temps flexible est plus séquentiel que progressif : on travaille sur un projet, puis sur un autre sans aucun lien avec le premier. Pourtant, il n’y a pas de raison que, parce que quelque chose manque dans votre propre existence, vous vous tourniez vers les autres, vers la « proximité des inconnus » (Levinas).

Cela suggère quelque chose quant à l’art de concevoir de meilleures cités. Il nous faut mêler différentes activités dans un même espace, comme l’activité familiale a pu se mêler, à une certaine époque, au lieu de travail. L’incomplétude du temps capitaliste nous renvoie au problème qui a marqué les débuts de la cité industrielle.

Une cité qui a atomisé le domus, cette relation spatiale qui avait, avant l’ère industrielle, combiné famille, travail, espaces publics de cérémonies et autres espaces sociaux moins formels. Nous avons besoin de retrouver le caractère collectif de l’espace pour combattre le temps séquentiel du travail moderne.


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